Se demander pourquoi Arkane est un aussi grand studio de jeux vidéo revient à se demander pourquoi on ressort de Dishonored 2 un peu déçu. De tous les développeurs de blockbusters, Arkane est certainement l'un de ceux à honorer autant ce qu'on appelle "l'expérience utilisateur", cette sensation inestimable de jouer à un jeu fignolé dans les moindres détails, accessible, précis et agréable à prendre en main. Si Dishonored premier du nom a autant marqué de sa patte l'histoire du jeu vidéo, c'est aussi parce que, au-delà de ses qualités intrinsèques, il a su être (dès sa sortie) ce que très peu de jeux de son époque sont capables d'être (des mois après la leur) : un produit parfaitement pensé, développé, optimisé, bref, un produit fini. Non content d'avoir un game design extrêmement travaillé, un level design parmi les meilleurs du genre et une direction artistique de très haute volée, Dishonored est aujourd'hui encore un one-shot d'une beauté parfaite dont à peu près aucun concurrent n'est parvenu à s'approcher, pas même de loin. Je me rappelle avec émotion le 15/10 accordé par Canard PC qui y voyait l'un des meilleurs jeux de tous les temps, comme Bethesda le rappelait fièrement à la Paris Games Week au moment d'accueillir les joueurs pour leur démo jouable. Le problème, c'est qu'avec les studios de développement de ce niveau (qui, mondialement, se comptent sur la main d'un manchot qui aurait perdu les quatre doigts de son autre main), on finit par développer des exigences élevées. Dire que j'attendais Dishonored 2 au tournant est un euphémisme tant j'ai retourné dans tous les sens le premier volet, en furtif, en violent, avec pouvoirs, sans pouvoirs, en ayant essoré le moindre mètre carré de chacun de ses niveaux jusqu'aux excellents DLC qui (oui, même eux) ont composé une oeuvre maîtresse du genre infiltration. Sur PC particulièrement, il était difficile de ne pas espérer le voir devenir un nouveau mètre-étalon qui ridiculiserait la totalité de la concurrence en termes de GD, de LD et d'optimisation. Et je n'ai pas conçu un seul instant qu'Arkane puisse se montrer en-dessous de la tâche. Là fût ma faiblesse. Là est mon regret.


Dishonored 2 n'atteindra jamais le statut d'oeuvre culte de son prédécesseur, c'est désormais une évidence. Trop de défauts l'en empêcheront. Le premier, décrié partout, est son évident manque d'optimisation. Le patching à tout crin déployé depuis la sortie n'y change rien : ce jeu rame sur des machines de guerre. Pour cette suite, les développeurs ont tenu à créer un moteur maison, le Void Engine. ERREUR 1 : J'ai écrit précédemment ici que le moteur était bâti sur l'UE 4, or il s'agit de l'Id Tech, voir correction en commentaire. Sauf que même en niveaux de détails moyens et après avoir désactivé un anti-aliasing qui, pour le coup, fait cruellement défaut (la qualité de l'image en pâtit sévèrement), Dishonored 2 ventile à mort et se paie des saccades impardonnables pour un rendu qui semble clairement ne pas valoir d'aussi gros sacrifices. Rien qu'à cause de ça, c'est presque la moitié du plaisir de jeu qui disparaît. Dishonored sur PC, c'est peut-être avant tout l'idée d'une optimisation parfaite, le souvenir d'une fluidité impeccable, d'un rendu net et sans bavure. Sans l'ombre d'un doute, les développeurs auraient mille fois mieux fait de garder le moteur du jeu précédent (ERREUR 2 : J'ai écrit précédemment ici qu'il s'agissait de Source, or il s'agit de l'UE3...) pour cette suite tant ils avaient prouvé leur maîtrise du moteur, tant ils avaient réussi à le pousser dans des retranchements dont nul ne soupçonnait l'existence. Certes plus joli que le premier pour qui est équipé de deux GeForce 1080 en SLI, Dishonored 2 souffre en effet d'un ratio performances/beauté qui, pour le commun des mortels, lui est extrêmement inférieur. Après avoir fini le premier Dishonored, impossible, même à la longue, de s'habituer à ces graphismes rabotés, à cet aliasing dévorant, à ce frame-rate parfois asthmatique qui peut pourtant n'offrir qu'un rendu très pauvre (les horribles immeubles en arrière-plan des extérieurs urbains, traumatisme tenace).


