En Europe, on n'a pas d'argent, mais on a un patrimoine. Après une palanquée de jeux indés mettant en avant les terroirs polonais, tchèques et même français, l'Italie s'est jointe à la fête il y a quelques années, d'abord avec Martha is Dead, qui faisait chanter ses accents latins sous le soleil de Toscane, puis de nouveau avec Enotria : The Last Song, moins réaliste, mais aussi désireux de prouver que tous les chemins mènent à Rome. Au-delà de son cadre inspiré par la commedia dell'arte, c'est en effet là un Souls-like qui se targue d'être doublé en italien, et de proposer des niveaux thématiques autour des petits villages côtiers, de la brise méditerranéenne et des méga-boss qui one-shotent, bien connus en Italie depuis depuis que Giorgia Meloni s'est fait greffer un bras mécanique.
En attendant que tous les Souls-like européens se transforment en serious games historiques, Enotria peut quand même s'enorgueillir d'occuper une place encore vacante dans un genre où il devient compliqué de se distinguer, en venant se ranger délicatement entre le pastiche culturel façon Steelrising et la fantasy purement imaginaire des Dark Souls originaux. Si son argument de base est en effet de rendre hommage à sa terre d'adoption, Enotria va quand même rapidement s'échapper des références latines pour bâtir son propre univers, plus largement nourri du bassin méditerranéen avec des niveaux qui évoqueront plus volontiers la Grèce, voire l'Egypte. C'est un joyeux pot-pourri, mais pas fourre-tout pour autant : ce n'est pas pour rien si le jeu a raflé le prix de la meilleure direction artistique aux Game Awards italiens. Les environnements sont magnifiques, variés, colorés et éclairés avec le meilleur goût, qu'il s'agisse d'une pinède en bord de mer battue par les embruns, façon A Plague Tale, ou d'un tombeau en ruines où perçent de timides rayons de soleil. Dans cette ambiance solitaire propre à tous les jeux du genre, on progresse au seul bruit du vent dans les arbres, des vagues s'écrasant sur les rochers. C'est beau, on s'y sent bien ; et pour rester dans l'inspiration italienne, le jeu se révèle nettement plus crédible dans son style que le coréen Lies of Pi, dont l'inspiration Carlo-Collodienne se heurtait rapidement à une vision manquant d'authenticité, et trop urbaine pour son propre bien.
Enotria a beau être un Souls-like, il n'est pas non plus un copieur pour autant. Outre son cadre, le jeu s'attache en effet à proposer sa propre formule de game design, avec un socle identique aux jeux From Software, mais des ramifications différentes. On en a l'habitude : le ciblage de chaque partie du corps dans The Surge, le monde duel dans Lords of the Fallen, l'absence de stats dans Ashen, la carapace dans Mortal Shell... chaque jeu du genre a pris l'habitude de tenter son pas de côté, sa petite variation à lui. Celle d'Enotria est toutefois un peu plus compliquée que la moyenne, avec, d'une part, un système de résistances/vulnérabilités façon chifoumi, et d'autre part, des tas de compétences actives ou passives qui vont s'équiper un peu partout dans la feuille de personnage. Bonne et mauvaise nouvelle, ces deux aspects sont aussi intéressants qu'ils donnent mal au crâne. Les états s'infligent tout d'abord en utilisant des attaques spéciales qu'on aura assigné aux différents boutons de façade de la manette ; attaques dont il faut d'abord charger les jauges, mais surtout correctement utiliser face aux différentes signalétiques qu'on croisera chez les ennemis, et qui, souvent, ne se révéleront qu'après avoir engagé le combat. Vu qu'on est souvent concentré à ne pas crever, l'exploitation des vulnérabilités vient rarement en premier dans notre liste de priorités immédiates, d'autant qu'il vaut mieux les mémoriser, ce qui est loin d'être évident. Enfin, au niveau des différentes compétences, le jeu déporte en réalité les actifs d'armes des Souls classiques directement sur le personnage, en différents endroits : un passif puissant sur notre masque, des perks sur les slots d'armures, et, donc, des coups spéciaux sur les boutons de façade. Sachant que tout ce beau monde interagit avec lui-même (des perks renforcent des coups spéciaux, d'autres sont réservés à certains masques...) et évolue sans arrêt au fil de la partie (la majorité du loot y est consacrée), il vaut mieux avoir rapidement une compréhension assez fine de cet enchevêtrement complexe de mécaniques, qui peut être intimidant pour un nouveau venu.
