Alien: Isolation
7.4
Alien: Isolation

Jeu de Creative Assembly et Sega (2014PC)

Peu de jeux m’ont autant fasciné qu’Alien Isolation. Sébastopol est comme une deuxième maison pour moi ; je connais la station jusque dans ses moindres recoins, je connais tous ses secrets, tous ses PNJs, et même les codes sont ancrés dans ma mémoire. J’ai traversé le jeu en long, en large et en travers plusieurs dizaines de fois, j’ai speedrunné quelquefois le jeu, par plaisir, et je suis l’évolution des speedruns depuis 2015. Autrement dit, j’ai sûrement investi plusieurs centaines d’heures dans Alien Isolation, et pourtant, le titre possède cette aura qui m’attire toujours vers lui, qui fait que, régulièrement, je reviens arpenter les couloirs de Sébastopol.


Alien Isolation fait partie de ces œuvres dont on se dit : «j’aimerais bien tout oublier pour revivre l’expérience comme la toute première fois». Je me rappelle encore de ma première partie, de ma découverte à la fois émerveillée et terrifiée de la station. Je pouvais vivre pour la première fois ce que Ripley ressentait dans les films, et évoluer dans ces décors retranscrivant fidèlement la science-fiction des années 70 qui m’impressionnait quand j’étais gamin, le tout sublimé par une Direction artistique splendide. Puis, une fois passée l’excitation de se lancer dans une nouvelle aventure, je le rencontrai pour la première fois, lui, celui qu’on attendait et qu’on redoutait tous : l’Alien. Je me rappelle encore, comme si c’était hier, de mes premiers contacts avec la créature, comment j’étais tétanisé, n’osant faire quoi que ce soit. J’attendais patiemment, caché dans un casier, sous un lit ou derrière une table, de ne plus entendre aucun bruit afin d’être sûr que l’Alien ne fût pas dans les parages, et à ce moment-là, je me décidai à progresser. Bien sûr, cette technique n’était pas sans faille, car l’Alien est malin, et c’était parfois lui qui attendait sa proie en ne faisant aucun bruit.


Puis, je me suis habitué à sa présence. Il me terrifiait toujours, mais je commençais à cerner la bête. J’utilisais divers outils pour le distraire, pour l’amener à attaquer des humains hostiles. C’était à mon tour de jouer avec lui, de tirer profit de cette Intelligence Artificielle si complexe, si malléable, dont je commençais à peine à saisir toutes les subtilités. Mais lui aussi s’adaptait, se faisait plus coriace. Nous apprenions l’un de l’autre. Il n’y avait pas un dominant et un dominé, mais deux êtres sur un même pied d’égalité, évoluant pour survivre. Puis vint la fin, et je dus me séparer de cet Alien fascinant qui m’avait accompagné tout au long de l’aventure. Ce que je ne savais pas encore, c’était que mon aventure avec Alien Isolation était bien loin d’être terminée, et que j’allais avoir l’occasion de rencontrer de nouveau l’Alien de nombreuses, très nombreuses fois. Ma fascination pour Alien Isolation venait tout juste de naître.


Dès lors, j’ai cherché à comprendre ce qui me fascinait tant dans ce jeu. Alien Isolation n’est pas le seul bon représentant du Survival Horror, et il possède certaines caractéristiques qui peuvent me déplaire, voire m’ennuyer dans d’autres jeux. Alors pourquoi est-ce qu’ici cela fonctionne ? Pourquoi ce jeu en particulier a autant attiré mon attention ? Il ne pouvait pas juste s’agir d’un hasard, d’une question de subjectivité, il y avait autre chose qu’il me fallait appréhender, saisir l’alchimie subtile qui permet à tous ces éléments de former le chef d’œuvre qu’est Alien Isolation. Il ne s’agissait plus seulement de ressentir, de vivre Alien Isolation, il s’agissait de penser Alien Isolation.


