Un jeu élitiste ?

* Critique originale disponible sur Duotaku no Sora *

Aucuns domestiques du Manoir ne connaît l'emplacement de cette pièce gardée secrète. Mais je suis convaincu que tout héritier Sinclair digne de notre lignée sera en mesure de la trouver au moment opportun.

Le comte Herbert S. Sinclair vient de mourir.

Dirigeant du Manoir Sinclair, il lègue à son jeune héritier Simon P. Jones l'ensemble de ses biens à une seule et unique condition : découvrir à travers son manoir composé de 45 pièces la 46e dissimulée quelque part dans le domaine.

Si je devais citer un jeu qui m'a retourné le cerveau, difficile de ne pas penser à Blue Prince. Tantôt épatant, tantôt frustrant, celui-ci m'aura en effet fait passer de nombreuses nuits blanches.

En effet, le jeu fut un des plus plébiscité par la presse dutant cette première moitié d'année, proclamant déjà que l'on ne ferait pas mieux que Blue Prince cette année ! (avant la sortie de Clair Obscur : Expédition 33 quelques semaines plus tard...). Ainsi, Blue Prince semblait être le GOTY absolu que rien ne pourrait dépasser, et autres superlatifs dythirambiques. Pour sa gouverne, il est certain que Blue Prince a su attiser la curiosité de nombre de joueurs, et tout cela uniquement grâce à son concept.

Mais qu'est-ce que Blue Prince ?

Un manoir où le mystère domine

Blue Prince mêle ainsi deux concepts, à savoir le jeu d'énigmes et de réflexion, mais aussi le rogue-lite. En effet, notre jeune héritier Simon P. Jones a pour but de découvrir la Pièce 46. Pour cela, il devra explorer le Manoir Sinclair qui est composé de quarante-cinq pièces au total. Si la tâche semble assez simple à première vue, le manoir possède néanmoins une particularité. En effet, chaque jour, le manoir change. Pour s'orienter, Simon va disposer de plans, chacun reflétant une pièce du Manoir (Cuisine, Salle de Bain, Couloir etc.) et chacune de ses pièces va disposer d'une ou plusieurs issues qui à leur tour mèneront vers de nouvelles pièces. Et il faudra faire bien attention car certaines seront sans issue, pouvant ainsi empêcher notre progression du jour. C'est donc tout l'intérêt du jeu, veiller à emprunter les pièces qui sauront nous faire progresser sans se retrouver bloqué. Mais notre progression sera parfois entravée par certaines portes nécessitant des clés spécifiques, d'autres des gemmes, ou encore divers objets qui pourront être trouvés au gré de notre exploration dans ce fameux Manoir. De plus, il faudra également veiller à faire attention à notre nombre de pas. Simon dispose de 50 pas, dès qu'il entre dans une nouvelle pièce (du hall d'accueil à une cuisine par exemple), cela lui coûtera 1 pas. Si jamais le nombre de pas atteint 0, la journée se termine et toute votre progression s'achève pour être réinitialisé le lendemain.

Si le concept du rogue-lite est parfaitement exécuté grâce au Manoir, on peut se demander où intervient donc la réflexion ? C'est bien simple, le Manoir Sinclair dispose d'une multitude d'éléments pouvant nous détourner de notre quête de la Pièce 46. Que ce soit les pièces d'échecs présentes dans diverses salles, la chapelle avec ses intrigants vitraux, ou même ces diverses statues d'anges qu'on peut apercevoir à l'extérieur... Tout, et je dis bien absolument tout, nous fera douter et nous poussera à nous interroger sur leur présence, des objets les plus logiques aux plus incongrus. J'ai fait le jeu avec un ami et je peux vous garantir qu'on en est venu à compter le nombre de chapeaux vus dans les diverses pièces ! Et si ce n'était que ça... La quête de la Pièce 46 elle-même nous poussera à nous interroger sur ce qui entoure le Manoir. Que ce soit via des mécanismes ou via l'univers étendu, le jeu nous pousse à parcourir chaque pièce pour y trouver un écrit d'un membre du personnel ou d'un proche de la famille Sinclair, ce afin de tenter de comprendre quelque chose à cette histoire cryptique mais si fascinante ! Sans compter que certains mots permettront bien souvent de découvrir la solution à une énigme se trouvant dans une autre pièce

Vous l'aurez compris mais un calepin sera votre meilleur allié dans ce jeu ! (Ça, et un(e) pote suffisamment acharné(e) et prêt à passer des nuits blanches pour plonger dans l'univers de Blue Prince à vos côtés) Préparez vous à rédiger de multiples prises de notes, parfois raturées ou corrigées, et qui finiront bien par vous servir à un moment ou à un autre. Ce carnet sera ainsi un des souvenirs les plus forts que j'ai pu me faire avec un jeu au fil de ces derniers mois.