On pourrait s'arrêter là et se dire qu'on va profiter d'un chef-d'oeuvre en 30 FPS. La presse s'est plutôt mise d'accord sur cette grosse inadaptation technique pour lui retirer des points, sans forcément arguer que le design lui-même n'était pas au point. C'est là que je m'étonne, car Dishonored 2, en termes de game ET de level design, marque aussi un pas en arrière par rapport à son prédécesseur. D'un certain côté, difficile d'en vouloir à Arkane de ne pas avoir réussi à reproduire l'état de grâce du premier épisode. D'un autre côté, difficile aussi d'accepter d'être face à un produit inférieur à Dishonored 1. Bien sûr, le jeu en reprend les grands principes et, de manière générale, assure bien plus que le service minimum avec des niveaux globalement très bien conçus et possédant un grand potentiel de rejouabilité. Les maps sont peu nombreuses mais grandes, extrêmement détaillées et fourmillant de possibilités, grouillant de passages primaires ou secondaires, aussi horizontales que verticales. Mais pas sur que les développeurs aient été raisonnables du point de vue du game design, qui, c'est triste à dire, aurait sans doute gagné à reprendre strictement le contenu du premier jeu plutôt que d'insérer des nouveautés aussi maladroites. L'idée des deux personnages jouables ne tient pas vraiment la route, car les pouvoirs exclusifs n'ont précisément aucune raison de s'exclure, la première personne ne permet pas de voir une vraie différence et ce choix ne bouleverse de toute façon pas du tout la narration. Du point de vue de l'infiltration, 99% des mécaniques de jeu sont inutiles, qu'il s'agisse des nouveaux pouvoirs (complètement hors sujet), de leurs améliorations (encore plus) ou des améliorations de matériel ou de personnage (qui ne servent qu'à rendre le joueur encore plus agressif). Cela rend totalement caduque la collecte de runes et de charmes d'os, que le jeu nous brandit pourtant tout le temps au visage avec des messages péremptoires et envahissants ("Rune ou charme d'os à proximité. Equipez-vous du cœur") alors que rien ne justifie de dépenser quoi que ce soit. C'était déjà un problème du premier, mais ici les ajouts sont tellement mal pensés pour un joueur discret que cela saute encore plus aux yeux.


Récolter de l'argent ne sert à rien, car les boutiques ne vendent rien d'utile. On se promène sans arrêt avec le maximum de potions de soin ou de mana sur soi, même en se téléportant à tort et à travers. Les runes ou charmes d'os que le jeu nous somme sans arrêt de chercher brillent par leur inutilité pour l'immense majorité. Le fameux pouvoir de se créer des charmes d'os, qui coûte la peau des fesses, aurait pu être légèrement intéressant s'il ne servait à faciliter encore plus une progression déjà bien trop simple. Le seul moyen de rentre intéressant le "contenu" de Dishonored 2 est de le jouer en mode bourrin, ce qui est certes amusant mais n'invite pas à exploiter un level design d'un génie parfois faramineux, qui est une nouvelle fois l'intérêt numéro un de l'expérience... level design dont la fouille minutieuse ne permet, pourtant, que de récolter des bonus triviaux, faussement présentés comme importants. Les développeurs ont consenti à un véritable ajout intelligent, la possibilité de refuser les pouvoirs en début de partie. Tout en donnant un intérêt supplémentaire au jeu, cette contrainte encourage paradoxalement le joueur à rusher les niveaux en abusant de la sauvegarde rapide. Dishonored 2 peine à trouver un équilibre entre son game design, nettement trop "gadget" par rapport au premier, et son level design, dont l'aspect démiurgique renvoie à une forme de génie presque mutant, potentiellement moins attachant que l'implacable sobriété de son prédécesseur.