Bien sûr, mes premières pensées se sont portées sur le Xénomorphe et sa magnifique Intelligence Artificielle qui représentent, à eux seuls, la véritable pierre angulaire d’Alien Isolation*. Quand on joue, on ne pense qu’à lui, et même en dehors des sections de jeu, il m’arrive de repenser à l’Alien, à ses façons d’agir et à ses malices. Ainsi, c’était tout excité et un peu moins craintif que je lançai ma deuxième partie, bien décidé à retrouver cet organisme fascinant. Aujourd’hui, après plusieurs centaines d’heures passées en sa compagnie, on peut dire qu’on se connaît bien tous les deux, et que, par-dessus la peur et la rivalité, s’est formée une certaine forme de respect entre moi et l’Alien, entre l’Homme et la machine. C’est bien là le plus fascinant dans Alien Isolation, ce sentiment d’être vulnérable, d’être épié, traqué, confronté à une Intelligence Artificielle hors du commun, suivant sa propre logique, et qui est très certainement une des plus belles et une des plus incroyables de l’histoire du jeu vidéo.


Le plus fort, c’est que rien n’est scripté – hormis quelques passages – et donc chaque partie va avoir une allure différente en fonction du comportement de l’Alien, des androïdes, des humains, mais également chaque joueur va vivre sa propre expérience horrifique. Ce qui compte, ce ne sont pas de vulgaires passages scriptés qui seront identiques pour tous et qui perdront tout leur caractère horrifique une fois passée votre première partie, non, il s’agit de laisser suffisamment de liberté au joueur dans sa manière d’aborder le jeu, dans sa manière de progresser, tout en faisant en sorte que l’Intelligence Artificielle à laquelle il sera confronté soit aléatoire, imprédictible. De cette manière, Alien Isolation conserve tout son potentiel horrifique, même après plusieurs parties, et la capacité d’adaptation de son IA se révèle tout à fait surprenante et pleine de ressources.


Et oui, même après tout ce temps passé avec l’Alien, il arrive encore que ce saligaud me surprenne et me terrifie. Cela peut vous sembler incroyable, mais même après plusieurs centaines d’heures, on découvre encore certains secrets de l’Intelligence Artificielle. Tenez, il y a quelques mois, je me retrouvai encore face à un comportement que je n’avais jamais vu auparavant, dans une section où, je pense, certains joueurs ne se rendent même pas compte de la présence de l’Alien. Cela se passe dans la Mission 3, au moment où l’on trouve pour la première fois le revolver**. Lorsque vous arrivez dans cette section, un petit script se lance et l’on peut voir l’Alien courir derrière la vitre, sur quelques mètres, avant de disparaître dans un conduit. J’ai toujours pensé que c’était un passage entièrement scripté, et donc inoffensif, et d’ailleurs dans les speedruns, on court tranquillement dans ce passage, et l’Alien ne nous embête pas. Puis, vint un jour où j’arrivais en courant dans cette section, comme à l’accoutumée, mais sûrement avais-je fait plus de bruit que d’habitude, peut-être le script s’était-il lancé un peu plus tard, je ne sais pas. J’arrivai au revolver, la petite animation s’enclencha, jusque-là rien d’anormal… sauf un détail : je n’avais pas entendu l’Alien grimper dans son conduit. Au contraire, il s’était détourné de sa destination scriptée, et j’eus à peine le temps d’entendre son petit sifflement qu’il m’avait déjà empalé, me prenant totalement au dépourvu. Je ne vous dis pas le bond que j’ai fait. C’était totalement inattendu, c’est une section que j’avais déjà parcourue des dizaines de fois sans problème, et là, tout d’un coup, l’Alien semblait briser les règles propres du jeu. Il s’était débarrassé du script. En réalité, il s’avère que ce court passage pendant lequel l’Alien est actif n’est pas entièrement scripté. L’Alien est bien censé suivre une trajectoire définie, mais son Intelligence Artificielle est active pendant ces deux ou trois secondes, et donc, pour peu que vous le distrayiez suffisamment, l’Alien déviera de son objectif pour venir à vous. Cela peut d’ailleurs avoir des conséquences très intéressantes pour le reste du niveau, mais je ne les détaillerai pas ici, car nous entrerions dans des considérations «techniques» assez poussées qui ne sont pas d’un grand intérêt pour le joueur profane.


