La dépression est franchissable.

Plutôt qu'une critique, je vais faire une rétrospective thématique et analyser la façon dont le jeu les met en scène.

Celeste est un jeu de plateforme 2D dans lequel on contrôle le personnage Madeline, très exigeant au niveau du gameplay. Les mécaniques sont difficiles à prendre en main et deviennent de plus en plus compliquées. Le jeu ne laisse pas le droit à l’erreur : à chaque dégât que nous subissons, c’est la mort qui nous attend. On n’a pas de barre de vie ni de points de vie : une seule chance pour chaque étape. Le jeu consiste à gravir une montagne nommée le Mont Celeste.

Cette montagne est l’allégorie de la dépression chez Madeline. Au départ, elle ne sait pas vraiment ce qu’elle fait là, ni ce qu’est cette montagne, mais elle sait qu’elle doit gravir cette étape et en venir à bout. Concrètement, c’est l’idée de ne pas savoir comment vaincre la dépression, à quoi cela va ressembler, ni combien de temps cela va prendre. Mais ce n’est pas grave : Madeline est déterminée à réussir et fonce. Elle rencontrera, au début de cette montagne, la grand-mère qui l’accueille au pied de la montagne et la met en garde contre ce défi (mais on reviendra plus tard sur elle). Au 2ᵉ chapitre, Madeline fera la rencontre, dans un miroir, de Badeline. Badeline est une version parallèle de Madeline. On la rencontre dans un miroir car elle est le reflet de Madeline, représentant tous ses sentiments négatifs, son anxiété. Après cette rencontre, on entre dans une phase de gameplay dans laquelle on doit fuir Badeline qui veut nous atteindre. Se laisser toucher par Badeline signifie la mort, et il faut recommencer. Encore une fois, le gameplay sert le propos : Madeline fuit ses sentiments négatifs, elle veut les combattre pour sortir de sa dépression, elle ne doit pas laisser cette partie d’elle revenir en elle afin d’avoir l’esprit libre. Mais est-ce la bonne façon ? Ne devrait-elle pas apprendre à s’écouter et à se comprendre plutôt que de se fuir elle-même sans même essayer de se connaître ?

Au début du chapitre 6, Madeline tombe tout en bas de la montagne après avoir réussi à gravir une grande partie de celle-ci. Pourquoi ? Après une discussion avec Théo, elle comprend qu’elle doit rejeter Badeline, et décide donc de couper ses liens avec elle, sans même lui demander son avis. Mais cela ne marche pas comme ça, malheureusement : il ne faut pas se fuir sans essayer de se comprendre. Il faut se parler, s’écouter et se comprendre, il faut faire un travail bien plus profond. Alors qu’elle était presque au sommet, elle retombe tout en bas à cause de cet échec : vouloir couper les ponts avec Badeline.

Le chapitre 6 est donc la lutte de Madeline pour atteindre Badeline. Après avoir passé beaucoup de temps à se fuir, Madeline comprend qu’elle ne doit plus le faire. Elle doit essayer de se comprendre. Dans le gameplay, cela se traduit par une phase où elle doit cette fois atteindre Badeline. C’est Badeline qui la fuit désormais, et Madeline fait tout pour l’atteindre. Elle a compris que, si elle veut sortir de cette dépression, elle doit arrêter de se fuir, mais s’accepter. Elle ne doit pas nier cette partie d’elle-même mais bien l’accepter et avancer avec elle. Il faut bien se rendre compte que cette réalisation a lieu au chapitre 6, soit l’avant-dernier. Tout le jeu, elle se fuit elle-même. Cette prise de conscience est donc très forte et marquante. À la fin de ce chapitre 6, après avoir longuement parlé avec Badeline, elle l’accepte à nouveau en elle. L’écoute et le temps lui ont permis de se comprendre. Une fois que Badeline est en elle, on voit pour la première fois un "level-up" : Madeline peut désormais effectuer deux dashs. C’est très significatif dans l’idée du jeu : c’est en s’acceptant elle-même qu’elle progresse littéralement, qu’elle devient meilleure, plus complète. Ses deux dashs lui permettent maintenant d’aller plus haut, de franchir plus d’obstacles.

Le chapitre 7 est la remontée entière de la montagne qu’elle avait déjà gravie, mais cette fois avec Badeline. Cela marque une idée fondamentale : tous les chapitres précédents sont réunis en un seul, afin de montrer qu’avec Badeline, elle peut aller plus loin, plus rapidement et plus facilement. C’est dans ce chapitre qu’on voit pour la première fois l’avancée mesurée en mètres. Chaque chapitre représente ici 500 mètres. Cela permet d’illustrer concrètement la progression, de la quantifier, et de montrer qu’elle n’avance plus aveuglément, mais qu’elle a compris ce qui lui faisait du mal. Elle a compris l’origine de sa dépression et a réussi à la dépasser.

