Analyse : la force narrative du jeu vidéo.



Cette critique comporte des spoilers. Par un souci d'écriture, les spoilers ne seront pas masqués. Donc n'allez pas lire cette réflexion si vous voulez garder la surprise.


Cette "analyse" est personnelle. Elle n'est pas plaquée comme une vérité générale, et chacun ou chacune ressentira les choses à sa manière. Elle n'est pas non plus exhaustive, et ne se concentre que sur quelques éléments bien précis. Analyse écrite aussi d'une traite, comme une nécessité.




Comment témoigner d'un tel choc émotionnel ? Comment puis-je m'expliquer que The Last of Us : Part II soit possiblement l'œuvre, tous médias confondus, qui m'a le plus impacté jusqu'à maintenant ?


J'ai terminé le premier volet à peine 2 mois avant la sortie du second, pendant ce long confinement. J'ai vibré le long d'une année fictive auprès de Joel et Ellie, si bien que j'en perdais presque le contact avec le réel. En fait à vrai dire, j'en ai complètement perdu le contact avec le réel. Je me le suis pris en pleine gueule cet hiver affreux. Ellie dévastée, machette à la main pleine de sang. Puis ce printemps, cette renaissance, ce moment de poésie avec ces girafes rappelant évidemment cette scène mythique d'un certain film de dinosaures. Et puis cette fin. Ce choix cruel et émotif d'un homme qui n'acceptait pas de perdre. J'ai tremblé lors de l'épilogue, lors de ce mensonge. Puis je suis resté, un peu comme un con, la manette entre les mains. J'ai mis du temps à comprendre ce qu'il m'était arrivé. Un jeu vidéo, contre toute attente, m'avait complètement retourné émotionnellement. Plus fort qu'un film. Même sensation qu'après avoir terminé La Horde du contrevent de Alain Damasio. Une sensation de vide, presque de déprime liée à un retour au réel. En fait, j'étais resté bloqué dans la fiction. Et de ce que j'ai cru comprendre, je ne suis pas le seul à avoir ressenti cela.


Mais arrêtons de parler de The Last of us, et parlons de la suite.


Est arrivé le teaser du Part II : cette chanson, Through the valley qui tournait en boucle dans ma tête, ces frissons en voyant Ellie, plusieurs années plus tard, semblant vouloir se venger. Mais de qui et pour quoi ? Telle était la question brûlant toutes les lèvres. Vous imaginez un peu le challenge ? Comment diable écrire une suite d'un tel monument ?


Avant de rentrer dans le vif du sujet, saluons tout d’abord les progrès artistiques faits lors de ce deuxième opus : il est magnifique. Le souci du détail offre une réelle valeur ajoutée au jeu. Et pour le coup, la majorité s’accorde sur ce point-là. C’est beau. On se balade dans les rues de Seattle, à cheval dans les hautes herbes. Le joueur ou la joueuse est réellement immergé.e dans cet univers.
D’un point de vue gameplay, on note pas mal d’améliorations - nécessaires - par rapport au premier jeu, mais on reste dans quelque chose d'assez classique. Le joueur chevronné s'ennuiera peut-être rapidement si il ne monte pas toute la difficulté au maximum.


Mais ici, je n'ai pas envie de parler de gameplay.


Jamais une expérience virtuelle - film, série, livre, jeu vidéo, et j'en passe - ne fut aussi viscérale. Parce que si les gens attendaient un deuxième volet consensuel et classique, évidemment que ça allait décevoir. Naughty Dog prend une décision qui n'a jamais été prise dans le jeu vidéo auparavant de manière aussi radicale : nous détruire.


Puisque c'est dans ces conditions là que le jeu vidéo en tant que médium déploie l'entièreté de sa puissance narrative. On a déjà eu des exemples de jeux qui ont brillé par leur narration (The Witcher 3 : Wild Hunt, Bioshock, Beyond : Two souls [mon avis sur le jeu ici]...) mais aucun n'a autant utilisé la dimension qui différencie le jeu vidéo du cinéma : l'interactivité.
Alors que le cinéma choisit les images qu'il montre dans un temps limité, le jeu vidéo a la possibilité de décupler les possibilités à travers l'illusion de choix donnée au joueur. On pourra toujours contester et dire que finalement, l'illusion de plusieurs choix n'est finalement qu'un choix d'images - certes plus varié qu'au cinéma - et que la narration est imposée au joueur.


Et pourtant, tout comme le cinéma autorise à la fois la suspension consentie de l'incrédulité - i.e la croyance en un monde fictionnel en mettant de côté tout processus sceptique - mais aussi et surtout la capacité extradiégétique qu'a le spectateur à imaginer la fiction au-delà de ce qui lui est montré, le jeu vidéo par l'interactivité décuple l'intensité de ces concepts en laissant le joueur réellement vivre plusieurs heures dans des mondes fictifs. Le cinéma montre , le jeu vidéo nous fait vivre.
C’est exactement le sujet de The Last of us : Part II. Que nous fait vivre le jeu ? Une vengeance cyclique, exponentielle, des morts, du sang, bref : l'horreur. Avec un point de départ : la mort anti-héroïque de Joel. Une mort sale, violente et soudaine. Un peu à la manière de ce coup de batte cloutée dans The Walking Dead.


