Rien n'est chaos, l'ennuyeuse prévisibilité des systèmes binaires. Malcolm et al. 2019

Abstract : Le chaos ne doit pas être confondu avec le hasard. Le hasard n'existe pas, il n'y a que du chaos. Rien ne se produit spontanément, tout est la conséquence de causes plus ou moins complexes et impossibles à discerner. Tout est chaos.
Sauf Jurassic World Evolution.
Jurassic World Evolution est l'inverse du chaos, Jurassic World est le déterminisme fait jeu.


Dans Jurassic World Evolution, un dinosaure anesthésié ne se réveille pas tant qu'on ne l'a pas déplacé par hélicoptère. Il restera des heures en état de somnolence et finira par mourir de faim ou de soif si on le laisse là. A l'inverse, lorsqu'on le déplace il est immédiatement remis sur pieds.


Un dinosaure peut être en recherche d'un type de végétation alors même qu'il est sur un terrain occupé par ce type de végétation. Il ne sera satisfait que lorsqu'un certain pourcentage de la surface de son enclos sera recouvert par cette végétation. Et elle ne lui manquera plus jamais, même s'il reste en permanence dans une zone qui en est dépourvue.


Lorsque la réputation de votre parc stagne à 2,5 étoiles, ajoutez un deuxième hôtel.Toute autre tentative d'amélioration du parc à ce stade semble n'avoir aucun effet. Dès que votre deuxième hôtel sera construit la croissance du parc repartira selon une courbe fonction de vos attractions et de vos dinosaures.


Un maiasaura aura besoin de la compagnie de 2 congénères, toujours. Pour un parasaurolophus c'est 4 et un velociraptor 1. A défaut, vos animaux verront leur curseur de confort baisser irrémédiablement.


Le jeu regorge de ce genre d'exemples où un problème qui devrait être complexe (gestion des besoins des animaux, réputation du parc, dynamique des populations) et impliquer de nombreux facteurs se résout de manière mécanique en jouant sur un seul élément.


Jurassic World Evolution est ennuyeux parce qu'on en voit les rouages. Son gameplay est à l'image des bâtiments que l'on dispose sur la map : on a l'impression d'être dans les coulisses du jeu/parc. Les murs sont en béton brut, des câbles électriques moches s'étirent entre chaque bâtiment et les algorithmes grossiers transparaissent mécaniquement derrière chaque événement.


C'est là la grande différence avec son prédécesseur de 15 ans, Jurassic Park Operation Genesis. JPOG était un simulateur d'écosystème préhistorique, auquel on avait apposé une surcouche de "gestion", histoire de justifier son statut de jeu. (Grant, Sattler et al. 2003) Tous les feedbacks donnés au joueur étaient le résultat des interactions réelles et visibles à l'écran qui se produisaient entre les différents assets du jeu. Un dinosaure avait besoin de végétation quand il n'en trouvait pas autour de lui, pas parce que son enclos n'était pas aux normes que les développeurs avaient prévues pour son espèce.


JWE au contraire est un jeu de statistiques, de jauges et de curseurs. Poussant l'absurdité jusqu'à introduire des stats inutiles et interchangeables. On notera par exemple la présence d'un attribut "espérance de vie" sur les dinosaures. Celle-ci peut être augmentée jusqu'à 100 (ans ?) en jouant sur le génôme, mais cela n'empêchera pas le dinosaure de mourir de vieillesse après trois heures de jeu, rendant la chose peu crédible. Pire, aucune horloge n'indique l'écoulement du temps, ainsi même en connaissant l'espérance de vie d'un specimen il n'est pas possible d'anticiper son décès afin de planifier le renouvellement des populations. Il faut attendre qu'un dinosaure meure pour le remplacer, dans un jeu de gestion de zoo ça laisse à désirer mais de toute évidence cette stat n'est pas là pour être utile au joueur.
Finalement l' "espérance de vie" n'est là que pour répondre à des objectifs ponctuels fixés par les responsables de votre parc : "faites naître un tricycloplotz avec plus de 80 en espérance de vie".


Dernier exemple en date, dans le DLC "Return to Jurassic Park" les notions de divertissement et de facilité de déplacement sont supprimées, remplacés par le besoin pour les visiteurs d'aller aux toilettes, sans que cela ne déséquilibre le jeu, ni ne change la manière de jouer. Les mécaniques restent les mêmes, cet escamotage ne sert qu'à varier les "scénarios" des contrats, qu'en réalité on ne lit pas. (Il a d'ailleurs fallu plusieurs heures pour découvrir ces changements, lors de fouilles dans les menus pour étoffer ce texte.)


Ces objectifs, ou "contrats", sont donc le principal moteur du jeu. Ils sont de trois types : Divertissement, Sciences et Sécurité, correspondant aux trois divisions qui gèrent les différents aspects de votre parc, et qui sont en concurrence entre elles (sic). Une rivalité qui se matérialise par ... des jauges et des curseurs ! Lorsqu'une division vous propose un contrat et que vous le remplissez son niveau de satisfaction augmente et celui des autres baisse. Lorsqu'une jauge est au minimum, les membres de la division concernée peuvent se mettre à saboter le parc (sic). Cette rivalité exacerbée frise là encore l'absurde, d'autant que les objectifs fixés par l'une ou l'autre des divisions ne sont pas incompatibles entre eux et ne se différencient même pas : la division sécurité peut tout à fait vous proposer un contrat consistant à construire une boutique de prêt-à-porter ...