Concernant les caractérisations :

Madeline est littéralement "Mad" et "line" : Mad signifie plusieurs choses, mais dans Celeste, cela évoque la colère, l’incompréhension de soi et la dépression. Avec "line" on a l'idée d'une ligne, une ligne franchie, ou peut-être à franchir ? Même chose pour Badeline : Bad montre que c’est la version négative de Madeline. Elle est physiquement identique, mais plus sombre. Avant d’être assimilée par Madeline, Badeline était une figure uniquement négative : elle projetait des idées et des envies pessimistes, demandait à Madeline d’abandonner, parlait mal à Oshiro, le rendant dépressif à son tour. Une fois assimilée, elle devient une figure de soutien pour Madeline, lui montrant la voie, l’encourageant, et mangeant même l’entièreté de la tarte à la fin. Cela fait comprendre une chose : nos parts d’ombre ne sont pas fondamentalement mauvaises, il faut se comprendre soi-même pour en tirer le meilleur.

Caractérisation de l’anxiété des autres personnages :

Théo, que j’ai mentionné plus tôt, est un instagrameur. Il est très présent sur les réseaux et se montre beaucoup. Il est aussi dans cette montagne pour combattre ses propres problèmes. Dans le chapitre 5, ses angoisses sont représentées par des yeux. Cela symbolise le regard de ses abonnés qui l’observent. Lui, qui s’expose autant, est angoissé par ces regards et par son image. Théo, durant ce chapitre, est enfermé dans un cristal, figé. Cela représente son image figée sur les réseaux : ses abonnés ne voient que des images de lui à travers un écran (le cristal) de téléphone. Pour passer ce chapitre, on doit envoyer le cristal contenant Théo dans un œil qui bloque la sortie, signifiant qu’il doit affronter ces regards et littéralement passer à travers.

Oshiro, lui, est le gérant d’un hôtel à l’abandon, sans clients. Son angoisse est simplement représentée par la saleté dans son hôtel. Le jeu nous montre, au travers de ces trois personnages, que chacun a ses propres problèmes : physiques (la poussière chez Oshiro), virtuels/métaphysiques (les yeux chez Théo), ou psychologiques (Badeline chez Madeline).

L’importance des relations :

La première rencontre que l’on fait dans le jeu est celle de la grand-mère, qui sera ensuite représentée par un oiseau qui nous suit et nous enseigne les mécaniques du jeu. Cela symbolise que nos apprentissages manuels viennent des autres, de nos relations, et que nous tirons des connaissances de nos rencontres.

Le chapitre 3 avec Oshiro montre l’importance de la bienveillance. Madeline, qui devrait gravir sa propre montagne, prend du temps pour aider Oshiro à nettoyer son hôtel. C’est un acte purement altruiste, qui sera contrasté par Badeline : en étant méchante, elle détruira tout ce que Madeline a fait, transformant Oshiro en boss de fin de chapitre. À travers ce combat, Oshiro finira par faire la part des choses, accepter la gentillesse de Madeline et devenir un ami présent à la fin du jeu.

Le plus important, c’est Théo. On le rencontre dès le chapitre 1, on échange brièvement sur la montagne. Théo et Madeline sont dans la même situation. On le revoit plusieurs fois, mais les moments les plus importants sont les chapitres 4, 5 et 6.

Dans le chapitre 4, Théo donne à Madeline une méthode pour combattre son angoisse avec une feuille. Il tient cette méthode de son grand-père, soulignant encore l’importance des liens : la connaissance est transmise par les autres. Il la lui transmet, et elle parvient à surmonter un moment d’angoisse. On remarque aussi que Théo veut faire des selfies avec Madeline. Malgré son anxiété liée au regard des autres, il n’a aucun mal à se montrer avec elle, symbole que l’on est plus fort ensemble. Dans le chapitre 5, c’est Madeline qui sauve Théo de ses angoisses. Et enfin, dans le chapitre 6, une longue conversation très personnelle a lieu entre eux. C’est suite à cette conversation que Madeline comprend qu’elle doit apprendre à écouter Badeline : elle commence enfin son vrai chemin vers le sommet, dans le bon état d’esprit. La musique du chapitre 6 est d’ailleurs composée de la même manière que les dialogues de Madeline, symbolisant qu’elle se parle à elle-même et s’écoute. Cette scène illustre à la fois l’importance des liens et celle de l’écoute - ce qu’elle va ensuite faire avec Badeline.

Tout au long de son aventure, Madeline porte un sac jusqu’au chapitre 6. Après la conversation avec Théo, elle lui confie son sac, ce qu’elle avait refusé auparavant. Ce sac représente sa confiance en Théo et le fait qu’elle accepte de lui confier ses fardeaux, qu’elle accepte de recevoir de l’aide.

Madeline a la capacité de dash. Quand elle peut le faire, ses cheveux sont orange. Lorsqu’elle ne peut plus, ils deviennent bleus. C’est un excellent repère pour le joueur, mais cela signifie aussi quelque chose. Le bleu est associé à l’eau, qui symbolise la transformation, le changement, exactement ce que traverse Madeline. Les cheveux bleus représentent une période de transition ou un aspect dualiste de sa personnalité : une fois de plus, cela illustre Madeline et Badeline.

