Asylum
Asylum

Jeu de Senscape (PC)

Les arlésiennes, dans le monde du jeu vidéo, on en a l'habitude. Mais en vingt-cinq ans de gaming, je crois sincèrement n'avoir jamais vu ça. Asylum, sorti en mars 2025 dans le silence le plus complet, est en effet le résultat d'un Kickstarter levé en 2013. Il y a douze ans. Sans doute que plus aucun des 3 169 contributeurs n'attendait encore (et depuis longtemps) la sortie de ce jeu, dont le financement participatif a pourtant précédé celui de Divinity Original Sin, au hasard. Au moins, pour un jeu qui met la folie dans son titre, c'est de circonstance : livrer avec plus d'une décennie de retard (j'insiste là-dessus, un putain de dixième de siècle de retard) un point and click en 2D ne peut être que la décision d'un cerveau malade. En l'occurrence, de celui d'Agustín Cordes, développeur argentin indépendant qui connut son heure de gloire au milieu des années 2000 avec Scratches, premier vrai jeu commercial du pays (!), titre d'aventure et d'angoisse pas terrible vu de loin, franchement génial vu de près, qui traumatisa toute une génération de joueurs s'attendant à jouer à une daube ; mais qui finirent par trouver, entre une maigrichonne résolution en 800x600 et des graphismes en fausse 3D hérités des productions Cryo des années 90, des moments de pure terreur à s'en couper une couille au sécateur (qui me valent encore, lors des nuits de pleine lune, de mauvais cauchemars impliquant des conduits de chaudière, des tableaux et des bruits de grattements dans les murs). Pour dire pourquoi on joue à Asylum, il faut déjà dire pourquoi on a joué à Scratches : ainsi, plutôt que d'en refaire des tartines sur ce qui reste à l'heure actuelle l'un des meilleurs, si ce n'est le meilleur point and click horrifique jamais sorti, je renverrai mon lecteur à ma critique du premier jeu d'Agustín Cordes, absolu chef-d'œuvre d'angoisse littéraire qui a clairement "un peu" (beaucoup) vieilli techniquement, mais dont les stratégies d'infliction de pétoche ont mûri comme un bon vin.


Sans non plus trop s'attarder sur le cas Scratches, rappelons-en quand même certains fondamentaux nécessaires pour capter l'essence de son successeur. Scratches, donc, jouait de l'absence, de la solitude et du suggéré pour contourner les évidentes limitations techniques de son moteur, qui n'affichait que des successions d'images fixes étirées panoramiquement à 360°, ce qui est, pour les plus jeunes, l'équivalent virtuel et préhistorique de Google Street View. Comme dans Atlantis, comme dans les Myst à partir du 3, et comme dans encore quelques autres séries de jeux d'aventure de l'époque, notre personnage passait pas mal de temps tout seul, dans des décors totalement immobiles, parce que c'était finalement comme ça que ça marchait le mieux à l'époque. Or, pour un jeu d'angoisse particulièrement, l'un des coups de génie d'Agustín Cordes, en 2006, a été de tourner à son avantage les limitations de cette (déjà vieillissante) technologie pour faire naître la peur de ce qui était statique ou immobile, en jouant de l'opposition entre le calme apparent des lieux et l'irruption de bruits suspects trahissant une présence autour du protagoniste. De plus, une autre particularité du succès argentin original résidait dans son amour clamé haut et fort pour l'art architectural, en organisant la progression du joueur dans et autour d'un manoir à la conception contrariée, qui racontait par ses pièces closes, ses portes murées et ses couloirs décrépits l'histoire de ses occupants autant que la perte mentale de notre protagoniste, qui obsédait (et nous avec lui) sur l'étude de la topographie de ce qui n'était, au fond, qu'une "simple" maison pour se dépêtrer d'un invraisemblable collage de salles comme autant de pièces de puzzle s'emboîtant mal.


En apparence, Asylum reprend les grands principes de Scratches : goût pour l'exploration solitaire, goût de questionner en permanence son orientation dans un dédale de pièces complexe à appréhender. A ce titre en particulier, on pourra s'émouvoir de constater qu'Asylum, dans sa peinture d'un asile psychiatrique isolé en pleine cambrousse, fait de nouveau du bâtiment l'un de ses sujets principaux, en s'intéressant à l'histoire architecturale de la médecine et notamment à la conception des hôpitaux dite Kirkbride, qui a vraiment existé et dont les grandes lignes se retrouvent ici reprises et vulgarisées, autant à travers l'agencement des lieux que par le biais de documents explicatifs bien intégrés à l'histoire. Une histoire qui reprend d'ailleurs à son compte l'inspiration lovecraftienne de Scratches, en tissant sa toile horrifique par des va-et-vient réguliers entre réalisme et paranormal, en laissant le joueur hésiter constamment sur la nature de la menace qui lui fait face, tapie dans l'ombre, insaisissable : contre qui, contre quoi lutte-t-on, qui ou qu'est-ce qu'on essaye de fuir ? Il faut bien avouer que le tableau semble assez complet, et qu'un premier regard permet de se conforter dans l'idée que le développeur argentin a clairement identifié les forces de son premier jeu pour ainsi tenter de les reproduire dans Asylum, même avec un retard aussi monstrueux.


