On flippait un peu à la lecture des critiques qui descendaient en flèche le cinquième épisode des Chevaliers de Baphomet, certainement trop heureuses de détruire enfin du projet kickstarté (il suffisait pourtant de regarder un peu plus à gauche : ce n'étaient pas les victimes potentielles qui manquaient). Le titre s'est récolté des scores similaires à ceux de l'épisode précédent, les Gardiens du Temple de Salomon, lequel est tristement réputé pour sa 3D hideuse, ses bugs de fou furieux et son rythme assez minable. Pourtant, on a beau chercher, on ne voit pas bien ce qui cloche dans cette Malédiction du serpent, à peu près aussi brillante que l'étaient les deux premiers épisodes, voire même supérieure sur certains points. La Malédiction, ce sont tous les ingrédients qui ont fait le succès de la série, dosés avec une précision admirable et, ce n'était pas gagné d'avance, une maîtrise absolue de ses propres codes, qui sont ici respectés et amplifiés pour délivrer une sorte de best-of festif et malin. La mécanique, d'abord : l'équilibre délicat entre réflexion et tâtonnement, l'art de l'improvisation en situation délicate, celui de se sortir d'un mauvais pas avec une pelote de laine et un parfum en spray. Les Chevaliers de Baphomet, ça a toujours été ce savant mélange d'épique et de dérisoire, ce décalage entre le côté inquiétant, voire ouvertement tragique, du problème vécu et les moyens laissés au joueur pour le résoudre. Il y a des morts partout dans cet épisode 5, qui paient le prix de la cupidité ou de l'ignorance des hommes, quand ils se trouvent malencontreusement en travers du chemin de fanatiques religieux ou de businessmen sans scrupules. Derrière les couleurs pétantes et l'humour flegmatique de George Stobbart, c'est tout un monde gouverné par les ténèbres qui s'agite jusqu'à l'explosion, et qui ne peut être ramené à la raison que par son propre contraire, en résolvant des énigmes un peu bêta. Il y a presque vingt ans, le premier Broken Sword posait les bases du jeu d'aventures épique, par-dessus celles, fragiles, des Indiana Jones de LucasArts dont il reprenait cette merveilleuse philosophie : montrer l'humanité sous son jour le plus atroce et proposer au joueur d'en rire - car, après tout, il n'y a que ça à faire.

Dans une histoire qui s'écrit avec le sang, George fait n'importe quoi, marche avec placidité, montre son inventaire à ses interlocuteurs (la réplique la plus drôle du jeu : "J'ai un trombone!", lancée avec une joie enfantine à un mafieux qui s'en moque), combine un biscuit et boîte d'allumettes pour capturer un insecte qui sauvera le monde. Les personnages sont inspirés de la réalité (on retrouve dans le jeu les avatars de Poutine, Kadhafi, notamment). Cet équilibre délicat entre intelligence et dérision, le jeu le trouve très tôt et le garde pendant toute sa durée. L'étrangeté des énigmes et le plaisir qu'on prend à réussir les combinaisons les plus improbables renvoie à un plaisir ludique primaire, qui s'amplifie largement dans la deuxième partie où les scénaristes et les concepteurs se déchaînent, où les combinaisons improbables et rigolotes laissent place à de périlleux (mais passionnants) exercices de déchiffrage de documents ancestraux. Bien sûr, il existe une grande part de réflexion : surtout vers la fin, presque tout, au final, semble logique, et il est rare qu'on peste contre une solution injuste. Aussi, c'est le découpage en deux parties qui se révèle étonnamment pertinent. De base, on sait que le jeu a été coupé en deux pour satisfaire les backers du projet qui ne voulaient pas attendre trop longtemps avant de découvrir le résultat final. Revolution aurait pu allègrement se casser les dents à coups de cliffhanger pénibles et de bouts de scotch entre les deux épisodes pour faire tenir l'histoire, mais il n'en est rien. En vérité, les deux épisodes sont presque indépendants, fonctionnant sur un système de tiroirs plutôt brillant, où le premier épisode est une enquête policière posant les enjeux de ce qui deviendra une quête mystique dans le deuxième épisode, avec des personnages et des lieux différents. On ressent même une progression admirable dans la progression de l'intensité de l'action où l'on quitte les rues familières de Paris (enrichies en clichés débiles) pour découvrir des lieux mystérieux renfermant de plus lourds secrets.

Le jeu est beau, avec ses tableaux en 2D d'une admirable finesse, à la fois lisibles et détaillés, offrant parfois un défilement sur plusieurs plans d'une élégance rare (la galerie d'art avec Paris qui défile en parallaxe derrière la vitrine). Les personnages en 3D sont une réussite, leur animation également : avec leurs contours dessinés et leurs formes rondes, ils se marient vraiment très bien à l'environnement. D'autres éléments en 3D sont incrustés dans le décor avec un sens certain de l'esthétique qui mettent de la vie dans des décors qui en semblent parfois dénués (le grand délice réside sans doute dans les animations des différents mécanismes secrets que le joueur met au jour). Mais plus que jamais, cet épisode est l'héritier de ses prédécesseurs et de leurs propres sources d'inspiration. Il y a un parfum spielbergien derrière ce scénario appelant des mythes ancestraux, qui transforme des baraques de bourge et des pièges à touristes en terrains d'investigation fertiles de légendes trop longtemps tues. Une fascination est à l’œuvre, la même qu'il y a vingt ans : déchiffrer des vieux parchemins, découvrir des portes dérobées, débusquer les indices d'une mythologie touffue et cohérente ramenant jusqu'aux fondements de l'humanité. Charles Cecil s'est surpassé pour ce cinquième épisode, qui convoque une somme impressionnante d'éléments religieux et mystiques déjà ancrés dans la croyance collective (Jéhovah, Lucifer) en les confondant habilement avec une réalité historique qu'il fait découvrir et vulgarise tout à la fois (les gnostiques). Comme aux origines, le scénario de la Malédiction du Serpent se base sur des éléments authentiques, choisit pour cadre une réalité que l'on pourrait nous-même toucher du doigt, avec des lieux, des événements, des personnages inspirés de la vraie vie, qu'il suffit de googler pour constater qu'il y a un socle concret derrière tout cela. Les Chevaliers de Baphomet ont toujours eu leur petite vocation pédagogique, cet aspect amicalement encyclopédique qui, l'air de rien, dit des choses sur notre monde. L'épisode 5 ne déroge pas à la règle en posant derrière un vernis cartoon des questions osées : Dieu existe-t-il, faut-il croire en lui ? Et, comme ses prédécesseurs, il ne donne aucune réponse, préférant se clôturer sur une pirouette humoristique un peu naïve rappelant qu'on est là pour jouer, et que la vraie connaissance se trouve ailleurs.
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le 2 juil. 2014

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