Les meilleurs jeux sont parfois les plus exigeants. Témoin, ce Deus Ex : Invisible War très élitiste

Rétif. C'est un peu le premier qualificatif qui vient à l'esprit. Deus Ex : Invisible War est un jeu rétif, c'est-à-dire pas docile pour deux sous. Long à apprécier, long à dompter, certainement. Rétif, également, parce qu'élitiste en diable, à commencer par une condition sine qua non : avoir joué à Deus Ex premier du nom. Et ça, mine de rien, c'est un sacré filtre, de quoi éliminer une grosse proportion de la communauté des joueurs. Deus Ex, un jeu légendaire encensé par la presse et la communauté des joueurs, mais quasiment ignoré par le grand public. On aurait pu craindre, après cet échec financier relatif, que les développeurs d'Invisible War ne multiplient les concessions au grand capital. Une inquiétude relayée çà et là par les titres alarmistes de divers organes de presse. Qu'on se rassure, ou qu'on se désolé, à une poignée de détails près le bébé de Ion Storm et de Warren Spector se permet de narguer copieusement les règles du marketing. Avec son absence de compromis majeurs, au moins sur le fond, Invisible War se destine donc à un panthéon bien plus honorable que celui des charts du box office. Quelque part dans la galaxie des œuvres de grande classe, au cœur d'une voie lactée dédiée aux plus hautes ambitions. Et ça, ça n'a pas de prix. Alors, bien sûr, vous pouvez lire de part et d'autre que le jeu est confus et qu'une bonne moitié de l'aventure se déroule dans le flou artistique le plus total. Et pour une fois, les râleurs n'auront pas tort. Car, contrairement au premier Deus Ex, Invisible War ne prend pas la peine de vous éduquer avant de vous lancer dans l'action. A l'image de votre personnage, Alex D., élevé une bonne partie de son enfance dans un centre de formation coupé de la réalité, vous allez découvrir le monde à la manière d'un candide. Une rude expérience ! Cette logique, qui consiste à plonger le joueur dans un univers cohérent pour tous excepté lui, a de quoi laisser perplexe. Car le monde d'Invisible War, situé 20 ans après la fin de Deux Ex, possède une complexité déconcertante. D'emblée, on est noyé sous une somme de références, de pouvoirs politiques, de contre-pouvoirs, cultes ou corporations, le tout lié par des liens et des intimités évidentes pour beaucoup de monde, sauf vous. Un désarroi qui renvoie au trouble du personnage lui-même : Alex D., élevé dans l'académie Tarsus, une école pour agents d'élite, se retrouve brutalement à la rue après une série d'attentats, dont un qui détruit totalement Chicago. Dès lors, tout devient source de parano, à commencer par ses mentors, qui lui portaient une attention plus que suspecte. Vers où, vers qui se tourner ? Allez savoir ! Le WTO, une force économique et libérale chargée de rebâtir le monde après une apocalypse survenue 20 ans auparavant ? L'Ordre, une secte religieuse soupçonnée de terrorisme ? Sans compter les autres factions en présence : le SSC, sorte de corporation policière, les Templiers, contempteurs de la civilisation cybernétique, ApostleCorp, une société suspectée de développer une technologie illégale... De quoi rapidement donner le tournis, d'autant que, rapidement, vous serez contacté par divers représentants, très pressés de vous compter parmi eux. Mais qu'est-ce qui fait la valeur d'Alex D. ? Ses implants cybernétiques plus expérimentaux qu'il n'y paraît ? Ses origines floues, même pour lui ? Ne comptez pas en apprendre beaucoup plus avant de longues heures de jeu. D'ici là, les choix seront nombreux, et il faudra avancer en aveugle, et sans canne, s'il vous plaît ! Un jeu rétif, disais-je. Vous commencez à comprendre pourquoi. Cohérent aussi, certainement. Et ce, de manière quasi obsessionnelle. C'est dans cette perspective qu'il faut appréhender l'interface du jeu, et tout l'apprentissage nécessaire. Là où Alex D. a un monde à comprendre et des choix scénaristiques cruciaux à faire, le joueur lui-même se retrouve devant une technologie peu docile qu'il faudra dompter. ici, on progresse en parallèle à travers les rouages obscurs du scénario et ceux intimidants de la jouabilité. Habitué à l'aisance des jeux consoles, notre pauvre cobaye risque même de râler un bon coup très rapidement. Et les joueurs PC auront beau lui expliquer que, depuis le premier Deux Ex, la série s'est vue attribuer une interface simplifiée, rien n'y fera. Et pourtant ! A la décharge d'Invisible War, il faut bien reconnaître que tout se joue de