Pour un jeu qui a connu une gestation aussi invraisemblablement longue et compliquée, Asylum a d'ailleurs d'assez beaux restes d'un point de vue technique et artistique. On retrouve bien dans ce jeu les promesses faites par Cordes de proposer une version évoluée du modeste moteur de Scratches. Il faut rappeler qu'à l'origine, l'un des arguments d'Asylum (comme de Scratches) était de maintenir l'accessibilité du jeu d'aventure aux petites configurations, largement dominantes en Argentine, en réponse à une course à la technologie qui laissait déjà sur le côté trop de joueurs aux revenus modestes. Confirmant la tentative proposée par la démo technique nommée Serena livrée il y a dix ans (et toujours disponible sur Steam), Asylum fonctionne ainsi sur Dagon, sorte de fork maison de l'Unreal Engine 4 qui reprend le fonctionnement technique de l'Omni-3D de feu Cryo Interactive (qui fonctionnait donc sur des Pentium II en 1997) en lui ajoutant des touches de modernité, comme des personnages et objets en 3D, des sections d'écran entièrement animées (pluie, orage, vent...), des effets de particules, de brouillard volumétrique et de secousse de caméra qui donnent vie au monde tout en le maintenant dans des carcans techniques très modestes, à même de tourner sur n'importe quel PC. Il faut bien admettre que, même en 2025, c'est plutôt joli, avec de beaux décors dans une 3D pré-calculée assez détaillée et un cachet d'ensemble très old school sans être dépassé. De ce côté, la peinture est réussie, et même d'autant plus qu'elle revient de loin.


Mais tout cela serait presque trop beau si ladite peinture du jeu, comme celle des murs de l'asile Hanwell, ne commençait pas rapidement à s'écailler derrière des choix étranges, qui ne semblent pas imputables au développement compliqué d'Asylum mais plutôt à de bonnes grosses bévues de conception qui ne font pas très sérieux. Dans Asylum, on joue donc un monsieur revenant sur les lieux de son internement il y a des années, un grand hôpital psychiatrique dont tout indique qu'il a été laissé à l'abandon. On remarque pourtant assez tôt que les lieux sont littéralement envahis de personnages. Ils sont facilement une demi-douzaine à s'égailler dans les couloirs de cet asile en décrépitude, qu'il s'agisse d'un scientifique, d'un agent de sécurité, d'une hôtesse d'accueil ou même de patients batifolant librement dans les couloirs. Si le scénario propose une justification au fait que l'hôpital qui sert de théâtre à nos pérégrinations soit en activité malgré son indicible état de délabrement (il n'y a pas d'eau, pas d'électricité, les cellules sont ouvertes, tout s'écroule, les toilettes sont hors-service, les tuyaux fuient, des bris de verre jonchent chaque pièce et il y a de la merde sur les murs), le fait qu'on croise tout le temps des personnages menant leur petite vie comme si de rien n'était dans cette immense flaque de tétanos est vraiment d'un ridicule consommé, tuant dans l'œuf la crédibilité du récit. De plus, pourquoi ce choix, quand Scratches construisait son ambiance sur le sentiment de solitude ? L'envie de crâner pour montrer l'évolution du moteur depuis 2006 ? "Wouah, regardez, on sait maintenant animer des personnages à l'écran ?" Calme-toi, Agustín, Atlantis le faisait déjà en 1997. C'est gênant. Ca le devient encore plus quand Asylum se pare d'artifices de progression complètement idiots, comme des PNJ bloquant littéralement l'accès à certaines zones par le simple fait qu'il se tiennent dans le passage - l'un des running gags du jeu sera un balayeur planté au milieu de son couloir, en nous interdisant de le franchir au prétexte que le jeu n'a pas encore envie qu'on aille fouiner par là.


