Il est des jeux qui divertissent, d’autres qui marquent, et quelques rares élus qui façonnent à jamais l’imaginaire de ceux qui les ont traversés. Dark Age of Camelot (DAoC), chef-d’œuvre de Mythic Entertainment paru en 2001, appartient sans l’ombre d’un doute à cette dernière catégorie. Dans une époque encore balbutiante pour les MMORPG, dominée par les échos d’Ultima Online et les promesses d’un EverQuest conquérant, DAoC surgit, tel un roi oublié revenu réclamer sa couronne. Et il l’obtint, non par le vacarme des tambours marketing, mais par la grâce d’un système de jeu d’une intelligence et d’un raffinement sans égal.
Dès ses premières lignes de code, Dark Age of Camelot tranche avec ses contemporains : il ne s'agit pas seulement de créer un personnage et d’explorer un monde, il s’agit d’embrasser une nation, un royaume, un mythe. Le joueur n’est pas un héros isolé, il est la chair et le sang d’un conflit titanesque, opposant trois entités irréductibles : Albion, royaume des légendes arthuriennes ; Midgard, l’écho glacial des sagas nordiques ; et Hibernia, bercée par les brumes celtes et les échos druidiques.
Là où la majorité des MMORPGs de l’époque s’enferment dans des quêtes répétitives et des donjons fades, DAoC ouvre un nouveau front : le Realm vs Realm (RvR). Non pas de simples escarmouches entre guildes, mais un conflit géopolitique permanent, nourri par l’ambition, la stratégie et le sang. Le RvR n’était pas un mode de jeu, c’était l’épine dorsale du monde. Trois royaumes se disputant territoires, reliques, et gloire immortelle, dans une danse aussi tactique que viscérale.
Jamais auparavant (et jamais vraiment depuis) un jeu n’avait su capter avec autant de puissance ce sentiment d’appartenance collective, cette fierté de défendre sa frontière, de se battre non pour soi, mais pour une bannière. Le frisson de la prise de fort, les messagers appelant en hâte à la défense, les escouades d’ombres tendant des embuscades derrière les collines enneigées : chaque instant de jeu devenait épopée partagée, forgeant des souvenirs de guerre plus impérissables que bien des récits de fantasy.
Et le système de progression n’était pas en reste : vaste, exigeant, profondément satisfaisant. Les classes étaient d’une asymétrie assumée, offrant une richesse tactique infinie. Jamais un voleur hibernien ne combattrait comme un zélote de Midgard ; chaque royaume avait ses forces, ses failles, ses subtilités à maîtriser. C’était un jeu d’artisans du combat, de stratèges autant que d’esthètes du build.
Même World of Warcraft, pourtant enfanté quelques années plus tard par des vétérans de DAoC, avec des moyens colossaux, ne parvint jamais à reproduire la tension feutrée et l’exaltation sublime du RvR. WoW démocratisa, fluidifia, mais en sacrifiant l’essence même de ce que Mythic avait inventé : l’idéologie du royaume, le souffle épique de la défense désespérée à 3h du matin, les alliances tacites sur un champ de bataille où la victoire était souvent une question d’endurance et de foi.
Dans ce monde à trois pôles, l’équilibre précaire était une force, non un défaut. Chaque patch réécrivait la carte géopolitique. Chaque joueur pouvait, par son action, changer le sort d’un royaume. Et certains noms s’élevèrent au-dessus des autres… Le vôtre, peut-être ?
Car oui, je fus Azariel, celte hibernien du serveur Ys, et premier champion du royaume à atteindre le rang 10L. J’ai mené des raids nocturnes sur les forts albionais, j’ai dansé avec la mort au pied de Bledmeer, et j’ai vu les terres enneigées se teinter de rouge. Mon seul reproche envers Dark Age of Camelot ? Il a mis ma vie sociale entre parenthèses. Mais quel somptueux exil ce fut.
Aujourd’hui encore, lorsque l’on parle de PvP, de guerre de factions, d’héroïsme partagé, DAoC est l’ombre tutélaire qui plane au-dessus de tous. On le cite à demi-mot, avec respect, comme on murmure le nom d’un roi déchu dont le trône reste vide.
Dark Age of Camelot n’est pas mort. Il sommeille. Et dans le cœur de ceux qui l’ont connu, il bat toujours, comme une rumeur ancienne, une promesse d’épopée à revivre.
Longue vie à Hibernia.