Le lexique permet beaucoup. C'est ce qui me permet de griffonner cette critique. C'est ce qui permet aux programmeurs de coder leur jeu. C'est ce qui permet à Hideo Kojima d'écrire un scénario. Le lexique est un moyen de communication puissant, qui permet de vendre à peu près ce que l'on veut à condition de bien l'employer. Le lexique forme les univers et raconte les histoires, il crée du relief là où il n'y en a pas. Le lexique rend nouveau l'ancien et le banal, original.


Peu avant Death Stranding sortait Age of Wonders: Planetfall, un 4X néerlandais a priori banal qui redessinait en réalité les contours du jeu à lexique. La démarche des développeurs était simple : à court d'idées, ceux-ci avaient simplement effacé tout le vocabulaire du genre, remis à plat toutes les fondations linguistiques du 4X pour réécrire leur propre dictionnaire. Comme le pointait Izual dans le test de Canard PC : "amélioration d'armure" devenait "mise à niveau de la marque D-VR IV", cavalier devenait "vélo d'assaut", "enchantement" devenait "mod brise-fer", et ainsi de suite. Une fois qu'on avait compris l'astuce, le lexique se ratatinait de lui-même pour dévoiler son vrai rôle : un artifice de communication. Lequel partage de nombreux points communs avec Death Stranding, qui manie son petit lexique à lui en réécrivant son concept. "Le joueur remplit des quêtes Fedex dans un monde ouvert vide" devient "Hanté par les visions d'un homme dans une chambre d'hôpital, Norman Reedus noie son ennui en marchant dans la lande islandaise des Etats-Unis avec un bébé attaché à une hélice qui lui permet de détecter les fantômes le faisant glisser vers des baleines en huile se manifestant lors de pluies faisant vieillir tout ce qu'elles touchent".


Le reste est à l'avenant : "ennemi" devient "mule", "potion" devient "cryptobiote", "fusil" devient "arme de poing anti-échoué", "vision aux rayons X" devient "odradek", "objet de quête" devient "échantillon de photos" ou "livraison de métaux rares". Une fois passé l'effet produit par l'introduction et son vocabulaire complexe, on se laisse aller à cet exercice de mise à nu du lexique de Death Stranding, qui finit par ressembler à un petite page vierge emmitoufflée sous des dizaines de couches de mots plus ou moins compliqués ou prétentieux. Tout ça pour, finalement, dissimuler un jeu on ne peut plus classique : un AAA en monde ouvert avec les mêmes missions dupliquées à l'infini. De Far Cry à Assassin's Creed, de Just Cause à Skyrim, aucun jeu de ce genre extrêmement codifié n'a jamais osé en chambouler les bases depuis sa normalisation il y a au moins dix ans, et Death Stranding ne fait pas exception. D'un certain côté, il est même encore plus effrayé par la nouveauté que ses prédécesseurs : travailler à ce point son lexique, attacher autant d'importance à la forme pour finalement masquer une peur maladive de se démarquer sur le fond, cela a quelque chose de triste.