Le pire, c'est pourtant que cette restriction artificielle de la liberté de déplacement du joueur (Lenny, sacré Lenny, est-ce que tu as bientôt fini de passer le balai ? Tu attendais juste que je ramasse cette clé dans les toilettes pour t'écarter du chemin ? oh...) est une bonne chose, car Asylum fait du backtracking un élément clé de son gameplay. On doit facilement passer la moitié de nos 7 petites heures de jeu à faire des demi-tours parce qu'un objet ramassé au sous-sol doit être utilisé au troisième étage, ou parce qu'une porte verrouillée doit être contournée en faisant tout le tour de l'hôpital. C'est dans ces moments-là que la lenteur du jeu frappe le plus, entre ses transitions aux ralentis forcés (on ne peut pas "mitrailler" le clic gauche pour se téléporter plus vite de tableau en tableau, le jeu essaye de mimer la vitesse réelle du personnage, un peu comme dans Scratches), la diction limite assoupie des différents personnages et la gestion arthritique de l'inventaire, qui demande de jouer avec la molette de la souris pour passer d'un objet à l'autre avec la vitesse d'un escargot enrhumé. Ces perpétuelles répétitions de gestes et de déplacements finissent même par donner la nausée, et il y a fort à parier que la plupart des joueurs auront désactivé le body awareness dans les options au bout de la première heure de jeu.


Même l'architecture des lieux, contrairement à ce que pourrait laisser penser son vernis agréablement documenté (on apprend de vraies choses sur la conception des hôpitaux psychiatriques du siècle dernier, et c'est plutôt intéressant), ne joue qu'un simple rôle de figurant, quand Scratches incorporait son propre décor à l'aventure au point d'en faire un personnage à part entière. Dans Asylum, toutes les pièces sont ouvertes, facilement accessibles, et ne se visitent que mécaniquement, en épuisant leurs points d'intérêt de façon distraite et méthodique, tandis que la disposition des points d'intérêt et de déplacement, souvent contre-intuitive, nous contraint à d'improbables détours au sein d'une même pièce pourtant librement navigable sur le papier, pour atteindre un point donné. De nombreux objets ou puzzles sont rendus confus, voire invisibles, à cause de l'affichage très inconsistant des icônes d'interaction, qui feront plus d'une fois croire qu'on ne peut rien faire avec l'un ou l'autre bidule alors qu'on l'observait en réalité depuis un point de vue ne permettant pas de déclencher une interaction. Enfin, ça, c'est quand les points d'intérêt eux-mêmes ne sont pas noyés dans une pénombre si profonde qu'on ne les discerne tout simplement pas. Et, tant qu'à faire, c'est aussi quand les énigmes elles-mêmes ne sont pas complètement débiles, ce qui est le cas de la plupart d'entre elles. Scratches n'était pas vraiment top non plus à ce niveau, mais là, Asylum est quand même vraiment trop maladroit, avec finalement très peu de puzzles (presque tout le jeu se résout en marchant, en parlant et en lisant) et, parmi eux, une nette majorité soit complètement idiote, soit complètement idiote et illogique. Le premier d'entre eux pose le ton : on trouve le code de l'ouverture d'un meuble en perçant un sac poubelle, d'où émerge miraculeusement un post-it portant la combinaison... non, mais, vous vous moquez de qui ?


En récapitulant donc, Asylum reprend effectivement certaines des qualités de Scratches ; mais en surface seulement. L'impression de solitude qui inquiétant tant en 2006 a ici disparu, étant donné qu'on est entouré de personnages (par ailleurs assez mal modélisés et animés, qui l'eût cru ?) auxquels on peut parler pendant des heures si l'envie nous en prend (ce qui est d'ailleurs inutile malgré leurs interminables arbres de dialogues). L'aspect linéaire et tristement procédurier de la progression, qui échoue à faire des lieux un personnage à part entière, perd complètement de vue le génie architectural de Scratches. Même le scénario se révèle décevant malgré son exposition lente et minutieuse : on comprend presque tout de suite où le jeu veut nous emmener, et les différents paliers de la progression, qui convoquent comme on pouvait s'y attendre un glissement vers le paranormal, sont si prévisibles et scolaires jusqu'à la toute fin que je n'ai décroché, à la révélation finale, qu'un bâillement distrait mâtiné de la désagréable impression d'avoir perdu mon temps. Tout cela est bien triste, s'agissant d'un projet manifestement si long à terminer, et encore plus triste quand on voit l'indéniable cœur à l'ouvrage, la passion sincère qui a été mise dans le projet : Asylum sort peut-être avec 12 ans de retard, mais il est pourtant là, bien fini, carré, propre (y compris au niveau de sa VF de qualité professionnelle, assurée par les dinosaures de chez Words of Magic, qu'on peut encore une fois remercier pour leur présence dans le paysage de la traduction). Il souffre cependant de bien trop de mauvaises décisions pour être comparé dignement à son prédécesseur, qui restera (comme beaucoup le craignaient depuis des lustres) ce one shot indépassable d'effroi à 360°, ce chef-d'œuvre accidentel que même une suite à une décennie de développement est incapable d'approcher. De mon côté, j'ai au moins eu un retour sur l'investissement des 15 euros lâchés en 2013, et mon nom est dans les crédits, mais ce n'est pas ça qui me mettra en joie.

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le 6 juin 2025

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Seb C.

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