Chrono Trigger
8.6
Chrono Trigger

Jeu de SquareSoft (1995Super Nintendo)

Le temps, quand il se met à parler, n’a pas la voix des pendules. Il bruisse, il craque, il rit, il mord, il emporte. Dans Chrono Trigger, il devient matière de jeu, instrument d’orchestre et filigrane narratif, une mer aux marées réglées par l’émotion et la mécanique. On s’y jette comme dans un roman d’aventures à la coupe nette, et l’on en ressort avec l’impression d’avoir vu se ressouder des siècles disjoints par la grâce d’un design qui sait exactement quand embrasser la vitesse et quand solliciter le silence. Peu de jeux ont su transformer la promesse du voyage temporel en dramaturgie jouable avec autant de tact et de précision. Sorti sur Super Nintendo en 1995, Chrono Trigger a gravé dans la mémoire du J-RPG une forme de classicisme hardi, cette ligne claire qui n’a pas peur des angles vifs.


La première chose qui saisit, c’est cette façon d’éloigner la poussière des conventions sans les renier. On ne débarque pas dans un labyrinthe d’indices obscurs, ni dans une encyclopédie crispée sur ses systèmes. Le jeu préfère l’ellipse féconde. Une fête foraine un matin d’année 1000, des stands, une amie, une machine capricieuse, et la chronologie se fêle. Le monde bascule sans fracas, d’un battement de sprites gracieux, avec l’humour discret d’un manga qui garderait la luminosité de l’enfance mais tendrait ses muscles au moment juste. La signature graphique d’Akira Toriyama n’orne pas seulement l’affiche. Elle structure l’espace ludique. Les silhouettes hautes et lisibles, l’éclat de leurs couleurs, leur pouvoir de suggestion dans la micro-animation, composent un dictionnaire d’intentions. Un mouvement d’épée qui claque, une mèche qui rebondit, un reptile qui plisse l’œil. Ici, l’illustrateur de Dragon Ball donne plus qu’un style, il donne des verbes.


Le scénario embrasse des ères entières mais ne se perd pas. Antiquité suspendue sur les flots, futur dévasté, Moyen Âge chamarré, préhistoire rugueuse, présent solaire, fin du temps en palier silencieux. La grande réussite tient à l’articulation de ces espaces comme autant d’ateliers de causalité. On répare une forêt en plantant une idée, on forge un artefact à travers les siècles, on sème un indice dans le passé pour récolter un passage dans le présent. Le récit gagne en densité à mesure que la mécanique s’infiltre dans la dramaturgie, sans jamais se déchirer. Les figures secondaires existent avec des arcs nets, les protagonistes confirment leur relief par des quêtes tardives qui, sans reléguer la menace de Lavos, l’encadrent par des destins individuels. La mort, la perte, le renoncement se frôlent, la fraternité dessine son cercle. Un jeu vidéo n’a pas besoin d’écrire des paragraphes pour faire sentir une décision morale, il lui suffit parfois d’un écran privé de musique.


Le système de combat, pivot du genre, avance avec l’intelligence du chirurgien qui sait quoi prélever et quoi greffer. Chrono Trigger reprend l’Active Time Battle mais en pince les bords. Le temps s’écoule, oui, mais la position des ennemis dans l’espace compte, la notion d’aire d’effet s’invite dans la stratégie. Une lame en X ouvre une diagonale utile, une onde circulaire réclame une proximité calculée, une tirade de feu cherche la ligne. Les ennemis n’arrivent pas par tirage au sort, ils vivent sur la carte, se surprennent, se contournent parfois, se provoquent souvent. Le jeu abolit la césure criarde entre exploration et affrontement. Pas d’écran noir, pas de fracture. Une montée d’adrénaline contenue, puis la partition reprend son cours. Cette continuité donne aux niveaux une respiration moderne, presque en avance sur son époque, et aux combats une dimension de chorégraphie où l’on anticipe les déplacements adverses autant que les recharges de jauge.


Les techniques combinées constituent l’autre grande idée, simple en surface, riche en profondeur. Elles imposent de penser la composition d’équipe non comme une addition de fonctions stables, mais comme une matrice de synergies. La géométrie des effets, les timings d’activation, le coût en ressources créent une micro-métagame qui tient en haleine jusque dans le dernier tiers de l’aventure. On s’aperçoit vite qu’une poignée de duos ou de trios dominent si l’on n’y prend pas garde. L’équilibre général penche volontiers vers une aisance qui confine au confort. Pourtant la recherche de combinaisons moins évidentes, l’envie de faire exister un personnage pour ce qu’il raconte dans telle quête temporelle, pousse à bousculer ses habitudes. La maîtrise du rythme, elle, repose sur un choix décisif proposé au joueur. Variante active pour ceux qui aiment l’adrénaline, variante attentive pour ceux qui préfèrent l’analyse minutieuse, l’ATB trouve une urbanité rare.


