La fable racontée par les équipes des studios Naughty Dog est une fable sans morale, sans foi ni loi. Une fable cynique, désabusée, narrant les plus sombres vicissitudes humaines.


Ce second volet de la saga The Last Of Us, qui se déroule dans un univers post-apocalyptique, à renfort d'épidémie covidique transformant les hommes en zombies, et mêlant une atmosphère à la The Walking Dead, enfonce les clous du premier opus, plus violemment, plus radicalement encore. Si le premier opus était plein d’espoir, le second est plein de haine.


Cette violence est d'autant plus flagrante qu'elle se heurte au progressisme du jeu, qui met en avant des femmes, des minorités sexuelles et ethniques. Les personnages changent des archétypes habituels. Les femmes sont fortes, si fortes qu'elles sont les égales des hommes dans la violence, et peut-être même pire. Car l'égalité, dans le monde de Last of Us, c'est emprunter la même route mortifère, le même chemin de la haine, c'est voyager au bout de nuit.


Nous suivons toujours les périphéties d'Ellie, une jeune fille à la témérité la plus extrême, et celle de son père adoptif, Joel. Mais voilà, tous les sacrifices auxquels ils ont consenti dans le premier opus, pour survivre, vont se payer au prix fort. Là où nos personnages dans le premier épisode agissaient pour survivre, ici, pourtant il n'en est rien. Rien de ce qu'ils commettent comme crimes n'est nécessaire et les remords passent comme les nuages. Il s'agit de pure violence, de pure bestialité, de pure haine, actes d'esprits détraqués par des décennies de guerre.


Pourtant ils ont le choix. On leur tend des mains, le bonheur est à portée, mais ils s'enfoncent, inexorablement. Le jeu crée une histoire en double miroir, d'abord entre Ellie et Abby, deux jeunes femmes qui se lancent dans une quête vengeresse l'une contre l'autre et que l’on incarne à tour de rôle, et aussi avec nous car, joueur, nous sommes pris à partie, découvrant les pièces du miroir qui s'assemble peu à peu, lorsque la narration, alternée et fragmentée, prend tout son sens. En effet, le début du jeu mêle tous les protagonistes sans que nous comprenions tout. Il faudra attendre la fin pour recoudre les fils.


Le jeu renverse les perspectives du premier opus. Ce qu'on avait fait avec Joel dans la partie I a eu des conséquences, néfastes. Il nous faut composer avec deux personnages dont les actes deviennent inexcusables et qui luttent à mort, alors que nous avons passé des heures à les apprécier, à les aimer et composer avec ce que nous avons nous même fait comme joueur.


Le jeu n'est pas manichéen. Il est d'une rare subtilité, prenant le temps de développer ses personnages dans le moindre détail et paradoxe. On suit des cinématiques magnifiques de réalisme, des dialogues toujours justes, parfois drôles et touchants ou au contraire d'une brutalité sans nom. Par un habile système de narration enchâssée, de flash back, le joueur explore la vie passée des personnages, et tout finit par se faire écho. Un lieu évoquant un autre, soit dans l'opus précédent soit précédemment dans le jeu, les personnages passant aux mêmes endroits mais vivant les scènes d'un autre point de vue. Mais le grand tour de force c'est lorsque le jeu renverse les points de vue : Ellie qui était alors l'héroïne devient l'ennemie et Abby, l'antagoniste, une personne attachante et qui souffre comme Ellie de la perte d'êtres chers. Ainsi on la revoit parcourir l'hôpital de son père où il va être tué par Joel, plusieurs fois dans le jeu, hanté par ce souvenir (passant par le chemin que nous avions emprunté dans le 1 pour tuer justement ce père). Le jeu nous arrache à nos repères, à nos certitudes. On ne sait plus qui suivre. On constate cette extrême violence, seule finalité. Abby tue tous les proches d'Ellie. Ellie tue tous les proches d'Abby, et même une femme enceinte, qu'elle achève avec froideur. Devant cette impossibilité de cautionner les actes, devant cette impossibilité de choisir entre deux antagonistes, il y a une fatalité pour le joueur, qui se trouve mal à l'aise, devenant lui-même complice de l'histoire, du meurtre.


Il y a une réelle dimension onirique et poétique pourtant dans ce chaos de jeu. Déjà, cet univers apocalyptique est sidérant d'une noire beauté. Il est si détaillé qu'on songe sans peine à toutes les vies qui autrefois le peuplèrent. On s'émerveille de découvrir Seattle vide, ses autoroutes devenues vastes plaines herbeuses où l'on galope à cheval, sa synagogue, ses musées, son théâtre (merveilleux décor sur l'illusion, avec la scène, les coulisses...). L'illusion est d'ailleurs un thème majeur du jeu : tous les personnages se bercent d'illusion et il n'est pas étonnant de voir Ellie s'émerveiller d'un magnifique musée de dinosaures, à la Jurassic Park ou pour une réplique des modules Soyouz. Elle reste une jeune fille. Ce qui contraste avec l'extraordinaire violence de ses actes. Il en est de même pour Abby qui explore un aquarium somptueux, lieu de rêve et de fantaisie au milieu de toute cette crasse et tout ce chaos, où son ex-compagnon vit reclus comme un enfant au milieu de ses rêves et de ses jouets. Il y a aussi de nombreux autres décors de magasins de jouets, de dessins...Lorsque l'amour est donné aux deux protagonistes, elles le rejettent, assoiffées de vengeance. C'est un peu l'histoire de l'enfance disparue, ou disons gâchée par la cruauté du monde. "On est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté."