Après soixante heures de jeu, j'ai essayé de comprendre où avait voulu en venir Kojima, en vain. Pourquoi ce casting si cher ? Pourquoi ces cinématiques si nombreuses ? Pourquoi ces dialogues interminables, ces pages de codex par centaines ? Que raconte le jeu ? Je n'ai quasiment rien bité à l'histoire. Il faut se taper deux génériques de fin (littéralement) pour commencer à entrevoir des éléments tangibles et reconstituer le puzzle mental du scénario. Mais est-ce le propos ? Je suis d'avis que ne rien comprendre fait partie des objectifs du créateur : alimenter un écran de fumée, une opacité, une forme d'incommunicabilité volontaire de l'oeuvre pour la maintenir dans le débat, sur le devant de la scène. Sans doute que de nombreux analystes se sont déjà penchés sur l'histoire du jeu, ce qu'il raconte à proprement parler, et sa symbolique exacerbée. Sans doute certains ont-ils déjà vu juste. De mon côté, je pense simplement que Death Stranding essaie de raconter une histoire en échouant volontairement à mi-parcours. Quand on considère l'incroyable qualité technique du jeu, son aspect extrêmement fignolé, la beauté de ses cinématiques, la précision de sa motion capture, le réalisme de son sound design, j'ai énormément de mal à me convaincre qu'il n'y a pas une grande part de sournoiserie volontaire dans l'opacité de son scénario, dans l'escalade de celui-ci, de plus en plus manifeste, vers l'abscons le plus total. Il y a bien évidemment des moments très forts, où on croit s'approcher de quelque chose. Des séquences où, comme souvent chez Kojima, le joueur est relégué à l'état de spectateur et s'en prend tranquillement plein la vue en ayant l'illusion de résoudre quelque chose. Les cinématiques de Death Stranding sont tellement impressionnantes qu'elles devraient faire date dans l'histoire du jeu vidéo, et c'est une quasi-certitude qu'aucun autre jeu ne proposera d'aussi bonnes cut-scenes d'ici un paquet d'années. Mais concernant leur substance propre, c'est une autre affaire... Peut-être qu'on demandera un jour à Léa Seydoux et Nicolas Winding Refn s'ils avaient la moindre idée du sens de leurs lignes de texte, et qu'ils répondront qu'ils voulaient juste apparaître dans un jeu de Kojima. Peut-être que non. On ne peut que supposer, mais je m'autorise tout de même un biais.


Cela fait longtemps que j'ai arrêté d'essayer de comprendre quelle drogue prenait Hideo Kojima. Avant d'être un concepteur de jeux vidéo, c'est peut-être, surtout, un grand enfant armé d'une pelle et d'un seau. Death Stranding est son nouveau château de sable : on y mélange psychologie de comptoir, scénario à tiroirs de commode Ikea, motion capture et pizzas quatre fromages. En bien des points, et j'ai presque envie de dire "en majeure partie", Death Stranding est un attrappe-couillons qui hameçonne son public avec un concept intrigant avant de lui en dévoiler l'inanité profonde. "Inanité", car Death Stranding est un Fedex simulator de plus, juste habillé différemment. "Profonde", car Kojima fait pourtant partie de ces créateurs capables de donner du relief à quelque chose de plat. S'il fallait le comparer à un réalisateur de cinéma, ce serait Darren Aronofsky : Death Stranding brille souvent de mille feux dans sa narration, dans sa mise en scène, même si celles-ci sont complètement déconnectées de ses phases de gameplay.


Pris comme un jeu vidéo, Death Stranding ne fait rien qui n'a pas déjà été fait mille fois. Pire, malgré son pedigree, c'est un jeu qui rechigne quelque part à assumer une différence. Car non, il ne suffit pas d'un setting audacieux pour justifier un jeu. Non, un scénario et un lexique ne construisent pas une expérience à eux seuls. C'est même le contraire : ils auraient plutôt tendance à camoufler leur conformisme derrière de simples atours de communication. Death Stranding, le jeu vidéo, a donc une philosophie exactement identique à celle de l'intégralité des mondes ouverts AAA produits depuis dix ans. Il s'agit exclusivement, uniquement, seulement, et je suis à court de synonymes, d'occuper du temps de cerveau. Le jeu n'a pas été conçu par des game designers mais par des psychologues du jeu. Par des gens qui savent comment retenir l'attention du joueur, non pas en les amusant, mais en stimulant certaines parties de leur cerveau les poussant à rester rivés à leur écran. Est-ce du game design ? En un sens, oui. Mais au sens de ce qui rend ce média unique, non. C'est une grande limite pour un jeu qui compte parmi ses thématiques l'effondrement de la civilisation : ce choix conscient d'intégrer une partie de ce qu'il critique dans ses mécaniques de jeu, de tomber, même volontairement, dans les travers qu'il dénonce, crée une inévitable dissonance manette en main. Plus grave, on voit nettement dans le discours infantile du jeu, ou tout du moins dans sa partie émergée, l'un des symptômes mêmes de l'effondrement qu'on y décrit : par son opacité, ses nombreuses ruptures de ton, Death Stranding profite de notre hyper-connectivité moderne pour augmenter sa force de frappe marketing. Je vois dans cette démarche beaucoup d'hypocrisie, un peu comme un BHL chroniquant l'horreur de la guerre depuis le confort de son hôtel parisien.


