Alors que Jarmush s’emparait lui-même du motif du zombie en sélection officielle de l’édition 2019 du Festival de Cannes, Bonello est venu présenter sa propre exploration à la Quinzaine. Et c’est peu de dire que les versions diffèrent : au délire pop et poussivement transgressif du premier, le réalisateur français oppose une réflexion sur l’Histoire, un retour aux origines et un sinueux parcours sur la transmission de la liberté.


Le récit alterné proposé (Haiti 1962 / Paris de nos jours) commence sous les auspices d’un mystère savamment entretenu : a priori, peu de lien entre ces deux pôles. Le premier, volontiers mutique, aligne des saynètes qui voient un homme décéder, être récupéré d’entre les morts pour rejoindre des esclaves dans la canne à sucre, avant d’entamer un périple solitaire qui offre une île au clair de lune nimbée d’une atmosphère unique. La violence épisodique des hommes s’efface au profit d’une nature luxuriante qui semble receler bien des secrets, et berce cette âme esseulée dont on peine, pour le moment, à définir la quête.


Le second volet du récit nous invite sur un terrain plus familier des derniers Bonello : celui de la jeunesse, à savoir une bande de lycéennes au Lycée de La Légion d’Honneur, établissement élitiste s’il en est, dont le cinéaste capte l’immaculé protocole avec le soin rare qu’on lui connait. Ce sont les splendides travellings le long des tables blanches lors d’une leçon d’Histoire tout sauf anodine par Patrick Boucheron, qui invite à s’interroger sur la manière dont le libéralisme pourrait occulter la liberté, un motif par ailleurs au cœur du récent Nocturama ; ce sont ces tableaux de collectivités qui font de ces demoiselles de véritables allégories sur un terrain de basket baigné de rayons de soleils, dans les vestiaires, dans les coursives en pierres séculaires d’un haut lieu de prestige, en groupe, en chorale, faisant la révérence. La beauté est partout, mais cadrée, picturale, comme on pouvait l’admirer dans les salons cossus de l’Apollonide. Bonello lui apporte bien évidemment le contrepoint attendu des individus : celui, d’abord, de cette voix off d’une des jeunes filles et des lettres qu’elle envoie au garçon qu’il lui tarde tant de retrouver, îlot brut d’intimité. Celui, ensuite, de la sororité qui s’interroge sur la possibilité d’accueillir une nouvelle venue, élève haïtienne qui va permettre le lien avec le récit alterné. Au fil de scènes elles aussi nocturnes, les demoiselles se livrent dans une sorte d’atelier éclairé au bougies et peuplé d’un statuaire comme Bonello les affectionne tant, plus graphique et humanisé que les mannequins compagnons de la jeunesse en perdition de Nocturama. Scènes magiques, qui prolongent le mystère bouleversant d’un regard sur une jeunesse qui se livre sans qu’on puisse accéder à tout son univers, à l’image de ces séquences de chants de Damso qui renouvellent l’esprit de la chorale dans une forme brute qui, pourtant, ne souille en rien cette iconisation virginale des adolescentes.


La suite du récit procède par sursauts et une dynamique contradictoire : un retour à la normale pour le passé, un accès au surnaturel pour le présent, illustrant cet aspect cyclique de l’histoire qui avance par à-coups et accalmies. Le réalisateur prend soin de documenter le rite, et d’ancrer Haiti dans son présent à nouveau traumatique, celui des séismes de 2010 : une occasion, aussi, de faire cohabiter un monde fermé, celui de l’élite parisienne fondée sur la transmission presque aristocratique des privilège (la légion d’honneur) et une réalité en forme de plaie béante qui serait à même de fissurer brutalement le quotidien, à l’image de ce clip presque subliminal qui évoque des images gores, ou de ce rêve qui menacent de faire basculer le film dans le genre le plus assumé.


Si les dernières séquences imposent effectivement la fusion des deux mondes et que la fébrilité vient secouer un récit jusqu’alors assez ténu, l’essentiel n’est pas là. La thématique du zombie est ici surtout intimement rattachée à la question du vaudou, et au principe de la prise de possession d’un corps : l’un pour l’asservir et faire de lui un esclave qui allégorise toutes les victimes de l’exploitation de l’homme par l’homme, l’autre volontairement pour se défaire d’une possession amoureuse. Les fortunes seront diverses, mais la fascination identique : de la fertile Haïti à l’élite parisienne, de l’adulte ouvrier à la jeune fille en fleur, la fidélité à son cœur passe par le mystère de la possession de son propre corps. Peu de cinéastes autres que Bonello pouvaient mettre en image cette indicible et émouvante quête.


J'ajouterais même : Rares sont les films à égaler Zombie Child.
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Sergent_Pepper
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le 13 juin 2019

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Sergent_Pepper

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