Cette anecdote peut sembler anodine, mais elle témoigne des grandes richesses dont recèle Alien Isolation. Le jeu regorge de détails, d’opportunités qu’il n’appartient qu’au joueur de saisir. Mais surtout, elle montre toute la complexité de l’Intelligence Artificielle de l’Alien, dont la caractéristique la plus impressionnante réside dans sa grande capacité d’adaptation. Il est très intéressant de contempler comment l’IA réagit vivement au monde qui l’entoure, aux actions du joueur, et comment elle recalcule très rapidement des trajectoires pour l’Alien lorsque sa proie se trouve dans un lieu inaccessible. Ne vous croyez jamais en sûreté après avoir réussi à berner la bête une fois, car elle reviendra très rapidement à la charge, créant ainsi des situations très tendues où votre chance de survie ne dépend que de votre capacité à comprendre l’Alien, et à jouer avec lui autant qu’il se joue de vous.


Car l’Alien n’est pas seul, il évolue en symbiose avec le monde environnant. Si son IA représente l’objet central de mon obsession pour le jeu, elle ne peut expliquer, à elle seule, ce qui fait d’Alien Isolation une œuvre si spéciale. C’est d’autant plus vrai que l’Alien n’est pas présent en permanence. Il y a, au cours de l’aventure, plusieurs moments d’accalmie, plus ou moins longs, bien nécessaires pour mieux mettre en exergue les moments de frayeur lorsque le Xénomorphe vient briser cette sérénité. Il faut donc penser outre l’Alien, et se pencher sur des points non moins capitaux.


Le plus évident, c’est bien entendu ce monde de jeu et son ambiance si particulière dont on s’imprègne dès nos premiers pas dans la station. Car la voilà, la deuxième grande vedette du jeu, celle qui, de concert avec l’Alien, constitue la colonne vertébrale d’Alien Isolation : Sébastopol. Sébastopol n’est pas qu’une station inerte, simple accessoire servant de décor à nos pérégrinations, non, elle vit par elle-même et est également actrice de cette histoire. Au même titre que l’Alien, Sébastopol peut être vue comme un être à part entière, doué de sa propre raison. On entend palpiter ce mastodonte de métal, que ce soit pas sa technologie, ses structures qui craquent, ou encore ses fameux androïdes. Ce n’est pas pour rien que, pour vous débarrasser de l’Alien, vous devrez détruire la station. Cette dernière représente une menace tout aussi grande que la bête qu’elle protège, comme vous allez l’apprendre petit à petit en survivant et en évoluant dans ses entrailles.


Un travail incroyable a été fait par Creative Assembly, tant au niveau visuel que sonore, pour immerger le joueur dans Sébastopol. L’attention portée à la partie sonore en particulier mérite d’être reconnue, parce qu’elle est la plus subtile mais aussi la plus fondamentale. La musique a été pensée en symbiose avec les bruitages du jeu, afin de s’intégrer parfaitement à l’expérience et former ainsi un tout étonnamment homogène, étonnamment cohérent. Cette musique atmosphérique contribue pour beaucoup à l’ambiance de l’univers de jeu, et représente un point clef dans le sound design d’Alien Isolation. On ne saurait extirper la bande originale sans faire perdre de sa noblesse au jeu et de sa force à la musique. Oui, les compositeurs ont fait un travail remarquable qui mérite davantage de reconnaissance***.


Au-delà de ça, Sébastopol jouit d’un Level design intelligemment conçu et structuré autour du concept d’Isolation, justement. Au début de l’aventure, vous êtes déjà seul, vous débarquez dans une station relativement inhospitalière, semblant abandonnée, mais vous n’en savez pas plus, et vous êtes toujours animé par l’espoir de retrouver votre équipage, mais aussi de rencontrer de l’aide dans cette grande station. Ainsi, la solitude est compensée par les quelques personnages qui vous soutiennent et avec lesquels vous allez passer quelques moments un peu plus chaleureux. Mais plus vous avancez, plus vous vous rendez compte des atrocités qui ont eu lieu dans la station, plus vous apercevez cette station branlante tomber en ruine et devenir de plus en plus hostile, et de plus en plus de vos alliés finissent par mourir, jusqu’à la fin du jeu où vous êtes seul. Il n’y a plus de soutiens, juste vous qui devez survivre dans cet enfer, dans le mince espoir de retrouver Verlaine.