Et pourtant, il y a des moments étranges dans ce jeu, ou tout semble fonctionner en harmonie, où on touche du doigt un plaisir rarement éprouvé. La direction artistique d'une beauté à s'en décrocher la mâchoire. La recherche visuelle et sonore qui transpire à chaque instant. Ces moments de pélerinage solitaire où on entre comme en méditation, aggripant les deux gâchettes pour maintenir Sam en équilibre à flanc de montagne, sa fragile cargaison harnachée sur le dos. C'est vraiment très facile, il n'y a quasiment aucun défi même pour un bébé doté de deux mains gauches (le sens, aussi, du AAA moderne) ; et pourtant j'ai ressenti, régulièrement, des vibrations de ce qui se rapproche étrangement d'un pur plaisir de joueur, à des années-lumière du train-train ronronnant d'un Assassin's Creed Odyssey. Peut-être parce que Death Stranding croit si fort en son lexique, qu'il est si persuadé du bien-fondé de ses tentatives d'enfumage permanentes, que cela trouve un écho dans l'implication du joueur, chez lequel il se produit une sorte de déclic, un moment où il entre pleinement dans le jeu. Ca ne dure jamais bien longtemps, mais ça revient régulièrement, suffisamment souvent pour qu'on n'aie pas l'impression de perdre son temps. Sans doute aussi que Death Stranding tutoie de tels sommets en matière de production value qu'on a envie de se blottir dans ses paysages somptueux, son excellent UI design, son voice acting faramineux, sa VF parfaite et son Norman Reedus ultra crédible. C'est un jeux-films les mieux réalisés auxquels j'ai joué dans ma vie, et cela, ce n'est pas que du lexique.


Du lexique, Pouchkine disait qu'il en suffit d'un pour contenir tous les mots ; mais à la pensée, qu'il faut l'infini. C'est peut-être cette voie qu'a tenté de tracer Death Stranding, qui semble partir en sucette comme un rêve non contrôlé, jusqu'à emporter avec lui les clés de sa propre compréhension. Death Stranding, le jeu, est une expérience bâtarde, avec des éléments intéressants, une bonne expérience utilisateur, mais un goût d'aspirateur à temps libre très désagréable en bouche. Death Stranding, le film, est une expérience beaucoup plus intéressante. Je n'en dirai pas plus, car même si l'histoire part véritablement dans tous les sens, les cinématiques font partie des mieux réalisées que j'ai pu voir en vingt ans de jeu vidéo. Sans doute à l'excès : vers la fin, l'expérience se transforme en tunnel de cinématiques sans fin. Mais on peut voir dans ce trait de personnalité une tentative de s'extraire de son propre lexique, celle d'exprimer quelque chose derrière une forme impeccable, ce qui suffit d'ailleurs à rendre Death Stranding supérieur à la concurrence récente. D'un autre côté, l'un des propos du jeu, cette hyper-connectivité mondiale précédant l'extinction de l'humanité, fait ombre à une autre maladie que Kojima n'a pas voulu traiter : celle du AAA moderne en monde ouvert. C'est là que se situera pour toujours la limite la plus évidente de Death Stranding, celle qui passe près de réduire tous ses efforts à néant en dépit de l'impressionnant mille-feuilles thématique de son versant narratif.

boulingrin87
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le 16 août 2020

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Seb C.

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