Sur la jauge de chaque division, en atteignant des niveaux de satisfaction précis on débloque des technos, bâtiments, dinosaures, ou mini-scénarios (appelés "missions"). Pour débloquer l'ensemble du contenu du jeu il est donc nécessaire d'avoir atteint à un moment donné le niveau de satisfaction maximal pour chacune des divisions sur chacune des îles.
Un objectif relativement simple à atteindre puisqu'il suffit de demander en permanence de nouveaux contrats à la même division pour atteindre son niveau maximum de satisfaction en quelques dizaines de minutes. Faites-le trois fois sur chaque île et le tour est joué. C'est d'autant plus simple que l'on peut délaisser toute la gestion du parc pour y parvenir : la jauge de satisfaction ne tient absolument pas compte de ce qui se passe, elle ne varie qu'en fonction du remplissage des contrats. La discordance entre les deux aspects du jeu est même poussée à l'extrême lorsque certains contrats demandent expressément de provoquer des problèmes dans le parc.


Heureusement il n'est pas bien compliqué de remettre en état de marche un parc parti en zbeul.
Comme évoqué plus haut, les critères de satisfaction des dinosaures étant d'une lisibilité confondante, ceux-ci vous laisseront en paix dès que vous aurez cerné leur petit caractère et aucun chaos n'émergera de ce côté là. Alors le jeu s'efforce de provoquer des catastrophes en envoyant des tornades avec la régularité d'un métronome posé sur un pendule de Newton, ou en prétextant des sabotages.
Attendez que ça passe, envoyez les rangers réparer les trucs cassés, les UC anesthésier et transporter les dinosaures, et c'est tout. Ce genre d'incident ne pénalise absolument pas la progression : 2 minutes plus tard le parc aura retrouvé son niveau de popularité, même si 50 visiteurs sont morts dans l'histoire.


JWE se contrefiche de ses visiteurs mais a mis un point d'honneur à modéliser de jolis dinosaures, conscient qu'une part non négligeable de ses joueurs est là uniquement pour eux. La fonction photo permet donc de faire des merveilles, mais les naturalistes en herbe devront oublier leur espoir de contempler des dinosaures batifolant de manière crédible. Comme tout le reste, les dinosaures obéissent à des curseurs de manière binaire et l'illusion ne tient pas plus de quelques minutes.
C'est désespérant de voir un placide tricératops se ruer soudainement vers le point d'eau le plus proche à l'instant où son curseur de soif passe dans le rouge, ou un velociraptor s'effondrer de sommeil sur les restes de la proie qu'il est en train de dévorer.
Le curseur de confort est quant à lui en quelque sorte la moyenne de tous les autres et il commande, avec autant de subtilité que le reste, le passage en mode panique de l'animal. Là encore, dès qu'il est dans le rouge l'animal se précipite vers la clôture la plus proche pour la dégrader jusqu'à ce qu'il puisse sortir de son enclos. Il traversera alors le parc sans aucune hésitation sur le chemin à prendre (le pathfinding est abusé) pour aller directement semer la panique dans une zone pleine de visiteurs. Une fois en liberté il se fiche éperdument de ses contraintes habituelles, mais rapatriez-le dans sa zone et le déterminisme binaire des curseurs sera immédiatement réinstauré.


Jouer à Jurassic World Evolution se fait donc en deux phases : la première consistera à suivre la campagne pour grinder les contrats et débloquer un maximum d'éléments. Ce faisant on se rend bien compte qu'on peut laisser de côté les affaires courantes de la gestion des parcs : tout est trop simple et rien ne viendra pénaliser un dinosaure échappé ou une tempête mal anticipée.
Puis lorsqu'on estime avoir suffisamment d'éléments à disposition pour enfin prendre dignement et sérieusement la succession de John Hammond, on lance une partie bac-à-sable. Malheureusement, l'envie s'est perdue en chemin et l'on ne peut, après 30 heures de jeu, fermer les yeux sur toutes les limitations qu'on a déjà constaté, pour profiter avec insouciance de notre rêve de gosse.


Difficile de croire que l'intention de départ était de faire un jeu de remplissage de contrats, mais en même temps, tout tourne tellement autour de cette mécanique qu'elle ne peut pas avoir été ajoutée au dernier moment pour ralentir la progression de l'aspect gestion.
Une gestion qui s'avère inintéressante en raison de l'absence de cohérence du système, qui est en fait une juxtaposition de modules indépendants et au fonctionnement binaire.


On était en droit d'attendre d'un jeu de gestion de la licence Jurassic qu'il nous illustre mieux que cela la notion d'imprévisibilité dans les systèmes complexes.

Laaris
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le 4 déc. 2019

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Laaris

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