Darkest Dungeon
7.6
Darkest Dungeon

Jeu de Red Hook Studios (2016PC)

Une épreuve de force bestiale et flamboyante

J’ai mis 10 à Darkest Dungeon.
Pourquoi ? Parce qu’il s'agit d'un jeu qui a décidé de pousser les limites loin, très loin, plus loin que tout ce à quoi j’avais joué. Qui a décidé qu’il serait uniquement ce qu’ont voulu ses concepteurs, sans aucun compromis : en ceci, il se rapproche d’un Hotline Miami, mais avec une démesure inouïe. Darkest Dungeon est une épreuve de force bestiale, et flamboyante.


Quand Steam m’avait alerté sur Darkest Dungeon en 2014, j’avais été immédiatement captivé par les premiers trailers et les visuels de l’Early Access. Je l’avais donc très vite acheté, et mis au frais en attendant la version finale. Le temps de quelques missions, j’avais été soufflé par la forme du jeu, somptueuse. On l’a dit partout, Darkest Dungeon est racé, bourré de classe. Il possède une identité remarquable : les graphismes, le style simili-comic et son système d’animation, le son, sont merveilleux. L’ambiance, l’écriture, surtout, sont phénoménales. L’idée de ponctuer les actions du joueur par les répliques d’un narrateur est une touche de génie absolue, et le travail de l’acteur, Wayne June, est justement devenu culte.
Mais la forme ne serait rien sans le fond, et j’ai pu mesurer, sur la version finale du jeu, qu’elle était dans le cas de Darkest Dungeon mise au service de mécanismes parfaits.


Pour sauver le village légué par un aïeul victime de son penchant pour l'occulte, il faut aller en groupe purifier quatre zones, chacune avec leurs ennemis et leurs ressources particuliers, avant de pouvoir s’enfoncer dans le niveau final qui donne son nom au jeu.
On enchaîne donc les missions générées aléatoirement, avec des objectifs types : explorer 90 % de la zone, tuer 100% des groupes de monstres, ramasser tels ou tels objets, en détruire ou en purifier d’autres, et, au bout d’un moment, tuer un boss.


On choisit son équipe parmi les héros recrutés au village, et on navigue de salle en salle, le long de couloirs. L’action est vue de profil, et ce choix inhabituel pour le genre du RPG (en vieux briscard, j’avais plus vu ça depuis la série des Ys), revêt ici une importance centrale. Des évènements peuvent survenir à tout instant, le cœur du jeu étant les rencontres avec les packs de monstres.
C’est un joyau. On se retrouve alors dans une bataille à 4 contre 4. C’est ici que le choix de la vue profil prend tout son sens : le positionnement dans la file, la nôtre, ou celle de l’ennemi, détermine l’utilisation des techniques. Il y a les techniques de corps à corps, les techniques à distances, les techniques qui ciblent un ennemi particulier, et celles qui les affectent en groupe. Celles qui peuvent atteindre le deuxième ou le troisième rang, mais ni le premier ou le quatrième, etc. Idem avec les buffs sur les alliés, individuels ou collectifs. Il y a enfin des techniques qui déplacent les personnages, lorsqu’ils les exécutent, ou lorsqu’ils les encaissent, de l’autre côté de la lame. Tout est donc une affaire de positionnement.


Mais si le positionnement est si central, c’est parce qu’il combine avec le système de classes du jeu. Chacune d’entre elles offre ses techniques et ses particularités, selon les catégories classique du genre, à divers degrés d'hybridation : tank, dps, soin, soutien... Certaines capacités se recoupent d’une classe sur l’autre, mais avec suffisamment de déclinaisons pour qu’elles conservent une identité unique. De plus, selon les techniques qu’on embarque en mission pour chaque personnage (4 parmi les 6 possibles de sa classe), on spécialise sa classe dans une direction ou une autre, de manière à ce que le personnage exprime au mieux son potentiel à l’avant, ou à l’arrière de la file. Chez certaines classes, comme le Man-at-Arm, le Hound Master, la Vestale, ou Highwayman, la différence est considérable. Le Croisé spé soin n'a rien à voir avec le Croisé spé baston. Avec 15 classes de persos, les combinaisons sont innombrables.


Chaque combat devient alors un petit puzzle, dont on triomphe en détricotant le groupe adverse, de manière à faire sauter ses synergies. Cela tient souvent à une ou deux décisions, prises dans les premiers tours. Ou on a compris comment briser le fonctionnement du groupe ennemi d’emblée, ou bien il va nous laminer. Un seul combat raté peut coûter très cher, un personnage devenu fou est une bombe à retardement, et un mort signifie presque à coup sûr l’échec de la mission. Parce que les ennemis cognent dur, ils tuent pour de bon, et on ne ressuscite pas. Darkest Dungeon ne fait pas de prisonniers.
Si on survit, on ramasse un butin, puis on rentre. On améliore le village, on recrute de nouveaux héros pendant qu’on laisse récupérer ceux qui ont trop morflé. Et on recommence. Dans les ruines, dans la forêt, dans galeries souterraines, dans les cavernes de du littoral…