C’est simple, c’est vrai, mais ça représente tout ce que j’aime dans la narration d’un jeu : les développeurs vous donnent quelques directions, vous indiquent quels sont vos objectifs principaux, et vous laissent ensuite façonner votre propre histoire. Pour moi, c’est ce qui se fait de mieux en terme de narration vidéoludique : pas d’abus de cinématiques ou de blabla pour créer une histoire faussement complexe, au contraire, toute la narration se construit à travers le gameplay. On touche là à une spécificité propre à la narration vidéoludique et que je soutiens entièrement, car si j’aime le jeu vidéo, c’est bien pour ses qualités intrinsèques que l’on ne retrouve pas dans d’autres arts.


Pour remplir cet objectif, pour permettre au joueur de vivre sa propre aventure et de ressentir la solitude qui l’enserre plus il approche de la fin, et donc, de mieux ressentir l’effroi et le désespoir, Creative Assembly s’est penché sur plusieurs axes clefs, que ce soit dans le Level Design ou même dans le Game Design d’Alien Isolation.


En ce qui concerne le sentiment de solitude, d’isolement, de nombreux éléments ont été pris en compte pour les faire ressentir au joueur. Je parlais plus tôt des grandes lignes de l’histoire du jeu qui permettent d’établir le socle de cet isolement. D’une certaine manière, plus vous progressez et plus le jeu devient austère. C’est un point tout à fait intentionnel et exploité à bon escient par Creative Assembly. Dans la première partie du jeu, vous aurez droit à quelques belles cinématiques, bien travaillées, qui permettent au joueur de souffler et d’entrer en contemplation pendant un instant, mais ces cinématiques finissent vite par se raréfier jusqu’à disparaître presque complètement une fois passée la moitié du jeu. Finies les quelques transitions «cinématographiques» à la troisième personne, le jeu devient une pure expérience vidéoludique reposant sur une dynamique immersive entièrement à la première personne.


Il y a bien toujours quelques moments plus calmes et qui peuvent s’apparenter à de fausses cinématiques, lorsque vous effectuez une petite séquence scriptée par exemple, ou que vous parlez avec un personnage, mais ces passages ne cassent pas le jeu et s’inscrivent presque naturellement dans la boucle de gameplay. En effet, pendant ces sections, le monde autour de vous est toujours en mouvement, il ne s’arrête pas comme lors d’une cinématique, et donc vous n’êtes pas en sûreté. Cela incite le joueur à bien prêter attention à l’environnement qui l’entoure, aux bruits, et à jouer furtivement afin de ne pas attirer des ennemis et mourir par surprise pendant ces sections. Vous vous rappelez de l’exemple dont j’ai parlé plus haut, dans lequel je me suis fait empalé par surprise par l’Alien alors que j’étais en plein dans l’animation pour prendre le revolver, et bien c’est un cas typique de ce dont je suis en train de parler. Et le jeu possède de nombreuses «fausses cinématiques» de ce genre qui n’interrompent pas l’expérience de jeu (cela se remarque notamment avec certains mods qui introduisent plusieurs aliens dans une section où il n’y en a habituellement qu’un seul. Comme c’est une situation qui n’était pas prévue par le jeu, vous pouvez mourir pendant certaines animations qui sont sûres dans une partie normale, révélant ainsi la nature des ces séquences qui ne mettent pas en pause le reste du jeu, et c’est un concept très intéressant****). Peut-être voulez-vous un autre exemple ? Prenez la discussion avec Kuhlman à la fin de la Mission 5 (le docteur à qui vous parlez à la fin du premier passage tendu avec l’Alien, dans l’hôpital, qui se trouve derrière une vitre, dans son bureau). Et bien ici, la plupart des joueurs se pensent en lieu sûr et profitent de ce moment pour se détendre un peu après avoir réussi à échapper à l’Alien… mais en réalité, l’Alien peut toujours débarquer en plein milieu de cette conversation et mettre un point final à sa chasse !