La fin du jeu de base (chapitres 1 à 7) se conclut avec tous les personnages réunis autour d’une tarte. Cette tarte est le dessert préparé par Madeline avec toutes les fraises récoltées. Cela symbolise qu’on récolte le fruit de nos efforts. Toutes les fraises rassemblées sont une preuve qu’on a franchi ces étapes et réussi. Les amis qui mangent la tarte avec nous aussi : vaincre la dépression ne signifie pas seulement ne plus être dépressif, cela nous apporte des relations, de nouvelles expériences, une nouvelle façon de voir le monde et de le vivre.

Après les 7 chapitres de base, un nouveau chapitre est disponible : Core (Cœur en français). Il se déroule un an après le jeu de base et permet d’aller au cœur de Madeline, nous montrant qu’elle est en paix avec elle-même, et que les difficultés rencontrées ont valu la peine. Ce chapitre met donc en avant que les obstacles valent la peine d’être surmontés pour atteindre la finalité. La difficulté, justement, sert le propos du jeu. Comme je l’ai dit au début, le jeu est difficile ; plus on avance, plus il l’est. Cela représente la difficulté que Madeline rencontre pour vaincre sa dépression. Le jeu met aussi en avant la notion de progression. Il est certes difficile, mais la montée en difficulté est raisonnable.

Entre chaque niveau, la difficulté augmente légèrement, mais la différence entre le chapitre 1 et le chapitre 9 est abyssale. Cela illustre l’importance d’une progression lente mais sûre. Il ne sert à rien de vouloir aller trop vite : mieux vaut prendre son temps, affronter chaque difficulté rencontrée pour pouvoir en surmonter une autre, encore plus dure. Le jeu affirme que progresser lentement n’est pas un problème tant qu’on progresse. Et ce chapitre 8 est une contemplation de cette idée : après avoir accompli chaque chapitre un à un, on arrive à ce stade.

Pour débloquer ce niveau Core, il faut avoir récupéré 4 cœurs bleus, qui sont cachés dans les chapitres précédents. Cela illustre bien l’idée qu’il faut maîtriser totalement les difficultés passées pour accéder à la paix intérieure.

Une fois le chapitre 8 terminé, on a accès à un chapitre bonus : le chapitre 9, centré sur le deuil. La grand-mère, qui avait tant aidé Madeline durant son ascension, est malheureusement décédée, ce qui détruit Madeline, d’autant plus qu’elle n’a pas pu assister aux funérailles pour lui dire au revoir. Pour accéder à ce chapitre, il faut tous les cœurs bleus et des cœurs rouges. Et pour obtenir ces cœurs rouges, commence alors la réelle difficulté du jeu. Chaque chapitre possède une face B qui, une fois complétée, donne un cœur rouge. Il faut donc non seulement trouver la face B, mais aussi la compléter dans chaque chapitre. Ce qui est intéressant ici, c’est que la montagne de base représentait une dépression, mais pour affronter le deuil, Madeline doit la regravir différemment. Cela symbolise une nouvelle dépression, issue d’une autre source : c’est pourquoi elle gravit la montagne à nouveau, mais autrement.

Les 5 étapes du deuil au travers du chapitre 9 :

• Le déni : Madeline se convainc que l’oiseau représente la grand-mère et souhaite donc l’attraper pour lui dire au revoir. Elle traverse de nombreuses zones pour tenter de le rattraper. Badeline lui fait d’ailleurs remarquer qu’elle est en plein déni et qu’elle devrait accepter la mort de sa grand-mère.

• La colère : Suite à cette remarque, Madeline se met en colère contre Badeline et décide de continuer malgré tout, portée par sa rage.

• Le marchandage : Une fois qu’elle parvient à attraper l’oiseau, elle réalise qu’elle lui fait peut-être du mal et se dit qu’elle pourrait l’échanger contre sa grand-mère si elle parvient à le faire sortir. S’ensuit une nouvelle zone de jeu.

• La dépression : C’est le thème traité tout au long du jeu, et qui reste présent ici — c’est le cœur de l’expérience de Celeste.

• L’acceptation : Madeline accepte la mort de sa grand-mère après avoir traversé tout le chapitre 9. Elle se réveille en larmes, mais sortie de ce rêve qui la retenait dans le refus de faire face à la réalité.

L’aspect méta du jeu :

Le jeu s’appelle Celeste, comme le nom du mont. Cela signifie que cette épreuve nous est aussi destinée, à nous joueurs, autant qu’à Madeline. Madeline est le nom par défaut du personnage, mais on peut lui en donner un autre : on devient Madeline, littéralement, on incarne celle ou celui qui gravit cette montagne. Comme Madeline, les joueurs font face à la difficulté du jeu. Ce jeu est une épreuve pour nous aussi, et nous nous arrêterons tous à des endroits différents : chacun gravit la montagne à sa manière, et chacun sera satisfait de sa propre progression.

Par exemple, moi, j’ai fini les 9 chapitres. J’ai récupéré toutes les faces B, tous les cœurs, etc. Mais je ne souhaite pas tenter l’obtention des cœurs jaunes. Ces derniers s’obtiennent en terminant un chapitre entier sans mourir. Ce n’est pas une épreuve qui m’intéresse, et je me sens satisfait de ce que j’ai accompli.