Nouveau venu qui fut, d'ailleurs : intimidé. Enotria a connu un lancement assez compliqué en septembre 2024, avec des joueurs qui ont râlé contre à peu près tout, y compris un niveau de difficulté *légèrement* acidulé. Fortement inspiré de Dark Souls II (encore !), le jeu n'hésite pas à se comporter comme un malpropre, en enchaînant avec gourmandise les sandwichs de méchants cachés dans les angles morts ou autres empalements à distance provenant d'on ne sait où. Et puisqu'apparemment ça ne suffisait pas, notre personnage se tape de très longues animations de recover entre chaque coup, le rendant encore plus vulnérable. Il faut le voir, ce frêle avatar, se faire transpercer la colonne vertébrale par un javelot balancé depuis l'autre bout du continent, s'étaler dans le sable de tout son long, faire un petit somme de récupération pour, enfin, se relever avec l'énergie de l'étudiant qui ne veut pas aller en cours. On peut le comprendre : se faire pincer l'orteil par un crabe géant, cramer l'arrière-train par un crotteux armé d'une torche ou décapiter par un titan aussi haut que maigre ressemblant au Ramzy de 1998 (tout ça en même temps) pendant qu'on se relève d'une simple baffe, peut parfois sembler décourageant. Les développeurs, qui ne sont pas les derniers des trolls, ont fini par ajouter un mode facile, qui divise par trois la difficulté au point de la rendre complètement triviale et se montre, malheureusement, sans intérêt, si ce n'est de pouvoir être activable ou désactivable n'importe quand (au point de ressembler à un vulgaire cheat code).
Si les efforts d'Enotria en matière de level design et de plaisir d'exploration sont assez louables, avec de superbes niveaux à l'architecture complexe reprenant fidèlement les principes du genre, ils demeurent ternis par une gestion très hasardeuse de la difficulté, qui prend trop de plaisir dans sa propre irrégularité pour être honnête. Certes, le fait de ne pas savoir à quoi s'attendre à l'un ou l'autre moment de l'aventure fait partie du contrat quand on s'embarque dans un Souls-like, mais il ne faut peut-être pas pousser mémé dans les orties non plus. Ceux qui ont grincé des dents sur la version vanilla de Lords of the Fallen vont littéralement péter une durite sur Enotria, beaucoup plus pervers. La faute en incombe principalement à la puissance dévastatrice du moindre troufion, capable d'enchaîner les attaques rapides façon Sekiro pendant que notre propre personnage met cent ans à se relever d'un seul coup et que sa propre allonge a un temps de charge bien supérieur à celui de l'adversaire. On ne se sent guère aimé par le jeu, et c'est encore plus vrai si on essaie de jouer avec l'une des deux catégories d'armes massives, qui n'autorisent pas la parade (auxquelles le gameplay accorde pourtant une importance centrale) et sont si lentes à manier qu'une simple attaque légère représentera un vrai défi à placer. A ce niveau, Enotria est beaucoup plus punitif que ses concurrents, et flirte donc parfois ouvertement avec le troll : voir ce masque gentiment offert pendant le tutoriel, dont le pouvoir est de renforcer des attaques lourdes... pour lesquelles les ennemis n'offrent quasiment jamais aucune fenêtre d'opportunité. Merci, vraiment, il ne fallait pas.
Ce qui est rageant, c'est que ces errances dans la courbe de difficulté, ces abus dans la conception des ennemis et de leurs patterns d'attaque, cette vulnérabilité excessive de notre avatar ne se déclarent pas immédiatement. Le jeu s'ouvre sur un premier acte de quatre ou cinq heures qui trouve le ton juste, en laissant équitablement s'épanouir le plaisir grisant de l'exploration et la tension de combats très correctement distribués. Cette première partie, qui se déroule dans un environnement côtier avec ses plages, ses falaises, ses jardins privés et son village labyrinthique tout en traboules pentues constitue une introduction parfaite, très supérieure à la plupart des autres jeux du genre. C'est même son level design, très enchevêtré et non-linéaire, qui s'y révèle particulièrement maîtrisé, avec une succession très naturelle de mini-biomes, d'aires secrètes, de séquences de backtracking et autres corniches desquelles se laisser tomber (c'est connu, tout bon Souls-like doit avoir des corniches desquelles se laisser tomber), qui, si elle s'était maintenue sur toute la durée de l'aventure, aurait clairement fait d'Enotria un indispensable du genre. Mais dès qu'on est invité à changer de pays (ce qui a d'ailleurs lieu par le truchement d'un odieux temps de chargement trahissant l'instanciation de ses quelques niveaux : les puristes hurleront au carton jaune), c'est toute la qualité de conception qui s'affaisse assez nettement, avec des enchaînements moins naturels, des configurations de combats moins intéressantes, et des chemins plus dirigistes... qui se terminent fréquemment par de simples culs-de-sac. ll est assez frustrant de débusquer une voie secondaire, de parvenir à s'y frayer un passage à force de persévérance et de morts injustes, pour n'atteindre en son bout qu'une pauvre arène de combat avec un boss posé là, tout seul, un Gardien des Bidules qui... ne garde rien. Grosse tatane, et demi-tour sur la voie principale. Les plus alertes auront relevé qu'en recourant à une instanciation de son monde, Enotria se privait dès le départ de l'excellence de level design qu'il semblait promettre, et effectivement, ce renoncement du jeu à relier ses différentes zones de façon organique lui coûte cher du point de vue du plaisir de l'exploration, une composante pourtant centrale du genre.
