Vrai faux passeport
8.1
Vrai faux passeport

Moyen-métrage de Jean-Luc Godard (2006)


La vérité est tellement aimée que même les menteurs veulent que ce qu’ils disent soit la vérité.



C’est par cette citation de Saint Augustin que Godard ouvre son film, ou comme il l’appelle sa fiction documentaire sur des occasions de porter un jugement à propos de la façon de faire des films, un exercice de style tout à fait particulier visant à interroger le spectateur sur le rôle que jouent les images et comment l’interprétation que l’on a de celles ci peut paraitre tronquée par un non sens de forme (et/ou de fond), il est question ici de déceler sa vérité.


Godard va alors procéder à une confrontation de deux à trois séquences illustrant un thème précis (ex : Histoire, Torture, Liberté ...), cela peut aller d’un extrait de long métrage au documentaire ou à un simple reportage télé, le tout en les annotant d’un BONUS ou d’un MALUS pour partager sa propre impression, positive et/ou négative, sur les images qu’il diffuse. Le but étant donc d’exposer son point de vue de manière concrète et tranchée, sans se laisser aller comme d’ordre habituel dans une arithmétique verbale, il confie ici après quelques fragments faisant office d’exemples les clés au spectateur pour être lui aussi juge de ce qu’il voit et examine, nous invitant (quitte même à nous obliger) à la critique.


Ce petit entrainement audiovisuel s’avère rapidement très ludique, il suffira de laisser s’écouler les quelques secondes qui séparent notre jugement de celui de Godard pour savoir si notre ressenti est identique au sien, après libre à nous d’en tirer les conclusions qui s’imposent, qu’on soit admirateur de JLG ou non, bien que le réalisateur soit assez rusé pour nous guider vers le bon sens en choisissant judicieusement les fragments où parfois les contrastes sont on ne peut plus saisissants. Le jeu est tel que de prime abord on aurait tendance à anticiper la leçon du maître aux commandes mais force est de constater que l’évidence est assez édifiante pour illustrer le côté sophistiqué de certaines utilisations du cadre et de la mise en scène, du message que ce tout véhicule.


J’ai choisi un exemple frappant :


Sur le thème du "Miracle" Godard montre trois extraits de films, le premier est tiré de L’Évangile selon Saint Matthieu de Pasolini, le second de Ordet de Dreyer et le troisième des Dix Commandements de Cecil B. DeMille.



  • Chez Pasolini la notion de miracle s’opère par un simple
    champ-contrechamp où Jésus libère un infirme de son fardeau, on note
    cette simplicité et ce degré de pureté avec cette utilisation
    gracieuse de la musique, une sorte de force tranquille.
    BONUS

  • Chez Dreyer le miracle se fait dans l’expression des visages de
    la petite fille et des patriarches en réaction à la résurrection de
    Inger, subtilement annoncée par une lente décrispation de ses
    phalanges, là aussi le champ-contrechamp fonctionne admirablement,
    tout comme le rôle de la lumière appuyant la valeur sacrée de la
    scène. BONUS

  • Chez DeMille le miracle du souffle de Dieu invoqué par Moïse
    repoussant l’armée égyptienne se fait par l’utilisation d’un effet
    spécial criard et rendu d’autant plus kitsch par ce technicolor
    baveux, là où le gadget est utilisé pour arriver à ses fins en misant
    avant tout sur le spectaculaire au mépris de la beauté sacralisée que
    le thème inspire. L'acte de faire fermer la marche à cet extrait ne
    lui laissait aucune chance de soutenir la comparaison. MALUS



Dans le "je pense donc je suis" le "je" du "je suis" n’est plus le même que le "je" du "je pense".



Suite à cette auto-citation répondant à Descartes Godard va cette fois laisser le spectateur pendant un court instant seul et unique juge face aux désormais évidences qu’affichent les séquences, les images finissent par parler d’elles-mêmes, bien que cela reste majoritairement un problème de forme et non réellement de fond. Car au final qu’on ai connaissance ou non des extraits l’exercice demeure bienveillant et non moralisateur, Godard ne nous oriente pas nécessairement vers un cynisme présumé envers un certain cinéma ou un certain reportage pour bêtement le démolir, il nous met simplement face à ce qu’il est et comment il peut manipuler sa vérité, nous y réagissons selon notre bon vouloir.


La dernière partie quand à elle se révèle assez ironique en ce qui concerne le rapport au réel, entre fiction et documentaire, télévision et cinéma, ou comment distinguer le vrai du faux quand le faux peut sembler vrai et le vrai peut paraitre faux. Godard pousse jusqu’au bout sa malicieuse manœuvre de diapositives collées bout à bout devant nos yeux fascinés, il faut dire que le montage ne se contente évidemment pas d’un assemblage sobrement classifié, ça serait mal connaitre JLG, tout est remarquablement fluide durant ses 55 minutes au compteur, offrant divers fondus percutants et jeux d’opacité nous invitant dans ce balai en vingt-quatre temps par seconde d’une poésie parfois émouvante.


Vrai faux passeport est donc un film tout à fait particulier, un véritable exercice de style ludique pour appuyer notre sens critique des images, de leur utilisation et de leur rôle, comment nous les percevons et ce qu’elles nous racontent réellement au delà des combines et des ressentiments, Godard nous donne gracieusement le pied à l’étrier pour littéralement lier l’utile à l’agréable.

JimBo_Lebowski
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Jean-Luc Godard et 2016 : Chronologie cinéma

Créée

le 8 mars 2016

Critique lue 1.2K fois

21 j'aime

2 commentaires

JimBo Lebowski

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

21
2

D'autres avis sur Vrai faux passeport

Vrai faux passeport
Moizi
8

Depuis Saint Augustin...

Un film assez particulier, le genre de film que seul Godard peut faire ou ose faire, un film qui montre ce qui est bien, ce qui est mal dans les images de cinéma, de télévision que l'on peut voir...

le 31 janv. 2016

5 j'aime

6

Vrai faux passeport
stebbins
10

Métier(s) attisé(s)

24 photogrammes de jugement par seconde. Godard alias Hans Lucas appelle à comparaître une trentaine de citations cinématographiques jugées vraies ou fausses, bonnes ou mauvaises, morales ou...

le 3 févr. 2020

1 j'aime

Vrai faux passeport
Escient
7

Première fois

On entame la « défloration » du cinéma de Godart avec vrai faux passeport. Un premier visionnage quelque peu déroutant, mais pouvait-il en être autrement ? Après tout, je ne regarde pas ce genre de...

le 25 avr. 2022

Du même critique

Birdman
JimBo_Lebowski
7

Rise Like a Phoenix

Iñárritu est sans aucun doute un réalisateur de talent, il suffit de jeter un œil à sa filmographie, selon moi il n’a jamais fait de mauvais film, de "Babel" à "Biutiful" on passe de l’excellence au...

le 12 févr. 2015

142 j'aime

16

Star Wars - Les Derniers Jedi
JimBo_Lebowski
4

Il suffisait d'une étincelle

Mon ressenti est à la fois complexe et tranché, il y a deux ans je ressortais de la séance du Réveil de la Force avec ce sentiment que le retour tant attendu de la franchise ne pouvait m'avoir déçu,...

le 13 déc. 2017

137 j'aime

18

Taxi Driver
JimBo_Lebowski
10

Le Solitaire

Mon expérience avec Taxi Driver a commencée dans une salle de cinéma de quartier il y a 15 ans, tout jeune lycéen ouvert à l'œuvre des Kubrick, Tarantino, von Trier et autres P.T. Anderson, j’étais...

le 27 oct. 2015

131 j'aime

9