"C’est bien la pire folie que de vouloir être sage dans un monde de fous."


"Eloge de la folie" Erasme


S'il y a bien un domaine pour lequel le cinéma de Werner Herzog nous interpelle tout particulièrement, c'est bien dans son approche du thème de la folie. Se balader dans son cinéma revient souvent à pénétrer la tête d'un artiste qui s'est toujours penché sur le cas de la "folie" pour en explorer tous les aspects et en extraire toute l'humanité qu'il pouvait trouver ! Ses personnages les plus célèbres, comme Aguirre ou Fitzcarraldo, viennent témoigner de son intérêt pour cette thématique...mais c'est également le cas pour les acteurs qu'il emploie : Kinski, Bruno S...il va les filmer jusqu'à l'obsession, les scrutant à la loupe comme pour mieux imprimer sur la pellicule cette force, cette beauté singulière et cette sensibilité à fleur de peau qui les rendaient si uniques.


Avec "Woyzeck", le cinéaste Allemand délaisse les grandes œuvres fleuves qui ont fait sa réputation. Ici, pas de tournage à l'autre bout du monde, pas d'aventures extravagantes... Le film est assez court (autour de 80 minutes), les décors se limitent à ceux d'une petite ville en Tchécoslovaquie, mais surtout le tournage a été fait dans une quasi-situation d'urgence ! En effet, celui-ci n'a duré que 18 jours et a eu lieu à peine cinq jours après la fin de "Nosferatu", toujours avec la même équipe et avec le même acteur vedette, Klaus Kinski. En filmant ainsi son acteur, au bord de l'épuisement et dans un film minimaliste, Herzog donne un poids et une dimension dramatique incroyable à l'histoire de cet homme qui va sombrer dans la folie après avoir été écrasé par la société.


Si "Woyzeck" est un film extrêmement humble dans sa conception, la réalisation d'Herzog est toujours aussi efficace et inspirée. Pour conduire son questionnement sur la "folie", il nous laisse tout d'abord entrevoir un aperçu de la "normalité", du moins telle qu'on se l'imagine habituellement. Le début s'attarde ainsi sur le calme et la sérénité apparente d'une petite ville au bord de l'eau. Celle-ci nous apparaît comme une ville ordinaire, banale, intemporelle. L'histoire se déroule en Europe de l'est au début du siècle, mais elle pourrait avoir lieu n'importe où, à n'importe quelle époque. Mais ce calme est rapidement perturbé par l'arrivée frénétique d'un curieux personnage : le soldat Franz Woyzeck. Curieux, c'est bien le terme qui nous vient à l'esprit en le voyant tant son aspect physique et son comportement tranchent avec le monde qui l'entoure ! Il apparaît fatigué, en sueur, les traits tirés, s'agitant, s'activant à réaliser les exercices physiques qui lui sont ordonnés. On est surpris par cette entrée fracassante et on se demande qui est ce drôle d'oiseau, ce fou qui s'agite dans tous les sens ! Mais se demande-t--on si les images nous trompent ? Le fou est-il vraiment celui que l'on croit ?


Car la force de ces premières images va donner le tempo au reste du métrage, Herzog ne cessant jamais de nous questionner sur notre approche de la folie et plus généralement de l'être humain. Car rapidement, on va comprendre que ce drôle de soldat, si soumit à la volonté des autres, est peut-être le seul qui tente de mener une existence "normale", en accord avec les lois de la nature. Il essaye de servir au mieux sa famille, cherchant à arrondir sa paye en acceptant des extras pour son capitaine ou le médecin militaire. A contrario, ceux qui sont dépositaires de l'autorité, ne semblent pas briller par leur lucidité : le capitaine est atteint d'une sorte de nostalgie maladive qui le pousse à l'inertie ; quant au médecin, qui est censé représenté l'érudition, il se lance dans des expériences scientifiques absurdes et dangereuses. Seul le pauvre Woyzeck semble s'interroger sur le sens de l'existence et cherche désespérément sa place dans le monde. Mais ce monde-là ne tourne décidément pas rond ! Et lorsque sa compagne le trompe malgré tous les sacrifices qu'il consent pour elle et son enfant, le désespoir accable Woyzeck qui perd progressivement pied avec la réalité !


Bien que le film puisse paraître difficile d'accès et que certains passages semblent être d'une langueur bien trop marquée, Woyzeck demeure passionnant à suivre tant Herzog arrive à nous interpeller et à nous questionner sur notre rapport à la nature, à la société et à l'homme tout simplement. Il tire le meilleur des textes de Büchner tout en ponctuant son récit de passages remarquables, à l’instar de cette fin aussi splendide que déroutante. Mais la grande force émotionnelle de l'œuvre est surtout due à la prestation d'un Kinski tout en intensité et en fragilité.

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le 22 août 2022

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Procol Harum

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