Clair Obscur : Expédition 33 hante l’esprit comme un tableau dont les contours émergent peu à peu de l’ombre. Le premier RPG de Sandfall Interactive ne se contente pas de promettre une aventure marquante : il la façonne, la cuit dans le four de la mélancolie et de la beauté tragique, tout en la solidifiant par une exigence mécanique rare. Peu de jeux parviennent à marier avec autant d’aisance la grandiloquence thématique et la rigueur ludique.
L’univers qu’il peint repose sur une idée d’une simplicité terrifiante : chaque année, la Peintresse inscrit un âge sur un monolithe, et tous ceux qui l’atteignent s’effacent. Le temps n’est plus une mesure mais une sentence. C’est dans ce monde cruel et poétique que Gustave, Maëlle et leurs compagnons forment l’Expédition 33, décidée à rompre le cycle. Ce postulat installe immédiatement l’urgence, la perte, la douleur, mais aussi la fragile espérance qui parcourt le jeu comme un fil d’or.
La direction artistique s’impose d’emblée comme l’un de ses piliers. Puisant dans la Belle Époque et l’Art déco, elle combine opulence et désolation : ors ternis, drapés lourds, boiseries, verrières, statues craquelées. L'Unreal Engine 5 devient ici pinceau, modelant des scènes où chaque faisceau de lumière, chaque éclat de bronze raconte une histoire. Ce n’est pas un simple habillage : c’est un univers plastique qui respire, une esthétique qui devient langage.
La musique, composée par Lorien Testard et dont j'ai déjà rédigé une analyse dithyrambique en ces lieux, épouse cette intention avec une justesse remarquable. Nappes mélancoliques, motifs dissonants, accords suspendus accompagnent le joueur sans jamais l’écraser. Les silences deviennent autant de notes, travaillés comme des respirations. Le doublage, en anglais comme en français, donne chair aux personnages : Gustave, Maëlle, Renoir, Verso, Lune… chacun possède sa cadence, sa fragilité, sa nuance. Ces voix rendent palpables la douleur et la détermination qui traversent l’expédition.
Là où beaucoup de RPG au tour par tour sombrent dans la routine, Expédition 33 insuffle du rythme. Le combat se joue dans une hybridation élégante entre stratégie et réflexe : parades, esquives et timings précis dynamisent chaque affrontement. La personnalisation par l’arbre de compétences, les Luminas et les Pictos apporte une profondeur suffisante pour que chaque configuration de groupe soit signifiante. Le système brille par sa cohérence : aucune mécanique n’est plaquée, tout répond à une intention d’incarner la tension entre fatalité et résistance. Quelques combats, plus chargés en QTE qu’en tactique, peuvent sembler vouloir briller par la virtuosité du geste plutôt que par la clarté de la stratégie, mais ces instants demeurent minoritaires.
La narration, elle, se déploie dans un équilibre subtil entre explicite et implicite. Le scénario central bouleverse par sa puissance métaphorique, mais certaines sous-intrigues se perdent dans un trop-plein de détails esquissés, laissant parfois une impression d’opacité volontaire. Le deuxième acte s’étire, au risque de diluer l’intensité dramatique. Mais lorsque l’écriture se resserre et que la mécanique ludique rencontre l’émotion brute, le jeu atteint des sommets de cohérence et de force évocatrice.
Techniquement, Sandfall surprend par la maîtrise affichée pour un premier projet d’une telle ampleur. Les animations, les visages, les environnements témoignent d’un soin méticuleux. Quelques concessions apparaissent cependant : pop-ins, clipping, baisses de fluidité dans les zones denses ou cinématiques trop chargées. Des détails qui n’ébranlent jamais l’expérience, mais qui rappellent la difficulté d’atteindre l’excellence visuelle sur toutes les plateformes. L’absence de mini-carte ou de système d’orientation clair se fait également sentir : l’exploration, superbe par son esthétique, se transforme parfois en labyrinthe contemplatif, au risque de ralentir un récit qui joue déjà beaucoup sur la lenteur.
Ces failles ne suffisent pas à ternir la force de l’ensemble. Expédition 33 s’impose comme un jalon du RPG contemporain, un jeu qui ose penser la mécanique comme révélateur d’émotion, qui fait du combat non pas une obligation mais une chorégraphie signifiante, et de la narration non pas une simple suite d’événements mais une méditation sur le temps.
Clair Obscur : Expédition 33 n’est pas un RPG que l’on consomme, c’est un voyage que l’on traverse en acceptant ses ombres et ses éclats. Ses imperfections sont les reflets d’une ambition rare, les craquelures d’un tableau qui, malgré elles, n’en perd pas la puissance. Il restera comme une œuvre marquante, une méditation sur la finitude et la mémoire, une invitation à regarder le monolithe du temps en face — et à y chercher, malgré tout, une lueur de beauté.