Et tout ceci contribue fort à propos aux sentiments de désespoir et de solitude que les développeurs veulent transmettre aux joueurs. Car les cinématiques sont comme une friandise que l’on donne aux joueurs, elles apportent autant de moments de béatitude qui permettent de se détendre, et dont il ne faut pas abuser. Ainsi, les développeurs d’Alien Isolation vous en mettent plein les yeux au début et établissent une ambiance presque chaleureuse au travers de quelques cinématiques, puis ils vous les retirent, petit à petit, et les remplacent pas ces «fausses cinématiques», donc, dans lesquelles le joueur est toujours engagé, toujours vulnérable, et, surtout, dans lesquelles vous incarnez véritablement Amanda. Vous ne vous en séparez plus le temps d’une cinématique, vous êtes Amanda, et c’est très important pour l’immersion. Ainsi, en vous privant de ces friandises, en vous inscrivant dans une boucle de gameplay ininterrompue, le jeu vous met mal à l’aise et vous fait ressentir tout le désespoir d’Amanda… puisque vous êtes Amanda.


Et, bien sûr, le Level Design lui-même est un des vecteurs de solitude et d’angoisse. Vous allez, au cours de votre périple dans Sébastopol, croiser à plusieurs reprises certains lieux, vous permettant ainsi de constater l’évolution des dégâts, l’évolution des enjeux. De cette manière, vous vivez véritablement l’effondrement de la station, vous constatez par vous-même la manière dont elle tombe en ruines, petit à petit. Certains passages qui, au début de l’histoire, étaient calmes, sont totalement saccagés et envahis d’ennemis lorsque vous y repassez.


Alien Isolation use très intelligemment d’un procédé assez délicat dans son Level Design : le retour en arrière (le backtracking, comme l’appellent nos ennemis les Anglais). Délicat parce que c’est quelque chose qui peut vite devenir ennuyant, voire frustrant lorsqu’il est mal introduit, mais bien exploité, le retour en arrière peut conférer plusieurs avantages – le tout est de savoir l’intégrer de manière pertinente dans l’expérience de jeu. Dans Alien Isolation, il possède deux «fonctions» principales.


La première, c’est de jouer avec la psychologie du joueur et ainsi accentuer la peur qu’il peut ressentir. Il y a beaucoup de passages stressants qui ne s’achèvent pas avec un simple aller. Quand vous arrivez au bout d’une telle section, vous laissez tomber la tension en pensant que vous avez accompli le plus dur. Puis le jeu vous dit : «bien, maintenant il va falloir repasser par toute cette zone pour finir la mission». Et là c’est assez fort, puisqu’alors que commence à se mêler épuisement & soulagement, vous réalisez que vous devez retourner vers le danger pour avancer. Ca ne fait peut-être pas effet sur tous les joueurs – la peur en elle-même est quelque chose de très subjectif de toute façon – mais je me rappelle que l’idée de retraverser ces couloirs hostiles me terrifiait lors de ma première partie. J’osais à peine me lancer, tant je redoutais une mort qui pourrait me faire perdre toute ma progression ! D’autant que le jeu ne se contente pas de vous faire traverser les mêmes salles, bien souvent le niveau est «remodelé» lors de votre deuxième passage, toujours dans cette idée de rendre la station plus hostile et de vous faire ressentir sa lente décrépitude. Et de cette manière, plusieurs niveaux reposent sur ces allers-retours de plus en plus intenses qui rythment la progression, jusqu’à atteindre l’apothéose du concept dans la mission 17 qui représente, selon moi, le dernier grand moment angoissant du jeu.