Néanmoins si Blue Prince se veut addictif, il sera également très frustrant à plusieurs égards. Et c'est ce qui aura eu raison de ma patience...

En effet Blue Prince étant un rogue-lite, il se basera uniquement sur le hasard (la fameuse RNG) pour certains éléments, et plus particulièrement sur les pièces mises à votre disposition au fur et à mesure de votre progression dans l'aventure. Tout comme un certain Outer Wilds, votre progression dans Blue Prince se fera grâce à deux éléments, la première étant la connaissance. La résolution de certaines énigmes ou encore l'accès à votre objectif final se découvriront via des écrits disséminés dans le jeu, d'où la recommandation de tout noter dans un calepin puisqu'il ne sera pas rare de découvrir un élément intrigant et d'en trouver la solution cinq heures plus tard au détour d'une pièce sur laquelle vous n'étiez pas encore tombé. Et en cela, la ressemblance à Outer Wilds est remarquable puisque tout comme dans celui-ci, votre connaissance servira à de nombreuses reprises. Toutefois l'autre élément, qui est nettement plus contestable, sera la RNG. Bien qu'il existera des méthodes pour l'influencer, la RNG ne sera pas tendre avec le joueur, voire même mesquine par moments. Car même en disposant d'assez de clés et de gemmes, il m'a été impossible d'arriver à mon objectif à de nombreuses reprises tant seules les portes verrouillées me tombaient dessus, quand ce n'était pas carrément un cul de sac qui me bloquait et mettait tout simplement fin à ma run.

Et en cela, le jeu jusque-là génial devient rapidement frustrant, particulièrement lorsqu'on a enfin compris comment accéder à la Pièce 46 puisque tout une part de l'accès de celle-ci dépendra uniquement de la RNG. Pour vous donner une idée, j'ai découvert le procédé pour y accéder à partir du jour 25. Et même en comprenant comment influencer la RNG, je n'ai pu "terminé" le jeu qu'au jour 65, alors que certains streamers sont parvenus à accéder à la même pièce en 13 jours… Tout ça pour dire qu'une grande partie de mon temps passé sur le jeu revenait tout simplement à lutter contre l'aléatoire, comment dire qu'il y a d'autres choses plus intéressantes à faire...

Un concept maîtrisé avec un cachet visuel saisissant...

Concernant la réalisation, le jeu dispose d'une patte graphique assez simple mais qui colle à l'ambiance de l'œuvre. Bien que nous soyons seuls dans l'exploration du Manoir (un élément qui sera confirmé à de nombreuses reprises dans le jeu), on ne se sentira jamais tranquille. Il y a un sentiment assez anxiogène qui nous fait toujours nous tenir sur nos gardes, et cela sans compter les pièces parfois étranges que l'on peut découvrir (vraiment, qui a eu l'idée de coller une chapelle, un observatoire ou encore une salle des miroirs ?) La colorimétrie est dans l'ensemble assez terne, venant renforcer cet aspect anxiogène. À noter les cinématiques rares mais qui en sont d'autant plus impactantes lorsqu’une d'elle se lance. Mais aussi le doublage particulièrement soigné (l'intro est très simple en terme de mise en scène mais l'acting m'a collé des frissons...).

La musique pour sa part, composée par Trigg & Gusset, est plutôt mise en retrait. Servant plus de musique d'ambiance, elle saura surtout se mettre en valeur lors de certains moments phares du jeu. Mais en dehors de cela, il faut avouer qu'elle demeure assez anecdotique.

...Mais au détriment du temps de jeu des joueurs

Enfin un autre point sur lequel Blue Prince est particulièrement frustrant, c'est le peu de respect qu'il éprouve pour votre temps de jeu.