Le tout multiplié par les trois paliers du jeu. Je lis ici et là qu’on râle parce qu’on rencontre « trois fois les six mêmes boss… On fait toujours la même chose ». C’est faux, ultra faux, et le croire c’est n’avoir rien compris à l’esprit du jeu. Il est vrai que les wipes à répétition peuvent briser la capacité de discernement des plus faibles. Chaque palier de missions (0-2, vert ; 3-4 orange ; 5-6 rouge), débloqué à mesure de la progression de l’équipe, a son utilité spécifique. À chaque nouveau palier, en effet, Darkest Dungeon se transforme. Niveau vert, on cogne direct ou au DoT, on équipe, tout passe. On ne meurt que si on fait de grosses erreurs. Niveau orange, faut combiner les techniques, exploiter les buffs et débuffs, affiner les compos d’équipe, parce que le wipe peut vite arriver. Niveau rouge, il faut tout maîtriser, de l’itémisation, au choix technique par technique de chacun de ses personnages, penser à l'ordre d'action, exploiter la mobilité à fond, dans notre file, mais aussi dans celle des ennemis, avec le crow-control et le jeu des cadavres. Les ennemis peuvent one-shot sur un coup critique si on est pas optimisé, et ça se joue au moindre bandage ou antidote.


C’est ça, Darkest Dungeon : il impose d’aller toujours plus loin dans sa compréhension du jeu, des synergies de groupes, des capacités réelles de ses personnages. À chaque nouveau palier, le joueur est arraché à la zone de confort où il était peu à peu parvenu à s’installer. Il doit oublier ce qu’il savait, car ça ne suffit plus. Ce qui semblait difficile devient dérisoire, tandis que la nouvelle normalité est une épreuve qui paraît initialement insurmontable. Il faut aller chercher toujours plus loin la marge de performance pour avancer. On en vient à explorer des solutions qu’on n’avait pas imaginées, et à activer enfin des ressorts qu’on négligeait, tout simplement parce qu’on n’en avait pas besoin. Jusque-là. L’exemple du Brigand 16 Pounder (le canon et ses servants de la forêt), dans sa troisième itération, en est la parfaite illustration : impossible à vaincre avec les formations et les tactiques « normales » dans la forêt, il impose d'aller chercher une compo absolument inédite, même après une centaine de missions. On apprend toujours. C'est un autre aspect du génie du jeu : c'est progressivement, et grâce à une capacité de renouvellement incroyable que le jeu amène le joueur à se dépasser.


Sans cette capacité, impossible d’entrer dans le Darkest Dungeon lui-même, qui exige une maîtrise totale de tous les aspects du jeu. Alors c’est sûr : c’est long, très long de monter un roster complet de personnages au niveau 6, avec les doublons essentiels pour pouvoir les faire tourner pendant qu’ils récupèrent de leur folie, de leur syphilis, de leur alcoolisme ou de leur tremblante du mouton.
C’est long, très long, de les équiper avec les armes et les armures au maximum, avec les sorts de dernier rang, et c’est encore plus long de récupérer toutes les reliques ancestrales, les seules qui puissent donnent ce dernier petit avantage décisif. C’est long, car il faut être prudent, et s’il n’y a qu’une leçon essentielle à comprendre au sujet du jeu, c’est qu’il est impitoyable avec la maladresse, et surtout l’impatience : ça se paye cash, et au prix fort. D'où beaucoup de ouin-ouin.


C’est éreintant, mais c’est envoûtant. La descente dans le Darkest Dungeon devient alors un couronnement. Encore un palier dans l’horreur : 4 missions à peine, mais quel prodige ! Chaque tour de combat, chaque attaque, chaque coup porté ou reçu devient d’une lourdeur écrasante, d’une tension délirante. On risque l’anéantissement à la moindre erreur. Tout se joue toujours sur le fil du rasoir. Fou.


Honnêtement, j’ai fini Darkest Dungeon (en prenant mon temps, 230+ semaines), j’ai récupéré toutes les reliques ancestrales, j’ai farmé un nombre incroyable de trinkets et de ressources, d’améliorations du village, et je continuais à apprendre, à découvrir des nouvelles approches dans la compo d'équipe.
Je peux le dire, avec plus de 35 ans de jeux vidéo derrière moi, sur ordinateurs, consoles et bornes d’arcade : c’est une expérience unique, un contrat qu’aucun autre jeu n’a proposé dans une formulation aussi extrême, et avec autant de style, de classe, et de maîtrise.


Je suis à court de qualificatifs et de superlatifs, je conclus donc ainsi : c’est sûr que Darkest Dungeon n’est pas pour les pieds-tendres, pas pour les gens incapables d’accepter l’échec, les contraintes, le stress ou un contrat qui semble atrocement injuste. C’est un jeu extrême, qui va jusqu’au bout de sa logique, et c’est pour ça qu’il a son 10.


Vivement le DLC de janvier, avec ses vampires poudrés à perruque XVIIIe siècle.

EricBarbo
10
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le 17 nov. 2016

Critique lue 433 fois

2 j'aime

EricBarbo

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