Il ne faut pas prendre ce film au premier degré. Cela fait bien longtemps que Michael Moore, censé être un documentariste, ne fait plus de documentaires, c’est-à-dire des films destinés à vous apprendre quelque chose, s’il en a jamais faits un jour. Mais des films d’auteur, avec une esthétique, une narration, un propos, et surtout un ton – souvent imité, jamais égalé.


Mike a toujours eu un faible pour la provoc. Mais là, si « Where to invade next » n’est pas son meilleur film, c’est sans nul doute son plus provocateur. Accusé aux Etats-Unis d’être un falsificateur, il va surenchérir en ne proposant ici qu’une gigantesque falsification, qu’il justifie d’un désinvolte « Je prends les fleurs et je laisse les mauvaises herbes » après une première et improbable séquence montrant toute l’Italie passant son temps à se dorer la pilule en vacances sur des plages sans pollution. Il n’y reviendra pas.


Mais cette falsification a valeur de construction imaginaire en forme de conte de fées (la référence au Magicien d’Oz) ou même de mythe, si on la prend comme une relecture du Paradise Lost et du Paradise Regained de John Milton, où le poète interroge l'origine du péché, de la mort et du Mal, et imagine des événements dans le royaume des cieux et le jardin d'Eden, puis propose ses idées sur la prédestination, le libre arbitre et le salut.


Les fleurs sont pourries. C’est au moins autant la merde en Europe qu’aux Etats-Unis, et Mike, qui a repris son personnage d’ahuri benêt mais n'en maîtrise pas moins la situation internationale, le sait très bien. Mais il a tout de même trouvé quelques fleurs saines, et il n’hésite pas à en faire un parterre, car, comme il le montre juste avant de conclure avec la chute du Mur de Berlin et l’élection de Nelson Mandela, qui peut dire ce qui est possible ? Mike prend les fleurs et il croit aux graines.


Parallèlement, il trace en pointillé le chemin de la rédemption pour des Etats-Unis montrés comme nuls sur toute la ligne (et ça aussi, c’est une falsification, une surenchère et une auto-parodie). Le salut du pays viendra par la reconnaissance de ses péchés originels. C’est ainsi qu’il faut comprendre la comparaison entre l’Allemagne, qui a reconnu le génocide juif et qui l’expie, et les Etats-Unis, qui scotomisent toujours le génocide indien. C’est ainsi qu’il faut comprendre la comparaison entre le Portugal, qui a dépénalisé l’usage de drogues, et les Etats-Unis, qui le criminalisent pour continuer à persécuter sa population noire.


Mike peut alors conclure son film (qui n’est pas un documentaire) en permettant aux Américains de relever cette tête qu’il n’a cessé de plonger dans son caca. De deux ou trois fleurs saines (dont le rappel que le monde doit sa première journée de travail de 8 heures aux martyrs de Chicago du 1er mai 1886, quand même), il va tirer un parterre péremptoire : toutes les bonnes idées qu’il a attribuées à l’Europe viennent en réalité des Etats-Unis. Pirouette, encore. Mais une pirouette généreuse et optimiste, dont le sens est : Yes We Can. Chapeau l’artiste.


Oh, si je voulais pinailler, je relèverais dans le détail du propos des idées idiotes, mais dont Mike ne démordra jamais, « les femmes c’est mieux » étant la plus énervante de toutes. Mais la force, l’optimisme et la générosité de l’ensemble les font aisément pardonner. Je préfère rester sur la délicatesse magistrale de la scène sur les prisons modèles de Norvège, où on voit bien la sale gueule du tueur de masse néonazi et où il est bien qualifié de « piece of scum » (gentiment traduit en français par « enflure »), mais sans que son nom soit jamais prononcé. Et, plus généralement, sur le plaisir que j’ai eu à retrouver un Mike revigoré, gonflé à bloc, après un dernier film dépressif, où il se disait prêt à jeter l’éponge.


Ca valait le coup d’attendre plus de 10 ans.

OrangeApple
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le 27 sept. 2016

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