Si cela permet de faire monter la tension en jouant sur une dynamique de moments stressants puis calmes, le retour en arrière permet aussi au joueur de mieux visualiser les niveaux, et ainsi de mieux se préparer en vue de ce qui l’attend. Lors de la première phase, vous vous familiarisez avec le niveau, vous repérez où vous pouvez vous cacher, quelles zones sont plus dangereuses, vous pouvez également débloquer certaines portes ou conduits qui vous permettent de prendre des raccourcis… et vous pouvez donc tirer profit de tous ces éléments pour mettre sur pied une stratégie, afin de vous sortir du pétrin le plus vite possible lors du retour. Ainsi, le concept du retour en arrière engendre deux effets complémentaires qui servent fort à propos l’aventure horrifique.


Autour de ces points fondamentaux viennent s’ancrer tout un tas de mécaniques qui consolident le jeu pour en faire le chef d’œuvre d’horreur que l’on connaît. Alien Isolation est un Survival Horror assez original qui redéfinit ou adapte de manière originale certains codes du genre en suivant deux philosophies globales de Game Design.


Il y a, bien entendu, toutes ces mécaniques propres au jeu d’horreur que l’on retrouve dans Alien Isolation, comme les mouvements restreints de notre personnage qui nous mettent dans une position vulnérable. J’ai parlé plus tôt de ces «fausses cinématiques» qui s’intègrent dans le gameplay, et plus généralement, ce concept se retrouve tout au long du jeu. Ainsi, quand vous souhaitez fabriquer un outil, vous n’entrez pas vraiment dans un menu et le monde vit encore autour de vous ; pareil, lorsque vous vous connectez à un terminal, lorsque vous tentez d’ouvrir une porte, lorsque vous actionnez un verrou, bref, lorsque vous interagissez avec le monde qui vous entoure, le jeu ne se met jamais en pause et vous êtes en permanence vulnérable. Cette boucle de gameplay ininterrompue est vraiment au cœur de l’expérience, et c’est ce qui fait d’Alien Isolation une œuvre si aboutie, si effrayante. On a beaucoup parlé du système de sauvegarde ingénieux qui contribue à maintenir une tension permanente pour les joueurs, mais en réalité tout le monde de jeu est bâti autour de cette idée. Lorsque vous prévoyez d’interagir avec un élément, vous y réfléchissez à deux fois, parce que vous savez que vous aurez une petite animation pour mener à bout votre action, animation pendant laquelle vous êtes totalement à la merci de vos ennemis !


En plus de cette dimension propre aux jeux d’horreur, on trouve dans Alien Isolation certaines mécaniques qui semblent se rapprocher de la philosophie… des Immersive Sims !* Et oui, on retrouve dans Alien Isolation cette idée d’une «oeuvre à deux», à savoir que les développeurs vous indiquent les objectifs principaux que vous devez accomplir, mais ensuite ils vous laissent libres de progresser à votre manière. Alors attention, Alien Isolation n’est PAS un Immersive Sim à proprement parler – et il n’en a pas la prétention, il reste un Survival Horror dans l’âme – mais il est intéressant de constater comment l’équipe de Creative Assembly a été puiser certaines caractéristiques du genre.


Alien Isolation met à votre disposition de nombreux outils, de nombreuses opportunités, dont les joueurs les plus curieux et les plus malins n’ont qu’à se saisir. C’est là ce qui est intéressant dans le jeu et ce qui crée ce ressenti singulier d’évoluer sur le même plan que l’Alien. Ce dernier s’adapte à vos comportements, à votre manière de jouer, mais vous n’êtes pas non plus démuni, et comme lui vous apprenez à apprivoiser vos objets, à apprivoiser tout ce que la station a à offrir dans son Level Design qui peut vous servir… Comme tout bon jeu, Alien Isolation fait appel à l’intelligence, à l’imagination des joueurs et croit en leur capacité d’adaptation.