La carte du monde privilégie la densité au gigantisme. Chaque zone donne l’impression d’avoir été taillée pour une intention claire. La progression fait alterner tunnels serrés, salles aux scripts malins, plaines de respiration et pièces à secret. Les donjons évitent l’écueil du couloir pur, même si l’on croise parfois un enchaînement trop docile où le puzzle sert de prétexte à l’entre-deux. L’architecture ne cherche pas à humilier. Elle guide, signale, feinte à l’occasion, mais jamais ne triche. L’époque de Zeal, notamment, propose une stratification exemplaire. On y lit une vision politique en touches brèves, un rituel magique dévoré par sa propre hybris, un effondrement raconté par la topographie même des lieux. Ici, le level design traduit une idée, non un simple obstacle.


La partition de Yasunori Mitsuda, rejointe par Nobuo Uematsu sur quelques pièces, donne au jeu son souffle continu. Elle ne se contente pas d’habiller, elle écrit. Les timbres extraits de la puce sonore de la Super Nintendo gagnent une chair inhabituelle. Thèmes de personnages portés par des mélodies qui s’impriment au cortex, nappes contemplatives qui suspendent le temps, battements tribaux qui font saillir la préhistoire, délicatesse quasi liturgique au cœur de Zeal, élégie du générique final. La musique tient la main du joueur et lui enlève la montre. Elle s’accorde aux ruptures de tempo du récit, se retire quand il faut laisser la scène parler, se tend quand l’écran appelle l’éclat. À la réécoute, on mesure qu’elle a imposé des motifs appelés à irriguer tout un pan du J-RPG. Peu de bandes son parviennent à faire oublier la machine qui les émet, elle le fait constamment.


Techniquement, le jeu maîtrise son médium. Sprites détaillés, animations expressives, palettes nuancées qui évitent le clinquant facile. Certains panoramas jouent des rotations et des échelles avec un aplomb qui ne vire jamais à la démonstration. Le voyage en engin volant ne sert pas uniquement de carte postale. Il concrétise la conquête du temps par la rapidité, il change la façon d’enchaîner les objectifs, il sert la dramaturgie autant que la commodité. L’absence de transition lourde entre exploration et combat place la production à part dans le catalogue de la console. L’interface, souple et claire, comprend l’essentiel et le restitue à la seconde. Menus qui répondent, inventaire sans fronce, informations utiles situées au plus près de la décision. La lisibilité n’est pas une coquetterie, elle est une éthique.


Ce classicisme n’interdit pas les audaces. Celle, fameuse, de la mort du protagoniste, qui rebat le jeu sans s’y complaire, et ramène la mécanique à sa dimension de rituel. On parle à un sage hors du temps, on collecte une étincelle, on se livre à une liturgie qui a valeur d’essai sur la mémoire. Jamais le récit ne demande au joueur d’être crédules, il l’invite à croire parce qu’il a compris comment tout fonctionne. Autre geste, à l’échelle de l’histoire vidéoludique, l’invention d’un mode de recommencement qui rend au New Game Plus sa puissance systémique. L’idée est connue aujourd’hui, elle fut décisive alors. En offrant la possibilité d’affronter l’ultime menace à différents moments du récit, le jeu recompose sa topographie narrative et déroule une mosaïque d’issues. On parle souvent de treize fins. Ce qui frappe, c’est moins leur nombre que leur fonction. Elles forment une grammaire du choix, du contre-temps, de la clairvoyance gagnée à force d’allers-retours. On ne redémarre pas pour gonfler un compteur, on recommence pour examiner une hypothèse.


Dans la galerie des compagnons, chacun s’impose par une mécanique et une couleur. Le chevalier hanté par un serment, la savante dont les flammes éclairent autant qu’elles brûlent, l’ingénue dont la glace n’est pas froideur, l’homme-machine qui désapprend la servitude, la guerrière de pierre à la joie sauvage, le prince déchu dont la magie dessine le désespoir et la maîtrise. Aucun n’échappe au cliché, tous le transfigurent. Les quêtes personnelles, disséminées surtout dans l’ultime partie du jeu, tissent la toile intime qui manquait sans doute au début à quelques-uns d’entre eux. On regrettera que certaines trajectoires restent esquissées quand d’autres gagnent une catharsis digne d’un grand roman d’apprentissage. Cela tient à la brièveté relative de l’aventure comparée aux marathons du genre. Mais ce tempo soutenu, cette manière de couper court aux redites, constitue aussi la marque d’un projet qui refusa la graisse.


On a beaucoup glosé sur la naissance du jeu, fruit d’une rencontre entre sensibilités majeures du J-RPG. La chose est connue, l’essentiel se voit dans le produit fini. L’élégance de l’écriture systémique tient de la sobriété de Dragon Quest, la souplesse cinétique doit à l’école Final Fantasy, l’énergie visuelle vient de Toriyama. Mais la somme n’écrase pas la singularité. Le jeu s’autorise des ruptures qui l’émancipent de ses tutelles. La gestion spatiale des combats déjà évoquée, la distribution d’outils à l’échelle de plusieurs époques, la présence d’un hub métaphysique qui fait tenir ensemble l’ensemble des fils, la façon de traiter l’antagonisme principal comme une force tellurique plus que comme un despote. On n’affronte pas un caractère, on affronte une histoire. Et ce renversement emporte.