manière à peu près efficace au pad (pour avoir essayé à l'époque). Non, décidément, la prise en main du jeu peut se faire aisément en deux heures. Du moins elle le pourrait, si le pauvre joueur n'avait pas d'autres soucis en tête, à commencer par la virginité de son personnage, Alex D. Vierge, c'est-à-dire sans compétences propres, sans les oripeaux habituels du genre. Invisible War est un RPG, mais un RPG qui propose de construire son personnage progressivement, au cœur même de l'histoire. En lieu et en place de la fiche habituelle, on nous propose une liste de biomods : des facultés, pouvoirs et améliorations physiques à installer dans le corps cybernétique d'Alex D. C'est-à-dire la tête, les yeux, le squelette, les bras et les jambes, avec un unique emplacement chacun. Pour acquérir chaque biomod, vous devrez dénicher au cours de l'aventure des containers, sortes de composants indispensables. Reste alors à composer un personnage harmonieux, selon vos souhaits et votre manière de jouer, car une fois un pouvoir installé, il est compliqué et coûteux d'en changer ! A l'instar du premier Deus Ex, les biomods sont là pour vous aider à adopter un alter ego et une conduite précise. Serez-vous plus porté sur la violence, la furtivité ou le hacking ? Un mix des trois ? A vous de composer à votre convenance. De toute façon, les challenges proposés par le jeu sont d'une liberté telle qu'ils permettent toutes les combinaisons. Doté d'un level design aussi génial - voire plus - que celui du premier opus, Invisible War offre une liberté inédite dans le jeu vidéo. Pour pénétrer un laboratoire, libre à vous de profiter de l'ombre, de pirater telle console informatique, ou encore tel robot de combat bien utile pour faire le ménage parmi les gardes. Quand vous ne choisirez pas de leur rentrer vous-même dans le chou l'arme au poing ! Parfois, si vous êtes assez malin, vous apprendrez à utiliser les inimités de différentes factions pour les pousser à l'affrontement. Cette liberté incroyable, il n'est vraiment possible de la réaliser qu'au contact d'autres joueurs, en écoutant leurs propres expériences du jeu, forcément différentes de la vôtre. Essayez, c'est souvent surprenant. Mais la liberté n'est pas ici qu'un gadget ludique, puisqu'Invisible War vous met constamment à l'épreuve du choix, tant moral que politique. Quel parti rejoindrez-vous, quel monde aiderez-vous à façonner, quelles décisions seront les vôtres dans un univers où rien n'est blanc ni noir ? Le Cyberpunk, comme chacun sait, se compose de plusieurs nuances de gris... Ici, nuls bons, nuls méchants, rien que quelques poignées d'humains décidés à imposer leurs idéaux à un monde en reconstruction. Alors évidemment, à cette richesse, à cette impression de vie incroyable, on pourra toujours opposer une IA pas toujours à la hauteur. Efficace, certes, mais pas assez pour rendre justice au reste du jeu : trop limitée, sans doute, face à des ambitions de liberté sans limite. Mais la technique a toujours été l'écueil de Deus Ex, et cet épisode n'y déroge pas totalement. Dans un monde parfait, Invisible War aurait obtenu 20/20 (si, si !) grâce à son IA exemplaire, sorte de mélange entre l'adaptabilité des Covenants de Halo et l'intelligence labyrinthique de Warren Spector, le créateur de Deus Ex. Un monde parfait, je vous dis. Malheureusement, dans la triste réalité, il n'existe aucune IA propre à tenir tête à l'ambition démesurée d'Invisible War. Trop de liberté, trop d'arborescences scénaristiques, trop de profondeur narrative : le jeu apparaît d'une telle complexité. Comment les développeurs auraient-ils pu le scripter à hauteur d'un tel niveau de détails ? Et pourtant, la grande majorité des situations demeure crédible. L'histoire, elle, jamais ne s'embourbe, même dans les cas extrêmes, quand vous prenez le risque de flinguer à brûle-pourpoint un personnage apparemment essentiel au récit. Invisible War gère tout à peu près bien, jusqu'aux plus extrêmes contradictions. A tel point qu'il est possible de finir le jeu après avoir tué tout le monde, mais vraiment tout le monde, jusqu'aux figures majeures. De même, Ion Storm s'est débrouillé pour que leur bébé demeure tout à fait jouable sans commettre un seul meurtre tout du long. Un challenge ! Non, s'il y a déception, c'est plutôt du côté des anonymes qu'il faut chercher, ces petits gardes insignifiants que vous croiserez à chaque détour de couloir. Certes, la plupart du temps, leur attitude sera plausible : attentifs au