Dans certaines pièces, il sera possible de gagner relativement facilement des gemmes et des clés – éléments indispensables on le rappelle – pour progresser dans le Manoir. Mais si vous pourrez en trouver au hasard, deux pièces seront néanmoins quasiment obligatoires à chaque run. La première étant The Parlor, une pièce où repose trois coffres avec chacun un mot. Le principe sera simple, il faudra simplement trouver le coffre disant la vérité (les deux autres étant des mensonges). Un mini-jeu simple qui vous prendra moins de deux minutes. Le second, Billiard Room, est une autre paire de manche. Il consistera à effectuer des calculs via une cible, et si dans les premiers jours les calculs seront assez simple (addition, soustraction, multiplication), cela se compliquera rapidement ! Plus les jours progresseront ingame, plus la difficulté deviendra ardue, demandant des calculs à la racine carrée, voire la fraction. Ainsi un simple puzzle game qui prenait 5 minutes en demandera facilement une dizaine et cela devient juste chiant. Si les gemmes peuvent être assez dispensables, c'est tout le contraire des clés qui elles sont une nécessité absolue au vu du nombre de portes verrouillées que vous croiserez dans le jeu ! Ainsi à chaque nouvelle run vous serez dans l'obligation de comprendre quels calculs vous devrez effectuer afin de récupérer quelques clés que vous ne serez même pas sûr de pouvoir utiliser si la RNG est dans ses mauvais jours. Et c'est sans compter sur les outils (comme la pelle) – que vous pourrez trouver soit dans des pièces spécifiques, soit lors de votre déambulation dans le Manoir – qui seront nécessaires pour la résolution de certaines énigmes mais dont l'obtention dépendra là encore de la RNG.

Ainsi si je devais décrire mon expérience avec Blue Prince, je la résumerai de cette manière : les 10 premières heures sont fantastiques, vous explorez les moindres recoins du manoir, vous vous interrogez sur tout ce qui vous entoure et la progression se fait de manière naturelle. Les 5 heures suivantes, vous stagnez et cherchez à comprendre comment démêler les différents puzzles, sauf que tout dépendra d'une RNG parfois beaucoup trop capricieuse. En résumé, c'est la galère ! Enfin les 5 dernières heures, vous retrouvez ce sentiment de grandiose, vous comprenez tous les détails qui vous avaient échappés jusque-là, et surtout vous avez trouvé la manip' qui permet d'influencer la RNG du jeu ! Est-ce que ça aide ? Oui, mais là encore sous certaines conditions...

Blue Prince est donc un jeu assez mémorable dans son approche. Mêler la réflexion et le rogue-lite dans un seul jeu est un pari audacieux, mais pour un premier jeu, Dogubomb peut se targuer d'avoir réussi ! Un dernier mot malgré tout, Blue Prince est un jeu qui vous demandera une compréhension en anglais assez avancée et qui dans l'état actuel est tout simplement intraduisible. Certaines énigmes, dont une particulièrement corsée, se joue via le vocabulaire riche de la langue et ses jeux de mots, rendant donc la traduction tout simplement impossible. De plus, étant donné que le jeu nous fait côtoyer dans les écrits les membres d'une famille assez aisée, l'anglais y sera là aussi particulièrement soutenu. Vous l'aurez compris mais si vous êtes peu à l'aise avec la langue de Shakespeare, Blue Prince risque de ne pas être fait pour vous malheureusement.

Un jeu élitiste

Pour conclure, Blue Prince est un jeu qui m'aura hanté dans ses premières heures, désireux d'en connaître les nombreux mystères et d'en apprendre plus sur son univers. Le scénario cryptique demeure fascinant, et le secret de la Pièce 46 ainsi que de nombreux autres éléments m'ont poussé à avancer toujours plus loin dans le jeu jusqu'à plus soif !

Mais arrivé à un certain point, la frustration l'aura emporté, me faisant lancer des sessions de manière beaucoup plus sporadique. Et si j'ai terminé le jeu et – enfin – atteint la Pièce 46, je sais qu'il me reste encore bon nombre de mystères à élucider, et de nombreuses pièces à découvrir. Mais au final je suis tout simplement découragé. Outre les nombreuses énigmes, toutes les récompenses que vous livreront le manoir seront au choix de nouveaux mystères au profit d'un lore trop cryptique pour son propre bien, ou alors des réponses à des énigmes que vous aurez déjà eu le temps de résoudre depuis bien longtemps...

Pour les besoins de cette critique, je suis donc allé regardé les derniers mystères et les diverses fins possibles. Et là je dois avouer m'être sérieusement posé la question de comment un joueur lambda peut sérieusement résoudre cela, sans aucune aide. Car en dehors de joueurs acharnés prêts à se faire de multiples noeuds au cerveaux, je pense que la majorité des joueurs – dont je fais partie – se retrouveront sur le carreau. Et lorsqu'on voit la finalité de toute ces heures passées sur le jeu, pas sûr que ça en vaille la peine...

Au final, Blue Prince est un jeu à l'image de son histoire, assez élitiste.

Seuls les plus déterminés, prêts à remplir des pages et des pages d'un carnet de notes durant des jours, pourront parvenir jusqu'au bout. Les autres joueurs, moins malins ou moins patients, se verront avec un peu de chance - lorsqu'ils ne seront pas bloqués par la barrière de la langue ou cette foutue RNG ! - atteindre la Pièce 46 et ce sera déjà très bien !