La narration, sous son apparente simplicité, aime les micro-rythmes. Un chapitre bondit, le suivant s’attarde. L’un privilégie le duel, l’autre l’énigme topologique, le troisième flirte avec la poursuite motorisée. Le récit s’autorise des pauses où l’on partage une table, des confidences, une vieille mélodie retrouvée. Ces respirations ne sont pas des loisirs, elles composent une métrique. Elles donnent au monde un poids, aux heures une densité. En cela, le jeu préfigure un certain âge d’or du J-RPG qui, au milieu des années 90, comprend que l’épique a besoin du domestique pour gagner sa stature. Les titres qui suivront exploiteront ces intuitions avec plus d’ampleur, parfois plus d’éloquence, rarement plus de justesse.


On ne peut passer sous silence les moments où la machine montre ses coutures. Quelques donjons reposent sur des répétitions discrètes, quelques ennemis réutilisent des comportements à peine maquillés. La difficulté, surtout si l’on cultive tôt des combinaisons efficaces, tend à s’aplanir. Les dernières heures, en dépit d’un final d’une tenue remarquable, manquent parfois d’un cran de résistance qui obligerait à revoir ses méthodes. Le système d’attribution permanente de bonus, précieux pour sculpter le profil de ses héros, peut favoriser une spécialisation qui rogne la tension. Mais ces aspérités ne brisent pas la ligne. Elles rappellent plutôt que le projet visait l’élégance plus que l’esbroufe, la tension juste plus que l’épreuve de force.


L’impact historique dépasse la somme de ses idées. Chrono Trigger a montré qu’on pouvait faire du voyage dans le temps un vrai levier de game design plutôt qu’une simple carte postale narrative. Il a montré qu’on pouvait abolir la frontière entre exploration et combat sur une machine qui, par contrainte, avait fait de cette frontière une commodité. Il a montré qu’une écriture ramassée pouvait générer des résonances durables, et qu’un système aux règles lisibles pouvait appeler une profondeur tactique réelle. Il a montré enfin que l’esthétique du J-RPG n’était pas condamnée aux menus austères ou aux gestes emphatiques, qu’elle pouvait respirer la fantaisie, la malice, la douceur, la gravité, dans une même pulsation.


Il faut revenir à Toriyama pour mesurer ce que ses dessins ont apporté à la mécanique. Sa manière de camper des personnages en une poignée de traits nets se marie à la nécessité ludique de comprendre en un clin d’œil qui fait quoi, où, comment. Son goût pour les créatures à mi-chemin entre la facétie et l’inquiétant pare aux combats une expressivité qui change la perception du danger. Son sens de la posture dramatise les moments qui comptent. L’imaginaire qui transparaît à chaque écran, même dépouillé, crée une unité stylistique que l’on ne saurait réduire à une couche décorative. Le regard du joueur se pose et comprend. Ce que le dessin propose, le code l’exécute. L’alliance est rare.


Que reste-t-il, aujourd’hui, de cette aventure en cartouche quand on la rejoue en connaissance de cause ? Une limpidité qui confine à la grâce. La sensation que chaque élément a été pesé. L’équilibre entre la vitesse et la rêverie. Une science du cadrage et de la coupe. Et, surtout, ce miracle paradoxal d’un récit déterministe où l’on croit à la liberté. Les multiples fins ne sont pas seulement un musée de curiosités, elles forment l’écho structurel d’une promesse. Jouer, c’est rejouer. Revenir au point de bifurcation et poser une autre question. On peut en préférer certaines, juger d’autres trop légères, déceler ici ou là un clin d’œil plus amusé que nécessaire. Mais le principe tient, et il nourrit une relecture qui n’épuise pas le plaisir.


On laissera aux historiens le débat sur ce que le jeu doit exactement à telle ou telle école du J-RPG. On peut en revanche acter sa position dans la frise. Chrono Trigger occupe ce poste où le genre a cessé d’être un continent pour initiés afin de devenir une langue qui accepte l’accent de ceux qui arrivent. Non parce qu’il simplifierait tout, mais parce qu’il traduirait bien. Les systèmes sont des lexiques qui doivent se parler entre eux. Ici, ils se répondent, s’éclairent, se soutiennent. L’exploration sert le combat, le combat fertilise le récit, le récit donne à l’exploration une tension. La musique soude l’ensemble. Le temps, toujours, rappelle qu’il est le protagoniste invisible.


À la dernière image, la mer d’années se referme sans claquer. On croit entendre, dans l’écume, des restes de thèmes, des répliques sans mots, l’ombre d’un rire et la promesse d’un autre voyage. On éteint la console et l’on garde, au bord des doigts, ce tressaillement discret qu’offrent les œuvres qui ont compris la mesure humaine du grandiose. Chrono Trigger ne brandit pas sa légende, il la laisse circuler comme une évidence, exactement là où l’on cesse de compter les années pour recommencer à jouer.

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il y a 2 jours

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Kelemvor

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