Par la rencontre à priori anodine entre deux homosexuels dans un club gay, Andrew Haigh expose ce point d’impact, qui laisse émerger toutes les failles, entre l’intime et le social au sein de l’identité homosexuelle. À travers les deux personnages de Russell (Tom Cullen) et Glen (Chris New), Week-end renvoie à la dichotomie qui travaille les personnes LGBTQIA+. Il effleure, avec douceur, ce rapport ténu à la norme étant à la fois, pour Russell, un moyen d’appartenir à la société – d’y être accepté du moins – et, pour Glen, un moyen de construire justement une autre logique d’appartenance en conflit frontal avec l’hétéronormativité. Sans complaisance ni jugement pour l’un des deux comportements sociétaux, le cinéaste britannique présente d’ailleurs une communauté gay n’allant pas de soi, mais construite uniquement par une violente histoire oppressive commune. « En gros, ce sont des crétins comme les autres » annonce Glen au fil d’une discussion sur le fait d’être et de faire communauté.


En superposant les deux trajectoires gays, Week-end dédouble sa réflexion sur l’intime (l’identité propre) et le social (le masque social). Entre les murs rassurant d’un appartement surplombant la ville de Nottingham, le cinéaste queer présente le « chez-soi » homosexuel comme un espace sacré, un lieu d’expression pour et par soi. En oscillant entre des séquences intimistes sur l’oreiller et d’autres triviales au travail, l’œuvre témoigne de la manière dont l’homme homosexuel assimile un processus de domination dans lequel il tente de s’inscrire par ses silences (cf. Russell ne contredisant pas la logorrhée machiste de ses collègues) ou par un jeu de mimétisme social. Assumé ou non, chacun défend une même quête avec ou sans regard critique : celle d’un bonheur capitalisé et défini par la « religion » hétérosexuelle. Souffle libertaire limité par ses propres névroses, le personnage de Glen déconstruit même la notion d’attachement amical/familial/amoureux qui, pour lui, n’entraîne qu’immobilisme et impossibilité de changement. En effet, l’autre n’autorise l’individu qu’à être ce qu’il est déjà.


Ce rapport politique à l’intime se retrouve également dans le choix d’Andrew Haigh de situer, et de nommer, son scénario le temps d’un week-end – moment social propice à la désinhibition. Le cinéaste propose deux manières de représenter ses personnages. D’une part, il les accompagne au plus près de leur corps et de leur tendresse lors de scènes témoignant d’un accès à la vulnérabilité de l’autre, par la parole ou par des gestes. Entre ces deux inconnus réunis par le destin, il est question d’être, avant la séparation inévitable, disponible et perméable de manière totale à l’autre, à son récit, son identité et son corps. Le discours autour de la pénétration, qu’on retrouve également dans la série Looking (2014-2016), renvoie d’ailleurs – au-delà de la perception (in)consciemment intégrée de la pénétration comme acte dégradant de soumission prônée par la société patriarcale à l’encontre des femmes et des hommes gays – à ce dernier palier d’une intimité absolue et entière.


De l’autre, Andrew Haigh inscrit ses deux protagonistes dans l’espace public, en plan large ou dissimulés par des représentant.e.s de la société hétéronormée. Derrière la simplicité d’un plan de métro où la caméra est obstruée par d’autres usagers ou d’une séquence de dialogue dans la rue entourés de gens, la force politique de Week-end est justement de les faire exister (et coexister) dans un espace public habituellement hostile. Andrew Haigh insère Russell et Glen dans le brouhaha collectif orchestré par les personnes hétérosexuelles. Il faut occuper l’espace et la parole, voir le vacarme comme un moyen d’action à l’instar de cette scène dans un bar « normal » (donc hétérosexuel) où un autre client vient se plaindre auprès de Glen du bruit des récits de la sexualité gay. Ne pas se taire, ne pas s’invisibiliser soi-même ! De là, les séquences de l’œuvre se répondent entre elles afin de mieux montrer l’écart entre la place donnée aux anecdotes sexuelles hétérosexuelles (cf. la discussion des collègues de Russell sur cette femme qu’il a doigté, mais « qu’[il]* n’a même pas réussi à baiser*» et à celle des homosexuels (réduites au silence). Andrew Haigh critique alors l’affiliation, toujours courante, entre obscénité et homosexualité. Ainsi, le baiser entre les deux hommes à la fenêtre de l’immeuble populaire de Russell, filmé depuis l’extérieur, devient une revendication politique irradiant dans la nuit et survolant une ville endormie.


