Decarnation est un thriller d'horreur psychologique narratif, totalement linéaire et légèrement interactif. Porté par un pixel art de toute beauté et une écriture efficace, on y suit la descente aux enfers presque littérale de Gloria, danseuse de cabaret dont on découvre les déboires professionnels, familiaux et romantiques, et dont l'univers va sombrer entre réalité glaçante et cauchemars allégoriques.
J'y ai sûrement projeté mes propres obsessions, mais le jeu emprunte beaucoup à Lynch et Silent Hill, avec un récit qui brouille sans cesse la lisière entre rêve et lucidité. Decarnation réussit dès le début à nous immerger dans le morne quotidien de Gloria, mais prend toute son ampleur lorsqu'on explore les tréfonds de ses peurs, ses névroses et ses insécurités, mises en images dans des environnements tourmentés de séquences de plus en plus perturbantes.
Car malgré son adorable extérieur et ses petits personnages mignons aux gros pixels, on n'est pas dans Stardew Valley et le jeu n'est pas à mettre entre toutes les mains. S'il reste très peu gore, le jeu n'a pas peur d'aller au bout de son sujet et de vous montrer des scènes dérangeantes impliquant diverses formes de torture physique et psychologique.
En choisissant cet habillage tout en rondeur et en couleurs, le jeu évite de sombrer dans des excès voyeuristes, mais c'est une douceur qui affaiblit son propos, car de nombreuses scènes n'ont pas l'impact qu'elles méritent et auraient été mieux servies par une esthétique plus malsaine.
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Comme la plupart des bonnes histoires d'horreur, le jeu utilise sa dimension surnaturelle pour illustrer un sujet bien réel : le calvaire ordinaire du quotidien des femmes, et même en tant que joueur mâle, j'ai entendu assez d'histoires glauques pour que le jeu me semble sonner juste. Naturellement, il grossit le trait en prenant une direction extrême, et on pourrait l'accuser de prosélytisme, mais c'est un thème suffisamment important et peu traité pour que je lui passe volontiers son manque de retenue.
Decarnation est un jeu français, et ça se sent dans l'écriture de sa version originale, la personnalité de ses protagonistes et ses environnements parisiens. Je connais peu de jeux se déroulant dans une France contemporaine, et c'est agréablement exotique de se retrouver dans ces environnements familiers.
Je n'ai pas cité Silent Hill par hasard, puisque les créateurs de Decarnation en sont assez fans pour avoir fait appel à Akira Yamaoka en personne, qui compose 11 pistes sur les 18 de l'excellente bande originale, aux côtés de Corentin Brasart.
Ces plages instrumentales sont entrecoupées de nombreux moments musicaux chantés en français par le groupe Fleur et Bleu, et qui contribuent encore à donner une identité unique au jeu. On pourra aimer ou détester, et je ne suis normalement pas du tout friand du genre, mais les séquences donnent la pêche, la musique est entrainante, et malgré la sottise des paroles, j'ai beaucoup aimé ces moments.
Je me rends compte que j'en peins une image élogieuse depuis le début de cette critique, et c'est amplement mérité. Si le rythme était mieux maitrisé et que le jeu avait duré deux heures de moins, on aurait eu une petite pépite, ciselée, et sans temps mort.
Au lieu de ça, certaines séquences, particulièrement les actes II et III, s'étirent au-delà du raisonnable. Decarnation n'a pas beaucoup plus à dire qu'un film de deux heures et perd son élan avec des scènes redondantes et des dialogues qui radotent. C'est un triste gâchis, car particulièrement pour son message, j'aurais adoré pouvoir le recommander plus chaudement, et sans réserves.