L'homme choisit! Le joueur obéit!

Il y a toujours une certaine appréhension à relancer un de ces jeux préférés alors que de nombreuses années se sont déjà écoulées, de crainte que l'alchimie ait été altérée par l'inévitable usure du temps: pourtant, dès l'instant où la magnifique voix de Frédéric Cerdal nous conviait à la cité de tous les possibles et que le regretté Marc Alfos nous gratifiait d'un premier "Je vous prie" dès nos premiers pas à l'intérieur de Rapture, le charme a opéré d'entrée de jeu alors même que ce vénérable Bioshock premier du nom, et plus grand représentant de sa lignée, accuse malgré tout son âge.


Une redécouverte moins dans le ressenti et plus dans l'analyse qui ne fait que confirmer la pertinence et la singularité tenace de ce jeu culte en 2023, à l'heure où son héritage semble malheureusement assez timoré au sein du médium interactif. Tout avait déjà été dit sur la cohabitation entre gameplay et narration en son temps, sur le World Building phénoménal dont ce titre avait alors bénéficié et qu'en est-il aujourd'hui? La réponse est simple : Bioshock est toujours le plus grand décor jamais proposé par un jeu vidéo jusqu'ici et il est possible de se demander si l'exploit sera réellement réitéré à présent que le jeu avoisine doucement les quinze ans d'ancienneté; il semble en effet être arrivé à une période propice et charnière au sein de ce médium, un moment où la technologie permettait de concrétiser plus efficacement des velléités créatives parfois étouffées par les limitations visuelles des décennies précédentes tout en perdurant une liberté de ton qui semble aujourd'hui s'être bien trop raréfiée à une époque désespérément timorée face aux polémiques dans un verre d'eau. Il est souvent galvaudé de dire que le décor est un personnage à part entière mais dans le cadre de Bioshock, l’appellation n'est pas exagérée et il serait même plus exact de dire que Rapture est l'incarnation immédiate des créatifs à l’œuvre derrière cette dystopie et ce par une approche extrêmement simple, mais ô combien radicale pour un jeu aussi enténébré : l'absence d'une simple lampe torche. Le jeu vidéo peut souvent se résumer au contrôle indirect du joueur qu'il s'agisse d'aiguiller son regard par la disposition de l'environnement, la présence de personnages ou de cadavres rarement disposés au hasard, l'usage de couleurs plus agressives à l’œil ou bien évidemment des lumières (souvent vacillantes) pour indiquer la direction à suivre; dans le cas présent, la lumière est votre repère principal dans les méandres inquiétants de Rapture, qu'il s'agisse de sensibiliser le joueur à un élément du décor en particulier, de susciter sa crainte ou même de le mener directement dans un piège; rien d'étonnant en ce sens que le niveau de la Forteresse Folatre ait tant marqué les esprits puisqu'il embrasse pleinement cette composante de mise en scène avec ses projecteurs braqués littéralement sur le joueur tandis que Sander Cohen orchestre son jeu macabre ou bien que la fameuse révélation d'Andrew Ryan ait suscitée tant d'émoi alors que la réponse se trouvait sous notre nez depuis le commencement.