Tout ça, c'est sans encore avoir abordé l'un des grands drames d'Enotria, celui qui a énervé le plus de monde et ne s'est malheureusement jamais vu corrigé. En général, ce n'est pas un point auquel j'apporte beaucoup d'attention, mais c'est ici suffisamment gênant pour que je me joigne à la meute : le jeu RAME. Sur un PC de la NASA, même en baissant les réglages, c'est comme si le compteur de FPS diminuait graduellement au fil de la partie, avec une intro tournant comme une bille, un deuxième niveau nettement moins fluide et un troisième encore en-dessous. C'est très étrange. En général, ces chutes de frame-rate dans la durée sont dues à des fuites mémoire, et se résolvent en redémarrant le jeu ou en faisant un Alt-Tab. Mais pas dans Enotria, qui semble donc avoir été conçu et programmé, en dur, de façon à être constamment plus gourmand au fil des niveaux, alors que rien ne semble le justifier en surface. Toujours est-il que ce manque de fluidité assez sensible - et inconstant - ne fait pas bon ménage avec un jeu exigeant d'aussi bons réflexes, où presque chaque frame doit être lue efficacement pour que l'on sorte nos actions au bon moment. Certains boss souffrent directement d'un frame pacing souffreteux, alors qu'on n'était déjà pas gâtés par leur movesets impitoyables : c'est un carton jaune, un de plus, pour ce qui est, à date, le Souls-like que j'ai fait qui ramouille le plus aux entournures.
On peut ainsi beaucoup râler sur Enotria, entre sa gestion de la difficulté très aléatoire, son gameplay plus punitif par nature que la concurrence, son instanciation des niveaux ou ses performances techniques inégales. On aura raison, mais ça n'enlèvera pas les qualités intrinsèques du jeu, qui a malgré tout compris le genre dont il se réclame, à défaut d'en réciter les gammes avec un talent constant. Déjà, une grande partie de sa difficulté est assumée, ce qui peut être vu comme une marque de courage de la part de ses développeurs, qui n'ont pas cherché à casualiser le genre. Aussi bouffie de contraintes soit-elle, la maniabilité répond quand même présent lorsqu'on apprend à l'apprivoiser, ce qui exige d'exploiter convenablement les différents pouvoirs, masques et autres compétences : on peut faire sans, en rester à ses réflexes de prise en main des Souls classiques, mais c'est encore en se conformant pleinement à la logique de game design d'Enotria que l'on fera tomber ses plus gros murs de difficulté. Ce n'est certes pas évident, on peut même parier que la majorité des joueurs n'y arriveront jamais vraiment (j'en fais clairement partie), mais au moins, les différentes couches de gameplay du jeu ne sont pas là pour faire joli, contrairement à trop de jeux d'action modernes qui tendent à la gadgétisation pour faire plaisir à tout le monde sans vraiment assumer. Et puis, aussi irrégulier soit le jeu passé son prologue, il doit ce sentiment schizophrène à l'excellence de son début. Quand on joue à un jeu qui commence aussi fort et bien, on n'a qu'une envie : que la suite soit à la hauteur. Enotria est clairement la victime malgré elle de son premier acte, qui ramone par ses nombreuses qualités (level design, exploration, configuration des combats, secrets, backtracking...) la quasi-totalité de la concurrence indé récente, dont un certain Steelrising au positionnement relativement similaire. En effet, comme ce dernier, Enotria construit un lore basé sur une réalité historique et locale, en reprend les personnages principaux, s'en inspire pour créer son histoire et ses niveaux, ses ennemis et ses boss ; mais contrairement à lui, il ne laisse pas sur le côté le plaisir de jeu et l'exigence du niveau de défi, ici manifestement pensé par, et pour, un public expérimenté. C'est cette exigence qui le torpille régulièrement, mais qui le sauve aussi par moments, quand on prend enfin le dessus sur l'adversité, qu'on atteint à la seule force de ses petits bras un splendide panorama méditerranéen pour souffler un instant les pieds dans l'eau.