Comme le cinéaste, les deux personnages sont des collecteurs (et des passeurs) de récits homosexuels : les entretiens post-coïts de Glen ; les écrits personnels de Russell. En recueillant ces témoignages ou ces impressions normalement voués à rester tus, ils explorent l’intime pour comprendre les enjeux transversaux habitant l’identité gay (le coming out, la question du tabou – cf. le récit de cet homme marié dans un sauna –, le rapport au sexe, celui à la honte, etc.). Les réflexions d’Andrew Haigh autour de l’attente de sexualité autour des récits gays sont édifiantes. Lorsque Russell demande à Glen comment il exploitera ses enregistrements audio et s’il en fera une exposition, ce dernier lui rétorque que « les homos viendront pour voir de la bite, et ils seront déçus. Et les hétéros ne viendront pas, parce que ce n’est pas leur univers ». La première partie de sa réponse manifeste de la sexualisation à outrance des corps gays imposant une idée de dépravation (doublée d’un discours médical homophobe) par les hétérosexuels et une pression sociale liée au sexe par les homosexuels – comme si l’homosexualité se découvrait et se construisait par et pour le sexe. Le reste atteste d’une ghettoïsation des récits gays, et queers par extension, dont la société nie tout caractère universel et qui ne sont entrevues que par le prisme minoritaire qui les définit.


En contrepoint de l’analyse de Glen, Andrew Haigh réalise avec Week-end un droit à la romance gay. Lors d’une discussion à la fête foraine, Glen explique qu’avant l’ère d’Internet, durant son enfance, il faisait pause sur la cassette VHS de Chambre avec vue (James Ivory, 1986) qui appartenait à sa mère pour s’exciter sur le corps nu de Rupert Graves dont la course effrénée floutait le sexe. Dans la même logique que ses personnages occupent l’espace public, le cinéma de Andrew Haigh occupe politiquement l’espace cinématographique en (re)construisant un imaginaire gay. Le cinéaste détourne et déconstruit les poncifs de la comédie romantique hétérosexuelle – de la séquence de rencontre à celle finale sur un quai de gare – par le biais de l’homosexualité et de la vraisemblable réalité (jouant sur la tendre beauté du quotidien). Dans une scène, Russell explique qu’il préfère ce qui provient des charity shops et invente le récit d’une tasse aimée par une grand-mère, qui voyait en elle son bien le plus précieux, mais que ces petits-enfants ont trouvé laide et vendue. Cette théâtralisation de l’anodin fait écho à Week-end qui réenchante l’objet, qu’il soit tasse ou film, pour construire une poésie dont l’existence même est politique.


« On croirait Coup de foudre à Notting Hill », ironise à la fin Glen durant la séquence finale, « ou ils nous applaudissent, ou ils nous jettent sous le train ». Cette scène marque la confrontation finale entre l’intime (la romance gay) et le social (l’homophobie de la société). Alors qu’elle est d’abord rendue inaudible par la cacophonie du réel, la voix des deux amants émerge pour un dernier adieu, une dernière déclaration. Les deux corps s’enlacent dans un ultime souffle abîmé par l’immersion d’insultes homophobes (« tarlouzes ») hors-champ. De la sorte, Week-end se clôt sur un geste politique : contrecarrer l’écrasante domination hétérosexuelle par le simple fait d’être là.

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le 10 mai 2021

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