Car oui, il y a bien une certaine forme de génie dans la conception des niveaux de Dishonored 2 que n'avait pas le premier épisode. C'est à la fois une force et une faiblesse. Une force, car deux niveaux en particulier puisent leur personnalité dans des idées de conception tout simplement remarquables : le premier avec son manoir mécanique dont les pièces s'escamotent et se transforment à volonté, le second avec son artefact permettant de voyager à volonté entre deux époques d'un même lieu (avec, à la clé, la possibilité de créer un paradoxe temporel). Dishonored 2 n'est constitué "que" de six niveaux, mais deux d'entre eux atteignent une telle forme de génie, dirais-je même d'hégémonie dans leur conception maladivement maniaque, qu'ils permettent d'imaginer ce que tout le jeu aurait pu être. Ce qui en fait aussi une faiblesse : les séquences hallucinantes sont très marquées, peut-être trop, au point de créer une rupture dans le rythme du jeu (et de mettre la bécane à genoux pour le niveau du manoir mécanique). Par sa ponctualité, le génie de conception de ces séquences compartimente un peu trop des niveaux qui, au temps du premier Dishonored, brillaient par leur cohérence d'ensemble. On sent un peu trop les développeurs avides de nous en mettre plein la vue. D'une certaine façon c'est réussi. D'un autre point de vue, cela dilue l'expérience dans une soupe délicieuse, mais disparate. Tant et si bien que Dishonored crée de lui-même un hiatus entre son game design, classique et parfois erratique, et son level design, qui appelle par sa finesse phénoménale des idées de jeu plus originales que celles qui sont proposées ici - concrètement, la téléportation à outrance et la collecte de piécettes inutiles.


Sans doute que Dishonored 2 aurait pu être un jeu indispensable s'il avait réussi à reproduire la parfaite optimisation technique de son aîné. Sans doute que j'aurais pu lui pardonner son ambition un peu excessive, ses idées de game design parfois paresseuses et pas toujours intéressantes, sa structure téléphonée, s'il avait au moins réussi à porter ce que je considère peut-être comme la véritable marque de fabrique d'Arkane, celle de la technique irréprochable. Sans doute que développé par un autre studio, il aurait écopé directement d'un 8 avec recommandation. Sans doute que j'ai rarement autant appliqué l'adage "qui aime bien châtie bien". Mais trop de choses m'ont gêné dans cette suite, qui malgré ses moments de gloire ne parvient pas à reproduire le phénomène que j'attendais. C'est un léger goût de déception au générique de fin, à la clôture d'une aventure "sympa mais pas ouf". Peut-être aussi que ce qui manque à Dishonored 2 est une dramaturgie mieux étudiée, quoique celle du premier était loin d'être irréprochable je reste ici dubitatif devant cette histoire de coup d'état un peu trop plan-plan et apparemment pas complètement écrite sur sa fin. Qui est vraiment Delilah, grande méchante du jeu ? Pourquoi fait-elle ça ? Quel est son passé ? La morale du joueur est-elle sauve ? Emily Kaldwin, comme le répètent plusieurs fois les personnages qui croisent sa route, ne serait-elle pas simplement une enfant gâtée et la véritable usurpatrice ? J'avoue m'être posé quelquefois la question, à l'occasion de certains indices distillés au fil du jeu qui font croire à de lourds secrets de famille. Comme Dishonored 1, on peut espérer un ou deux DLC qui prolongeront l'aventure. Mais en l'état, cette suite échoue également à faire de ses personnages les acteurs d'une histoire puissante.

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le 23 janv. 2017

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Seb C.

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