Après toutes ces considérations, on touche-là, je crois, à l’essence même d’Alien Isolation, à l’objet de ma fascination. J’aurais envie de parler de tant d’autres points encore, mais ce serait perdre de vue l’objectif de cette critique. Voilà donc que nous sommes arrivés à l’aspect le plus fondamental d’Alien Isolation : à travers tous ses composants, le jeu ne vise qu’un objectif, construire un gameplay non linéaire, voire émergent, qui met en avant un nouveau genre d’Horreur. Les développeurs ne vous enferment pas dans un carcan, tout au contraire, et même eux ne tiennent pas les rennes de Sébastopol, de l’Alien. Ils ont conçu ces deux entités, les ont dotées de caractéristiques mouvantes, d’une intelligence propre, et ils les ont ensuite libérées, les laissant évoluer de manière autonome, et vous, vous vous retrouvez à devoir vous adapter pour survivre à ce monde de jeu imprévisible et qui se renouvelle sans cesse. C’est là toute la puissance d’Alien Isolation et ce qui lui confère une rejouabilité exceptionnelle. Aucune partie ne ressemble à la précédente, on apprend toujours de nouvelles choses, on expérimente afin de trouver de nouvelles stratégies pour dérouter l’Alien et nous frayer un chemin à travers Sébastopol… Le jeu surprend toujours et parvient à effrayer, même après plusieurs centaines d’heures de jeu.


Oui, Alien Isolation est un jeu à part. C’est un titre essentiel qui a grandement contribué à faire de moi le joueur que je suis maintenant. Il m’a fasciné et accompagné pendant tant d’années… Mais récemment, j’ai fini par tourner la page. Je le connaissais de fond en comble, je pensais avoir tout vu, alors il était temps de dire au revoir pour la dernière fois à Alien Isolation. Seulement, depuis quelque temps, de nouveaux outils pour «modder» le jeu ont vu le jour sous l’impulsion de speedrunners et de personnes talentueuses comme Matt Filer, ouvrant d’énormes possibilités pour renouveler l’expérience de jeu, comme le mod Alien Congregation qui rajoute plusieurs Aliens dans certaines sections du jeu, ou encore le mod Lights Out à venir qui plongera Sébastopol dans l’obscurité pendant toute la partie… Pas besoin d’une suite ; plus de six ans après sa sortie, Alien Isolation vit encore et atteindra l’immortalité grâce à sa communauté dévouée et talentueuse. Tout comme DOOM, Alien Isolation ne me quittera jamais, et je le sais désormais, ce n’est plus qu’une question de temps avant que je retourne, pour une n-ième fois, arpenter les couloirs de Sébastopol !


*Au sujet de l’Intelligence Artificielle incroyable de l’Alien, je ne peux que vous recommander les deux vidéos de la chaîne AI and Games à ce sujet. Elles expliquent plus en profondeur la manière dont l’IA du jeu fonctionne, et c’est très intéressant à regarder !


**Comme une illustration vaut mieux qu’un long discours, voici une petite vidéo présentant justement ce passage : https://www.youtube.com/watch?v=A4zMgDGAwnY&ab_channel=MaxHeadshot


***Si ça vous intéresse, il y a cette petite entrevue (en anglais) dans laquelle les compositeurs du jeu expliquent un peu leur point de vue sur la musique d’Alien Isolation, et comment ils ont essayé de rester fidèle à la bande originale de Goldsmith tout en apportant leur propre patte sonore : https://www.cinemablend.com/games/Alien-Isolation-Interview-How-Composers-Evolved-Legacy-68091.html


****Voilà ce qui peut se passer lors d’une «fausse cinématique» lorsque plusieurs Aliens sont présents : https://www.youtube.com/watch?v=JnrfSlyrTa4&ab_channel=MaxHeadshot


*****Je tiens à écrire une petite note digressive à ce sujet, car c’est une question passionnante et complexe : qu’est-ce que l’Immersive Sim ? Il est certain que les jeux du genre ont eu une influence considérable sur toute l’industrie du jeu vidéo, et donc de nombreux pans de la philosophie des Immersive Sims se sont vus adaptés de bien des façons et dans bien des genres différents. Je vois parfois certaines personnes comparer Prey et Alien Isolation, mais c’est ignorer le fait que ce sont deux jeux aux objectifs bien différents et qui ne partagent quelques éléments de game design en commun que par mégarde j’ai envie de dire. Prey représente un peu l’Immersive Sim moderne pur et dur, qui n’est que recouvert d’un enrobage d’Horreur, tandis qu’Alien Isolation représente tout l’inverse : un nouveau genre de Survival Horror influencé par certaines mécaniques des Immersive Sims.