moindre bruit, ils se montreront efficaces en situation de combat. Pour autant, il leur arrivera de "bugger" : comportement irrationnels, personnage coincé dans une porte... A votre avantage, vous pourrez même désactiver les robots de garde à leur barbe sans qu'ils se demandent pourquoi telle ou telle machine ne fonctionne plus. La rançon de l'ambition pour un jeu trop doué ? Sans doute. A la ludothèque Xbox, certains ont parfois reproché de privilégier la qualité technique sur la profondeur ludique. Aigreur ridicule, qui achève de s'abîmer sur les rives de la Guerre Invisible. Car ici, ce qui a monopolisé les équipes de Ion Storm durant trois ans, ce n'est certainement pas la qualité graphique. Pour autant, le jeu n'est pas moche, loin de là. Certains niveaux sont même très réussis, mais ils se laissent découvrir assez tardivement. La première ville, Seattle, pourrait quant à elle remporter le pompon de la laideur urbaine. Là encore, il faut donc savoir prendre le temps de la saveur, celui du jeu parcouru avec soin, celui du plus infime détail, pour commencer à apprécier Invisible War jusque dans ses contradictions technologiques. Graphismes inégaux, certes, mais regardez ces superbes effets de lumière ! Animations un peu raides, mais quel moteur physique ! Ici, le moindre élément de décor peut être renversé, le moindre vase peut servir à attirer un ennemi sur une fausse piste. Nulle frime, certes, dans le moteur de jeu, mais rien d'inutile non plus. L'aventure nous baladant un peu partout à la surface de la planète, il y en aura d'ailleurs pour tous les goûts. Après Seattle, on visitera une arcologie au cœur du Caire, une vieille cité allemande, une base mystérieuse en Antarctique... C'est la structure du jeu qui veut ça : la relative médiocrité des premiers lieux laisse bientôt la place à un univers de plus en plus fascinant, jusqu'à estomper les petits défauts comme des chargements un peu longs, un framerate perfectible et une profondeur de champ limitée. Du pinaillage, franchement, rien de vraiment handicapant, ou qui puisse égratigner l'intérêt énorme d'un des meilleurs jeux de son époque. Dans Invisible War, la cohérence est une constante obsessionnelle. Tout le reste, le chaos qui vous entoure, n'est jamais qu'apparent. Rapidement, vous oublierez le vaste foutoir des premières heures pour admirer une mécanique riche de sens. Un sens qui s'épanouira pleinement à travers l'une des cinq fins proposées, toutes plus satisfaisantes, plus signifiantes, plus évocatrices encore que celles de Deus Ex. Pas étonnant quand on comprendre que pour les développeurs, il s'agit également de développer leur premier opus et d'en approfondir les thèmes, d'en isoler les enjeux fondamentaux. Un épisode originel face auquel Invisible War n'est jamais qu'une relecture plus poussée, dotée de conclusions plus ambitieuses, plus engagées. D'où l'impossibilité absolue pour un nouveau joueur de comprendre quoi que ce soit au dernier rejeton de Warren Spector. Et les vétérans, alors ? Certes, ils trouveront moins d'allusions à tout un pan de leur contre-culture favorite ; les Illuminati ne possèdent plus qu'une importance anecdotique, les petits Gris aussi, et Majestic 12 n'est qu'un lointain souvenir. En revanche, Invisible War revient longuement sur le destin de JC Denton, le héros de Deus Ex premier du nom, et on visitera à nouveau avec plaisir certains hauts lieux de jadis. Des ruines fumantes, désormais. Comme pour signifier que le monde d'Alex D. est à un tournant, et qu'il vous appartient de le reconstruire. C'est là toute l'ambition d'Invisible War, à travers sa jouabilité, son scénario, et toute la philosophie qui le traverse : la question du choix, tant individuel que collectif. Le choix d'une vie meilleure, d'une société meilleure. Bref, à leur manière, Deus Ex et Invisible War ont investi avec courage dans un mythe pas si répandu : celui du joueur adulte, tant moralement que politiquement. Et bigre, qu'est-ce que ça fait du bien !


VERDICT :



  • Un scénario exceptionnel. (+)

  • Incroyablement libre. (+)

  • C'est Deux Ex, quoi ! (+)

  • Réalisation inégale. (-)

  • IA perfectible. (-)

  • Très élitiste. (-)


Invisible War laissera une partie de la communauté des joueurs sur le carreau. Les autres prendront leur pied comme jamais depuis... Deus Ex ? Exigeant, mais exceptionnel !

snake74500
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le 25 avr. 2016

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