Le jeu nous questionne également sur notre capacité à nous identifier totalement aux personnages que l’on joue. Le cinéma montre différentes facettes morales et la complexité des points de vue, tout comme le fait la littérature. Mais le jeu vidéo pousse le concept encore plus loin.


Passer du temps avec un personnage, c'est l'accepter. Ce n'est pas l'accepter au sens moral, mais l'accepter au sens de l'expérience. On le vit. Et attention : nous incarnons un personnage ! Nous ne transposons pas notre pensée ou notre corps au sein d'un avatar dans un univers virtuel où l'on fait ce que l'on veut. J'aurais refusé d'assassiner sauvagement Nora ou de tuer froidement Mel dans ce cas-là, mais cela n'est pas la question ! Beaucoup de joueurs et joueuses ont ressenti énormément de frustration durant ces moments d'impuissance : je les comprends, moi aussi.
Mais comment ne pas reconnaître l'immensité du jeu lors des deux affrontements entre Ellie et Abby ? Jamais un jeu vidéo - à ma connaissance - n'a mis le joueur ou la joueuse dans un tel mal-être. Et puis comment ne pas évoquer cette fin si tragique ? Ellie a tout perdu. J'ai tout perdu.


Comme dit plus haut ce jeu questionne notre capacité d'identification totale à un personnage fictif. Le personnage est écrit, possède un background décidé par l'équipe narrative du projet.
Druckmann et son équipe nous dit : vivez Ellie. Vivez Abby. Je ne pense pas que le jeu nous demande de choisir une team. Alors oui, il a peut-être entre autres cette envie faussement pédagogique et un peu pédante de nous donner la leçon de morale suivante : "la vie c'est pas un kiwi, y'a des gentils méchants et des méchants gentils". Mais ne retenir que cela de l'oeuvre est à mon sens trop réducteur. Le changement qu'impose TLOU Part II dans l'univers du jeu vidéo est à mon sens beaucoup plus profond.


Le joueur ou la joueuse est appelé.e à se détacher du réel et à basculer dans la psyché des personnages. Se faisant : on en souffre. On souffre parce que les personnages sont écrits mais NOUS appuyons sur les boutons. Nous sommes démunis face à ce qu'il se passe. Nous n'avons pas le choix réel d'action mais nous récoltons toutes les émotions qui en découlent. Alors il y a des dérives très graves : et des gens envoient des menaces de morts aux acteurs et actrices. Le danger d'un tel détachement de la réalité est là. Mais on en prend plein la gueule. On est investi.


Malgré tous les défauts narratifs qu'on pourra lui trouver à tort ou à raison - après tout, chacun.e est maître.sse de son ou sa sensibilité - on ne pourra jamais enlever l'audace de Naughty Dog de proposer une expérience comme celle-ci ! Au cinéma on aura beau faire un film de vengeance et couper au milieu pour nous donner la vision inverse : cela ne sera jamais aussi efficace que de nous demander d'être actif.ve dans le processus. Bravo aux plus de 2000 personnes ayant travaillé sur ce projet.


Le joueur est un pauvre étranger voyageur. Pauvre par sa non-puissance, étranger aux corps des personnages qu'il incarne et voyageur car allant de personnage en personnage, de monde en monde. Nous ne sommes que des wayfaring strangers. Et c'est d'ailleurs ce que nous rappelle implacablement la musique du générique de fin. Tout comme les personnages que nous incarnons. C'est quand même super meta.


C'était important pour moi d'écrire ce petit texte. Cette expérience vidéoludique a complètement changé mon rapport à la fiction et à la nécessité de raconter des histoires, ainsi que les différents médias possibles pour le faire. Le jeu vidéo a de très belles années devant lui. Quelque chose s'est passé le 19 juin 2020. Un changement profond dans la façon de faire de la narration : le jeu vidéo est capable de déployer une force narrative inégalable, et il n'y a plus d'hésitations là-dessus.
Allez, je me casse. Je retourne me perdre dans Seattle et errer dans l'aquarium. Peut-être qu'en fait je suis le seul à être aussi réceptif à ce genre d'émotions. Peut-être que j'extrapole, que j'en fais un peu trop. Mais profondément, j'y crois. Je crois à la force de la fiction, je crois à Ellie et Joel. Et puis, à Abby aussi.


Je crois à ces émotions là.



I'm just a poor wayfaring stranger,
traveling through this world below.
There is no sickness, no toil, nor danger
in that bright land to which I go.



Article à retrouver sur thefilmsociety.co

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le 7 juil. 2020

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