Mais ce sont là encore des considérations délicates, car l’Immersive Sim en lui-même n’est pas un genre proprement défini (c’est un peu la même problématique avec les Slaughtermaps de DOOM), et suivant les différentes affinités des amateurs du genre, certains jeux se voient qualifiés d’Immersive Sims par certains et pas par d’autres… J’ai lu de très bons débats sur le sujet (dont je n’ai pas conservé les liens, malheureusement), et certains ont suggéré que l’Immersive Sim ne soit considéré que comme une philosophie de Game Design qui serait en réalité présente dans tous les jeux vidéos, mais à des degrés différents. C’est un point de vue intéressant, mais qui ne résout pas vraiment le problème selon moi. Si on ne se base que sur les concepts généraux de l’Immersive Sim (ne donner que des éléments clefs d’une intrigue au joueur et le laisser libre dans sa progression à l’aide de nombreux systèmes «indépendants» qui vont réagir de manière crédible et organique aux actions du joueur), il est certain que l’on peut les retrouver dans de nombreux genres vidéoludiques, et ils peuvent tout à fait servir comme arguments pour critiquer une œuvre, mais est-ce que cela définit véritablement l’Immersive Sim ? Car si c’est le cas, alors des jeux comme Hitman, les Assassin’s Creed, de nombreux RPG ou même des Point’n Click peuvent être considérés comme des Immersive Sims à part entière. Cela ne tient pas vraiment, car si tout est un Immersive Sim, alors l’Immersive Sim n’est rien au final. C’est pour ça que c’est un genre fascinant et qui ouvre tout un tas de questions vidéoludiques que l’on ne peut ignorer. Bien sûr, je n’apporterai pas de réponse dans cette simple note, mais je tenais juste à faire part de mes considérations sur le genre qui ne me semblent pas dénuées d’intérêt. Si vous êtes suffisamment curieux pour avoir lu cette note, je vous en remercie !

Charlandreon
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 13 mars 2021

Critique lue 275 fois

Charlandreon

Écrit par

Critique lue 275 fois

D'autres avis sur Alien: Isolation

Alien: Isolation
VGM
7

Ripleytitif

Alien Isolation était dès son annonce un jeu au potentiel très élevé : on incarne la fille d'Ellen Ripley, Amanda, perdue sur une station spatiale (Sébastopol), pourchassée par un seul et unique...

Par

le 17 oct. 2014

51 j'aime

12

Alien: Isolation
CeriseKat
9

La belle et la Bête

Ayant des avis très soft sur les jeux vidéo, j'étais parti d'un constat, certes amer, mais avant tout humain, sur Alien Isolation pendant sa présentation : "C'est de la merde" me suis-je alors...

le 25 oct. 2014

39 j'aime

5

Alien: Isolation
Prodigy
7

Nostromo Micro

Cas difficile que celui de l'élève Alien : Isolation. [SPOILER] D'un côté on a la promesse, 100% tenue, de faire honneur à la licence, de traiter enfin les films tels qu'ils sont : des oeuvres...

le 4 janv. 2015

18 j'aime

Du même critique

Syberia II
Charlandreon
9

La suite d’une grande Aventure

Après Syberia, j’étais très curieux de savoir si Benoît Sokal et l’équipe de Microïds allaient réussir à créer une suite avec le même niveau d’excellence que le premier opus, même si je me doutais...

le 7 nov. 2020

4 j'aime

Final Doom
Charlandreon
9

DOOM pour les vétérans

«Plutonia a toujours été destiné à ceux qui avaient fini DOOM II en Difficile et qui cherchaient un nouveau défi. Je jouais toujours aux niveaux que j’avais fait en Difficile, et si je pouvais les...

le 3 sept. 2020

3 j'aime

2