Un jeu de dupes qui ne détourne pourtant jamais le joueur de la peinture tragique de cette cité déjà effondrée et au delà de toute rédemption ; il n'est d'ailleurs jamais question dans le récit d'apporter une quelconque salvation à Rapture mais simplement de préserver un semblant d'humanité alors que seuls les déments semblent désormais occuper les lieux, les sains d'esprit n'ayant laissés que quelques témoignages de leur confusion et leur détresse à l'âme errante qui pourra bien leur trouver une oreille attentive. Un sentiment constant d’oppression qui résulte en grande partie de l'équilibrage très particulier (et plus contestable) qui caractérise également Bioshock en 2023 : le système de résurrection avait déjà été grandement décrié en son temps (même s'il est désactivable dans les options ce qu'on a vite tendance à oublier) mais il fait pourtant parti intégrante d'une gestion assez atypique de la difficulté dans les couloirs de Rapture: puisque la mort n'est plus un obstacle, mais davantage une contrainte, les développeurs ont ainsi choisi de mettre en permanence la pression au joueur par l'intermédiaire d'un Respawn extrêmement agressif des ennemis, de telle sorte qu'on a à peine le temps de respirer en écoutant un journal audio que déjà une voix inquiétante se fait entendre à l'autre bout de la pièce. Le jeu semble même clairement lorgner vers le Survival Horror durant ses premières heures entre ses jeux de lumière inquiétants, ses apparitions soudaines d'ennemis à nos côtés ou une relative économie de munitions et même si l'action prédomine assez vite dans le déroulement du jeu, il y a toujours une tension permanente suscitée par ses ennemis qui nous harcèlent constamment; à ce titre, c'était d'ailleurs la première fois que j'expérimentais Bioshock avec un casque et j'avais oublié à quel point le jeu pouvait se muer rapidement en une vraie cacophonie entre la complainte de nos antagonistes, les journaux audio, la propagande permanente diffusée sur les hauts parleurs, les accroches criardes des magasins, le son assourdissant des sentinelles robotiques et bien évidemment, la voix déformée de jeunes filles endoctrinées et leurs protecteurs colossaux; clairement, la composante sonore a été sciemment maximisée pour qu'elle en devienne étouffante, un sentiment presque rédhibitoire au premier abord sauf que...C'est exactement la lassitude que les habitants de Rapture sont supposés ressentir, piégés dans les profondeurs de l'océan sans aucun échappatoire à ce vacarme permanent.


Dès lors, on comprend aisément pourquoi certains ont choisi une alternative plus expéditive, ne laissant qu'un dernier message à leur fille partie depuis bien longtemps ou un avertissement sanglant sur un mur; si Andrew Ryan, Fontaine ou Sander Cohen sont restés dans les mémoires par leur omniprésence et leurs discours exaltés, Bioshock est aussi (et surtout) l'histoire de petites gens broyés par un système voué à l'échec et on a beau connaître ses histoires à l'avance, savoir que ces récits fragmentés se résoudront inéluctablement dans le chagrin, il y a toujours un pincement au cœur lorsque cette mère s'étonne que sa fille soit terrifiée des arbres qu'elle n'avait jamais vu depuis sa naissance ou de cette révolutionnaire repentie qui rejette un tourmenteur pour mieux se jeter dans la gueule d'un autre loup; Rapture est décidément une toile de rêves brisés qui demeure inégalée non seulement dans le cadre du médium interactif mais même au sein de la franchise elle même.


Entendons nous bien, Bioshock n'a jamais été un jeu parfait et ses écueils demeurent encore plus évidents aujourd'hui qu'il s'agisse de sa dernière partie moins inspirée (mais néanmoins intéressante pour le World Building), de son boss final abominable (mais néanmoins...euh non, il est juste pourri en fait :p) et surtout en ce qui me concerne du rejet pur et simple de son tiraillement moral : le choix des Petites Sœurs est clairement signifiant par rapport à l’œuvre dans son ensemble (puisque c'est par ce seul biais que le joueur peut exprimer son individualité au lieu de suivre le mouvement du marionnettiste) mais il est malheureusement dénué de la véritable ambiguïté qui nous est présentée d'entrée de jeu : celle que notre périple est censé être bien plus éprouvant en se raccrochant à notre humanité. Rien de tout cela dans les faits puisque sauver les gamines endoctrinées nous octroiera bien rapidement d'autres avantages plus pragmatiques en compensation de notre conscience soulagée; bref il est simplement question d'être patient au lieu d'être persévérant; le jeu manque malheureusement un peu de couilles à ce titre (et je rêve d'un Mod qui nous imposerait véritablement ce dilemme de manière concrète) mais dans le même temps, il est le seul titre de cet acabit à avoir oser mettre en scène des enfants d'une manière aussi morbide (et la narration environnementale s'avère plus que dérangeante à ce titre pour les regards les plus attentifs) et c'est bien ça qui caractérise toujours Bioshock en 2023: il pourrait être égalé, il pourrait être surpassé mais à l'heure où ses lignes sont écrites, Bioshock reste unique et peut être le restera-il à jamais en un sens.


C'est tout le mal que je ne souhaite pas pour le jeu vidéo mais quoiqu'il advienne, Rapture restera au moins autant le vestige d'une idéologie déraisonnée que de la créativité débridée que le jeu vidéo devrait pouvoir arborer fièrement au lieu de craindre la fureur des parasites qui restreignent son expressivité.

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le 19 déc. 2023

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Leon9000

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