Le décor est sans cesse balayée par la pluie, la mer, brutale, la tempête, la brume. Toute l'innocence est balayée. Même lorsqu'un enfant apparait dans le jeu, il finit happé par la violence. Parfois, des personnages importants meurent en un rien de temps, sans adieu. Le joueur les perd, de manière brutale, cruelle et définitive.


Les références au cinéma sont d’ailleurs nombreuses (Le silence des agneaux - scène avec Ellie qui au contact d’un agneau se souvient de l’horreur, Jurassic Park...) . Et le jeu est parfaitement cinégénique. La motion capture des acteurs est absolument formidable et leur jeu très haut dessus de la moyenne des films. Même la VF est très convaincante. La seule différence avec le cinéma c’est que le personnage principal, c’est le joueur et que c’est sur lui que repose tout. Il prend plaisir à tuer, à voir ce sang, il assouvit sa soif de violence comme les personnages, miroir tendu par le jeu à notre propre monstruosité.


Le jeu puise toutes les ressources des consoles modernes ; le réalisme des traits de visage, des gestes, l'expression, les voix, le jeu d'acteur, c'est du grand art. Tout est plausible et hormis quelques moments un peu trop plateformes (quelques poutres et galipettes inutiles), et d'autres trop arcades avec quelques boss trop classiques et pénibles, le jeu est d'une grande diversité, relançant sans cesse l'intérêt du joueur. Par la myriade de détails, d'objets à trouver, partout, dans ces lieux autrefois peuplés (restaurants, hôtels, appartements, hangars...), de personnages secondaires, de style de combat, de transport (a pied, à cheval, à bateau...), d'armes, de quête pour ouvrir des coffres-forts, trouver de nouvelles armes et compétences ; l'intérêt du joueur est quasi constant. Les ennemis vous traquent, les chiens vous pistent. L’intelligence artificielles de vos ennemis et vos alliés s’adaptera toujours à vos choix. On trouve aussi des histoires enchâssées dans la grande, pour les joueurs avides de détails, par le biais d'objets à collectionner et de lettres et mots, disséminés dans le jeu, qui forment un roman épistolaire, et donnent des éléments sur le contexte et l'univers du jeu. C'est un travail énorme de la part des scénaristes et des game designer. Le jeu sait aussi s'offrir des pauses : les cinématiques sont très nombreuses, ou encore des exercices de guitare où l'on fait quelques arpèges et parfois on flâne simplement dans le décor grandiose de décadence. Les phases d'exploration calme et de combats intenses sont bien réparties.


Je l'ai dit, le jeu à ces moments d'onirisme, de répit. A la fin Ellie se trouve une belle maison avec sa copine et son bébé. Champs de blé, la mer à l'horizon, décor à la Moisson du ciel. Mais voilà, la violence, la haine, la rongent. Pour elle, il est déjà trop tard, elle est allée trop loin dans le voyage, et elle nous entraine avec elle dans son ivresse vengeresse. Le joueur subit ce voyage au bout de la nuit, il s'enfonce jusqu'à la plus noire des obscurités avec les personnages. Ellie part à Santa Barbara, sous les cocotiers, et tout n'est qu'horreur, à ciel ouvert, en pleine chaleur, zombies et brutes esclavagistes, qui crucifient les esclaves récalcitrants, au bord de l'eau, sur le sable fin, face au soleil. Même cette sinécure est un enfer. Elle retrouve Abby, qu'elle veut tuer, coûte que coûte. Les deux femmes ennemies se battront à mort, en vain, pour rien, s'arrachant des doigts, se meurtrissant le corps, et on a mal pour elles, d'autant plus qu'en appuyant sur les boutons, comme sur la gâchette, c'est nous qui donnons les coups. Le joueur est pris à partie.


Ce jeu est sublime, autant qu'il est désespérant sur l'âme humaine. Il est une expérience éprouvante, presque insoutenable par moment - si ce n'était pas compensé par des scènes sidérantes de poésie et de beauté-. Les scénaristes ne flattent jamais le joueur. Ils appliquent leur propre radicalité, créent une histoire d'un réalisme cru et brutal. Les fanboys n’ont pas toujours apprécié. Voir leur héroïne du 1, Ellie, devenir un monstre, ça fait mal. C'est un jeu exigeant, difficile, long, qui déroute, qui choque, une expérience à part dans l'univers vidéoludique, un voyage, obscur, jusqu'aux confins des ténèbres, mais magnifique, même enténébré.

Tom_Ab
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le 2 oct. 2020

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Tom_Ab

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