En 1997, l’industrie du jeu vidéo se tenait au seuil d’un basculement. Les consoles de cinquième génération déployaient des architectures nouvelles, où le volume polygonal promettait d’abolir la frontière entre la rêverie des mondes et la mécanique des machines. Les sprites, qui avaient façonné tant de mythologies vidéoludiques, commençaient à paraître comme des vestiges d’une époque révolue. La PlayStation, jeune et conquérante, apportait un support aux capacités inespérées : le CD-ROM. Ce disque argenté, qui tournait comme un astre en rotation constante dans les entrailles de la machine, offrait aux créateurs un espace narratif et sensoriel inédit, autorisant de longues séquences cinématiques, une musique plus ample, des univers plus vastes.
C’est dans ce contexte que Square, déjà maître en matière de RPG à la japonaise, choisit de rompre avec ses habitudes et d’oser une mue radicale : propulser Final Fantasy dans la troisième dimension. Cette transition ne fut pas un simple habillage technique, mais un véritable bouleversement dans la manière d’articuler récit, espace et émotion. Dès la séquence d’ouverture, l’ambition s’impose : la caméra s’attarde sur un visage féminin, celui d’Aerith, puis s’élève dans un travelling fluide pour révéler Midgar, titanesque concrétion de métal et de fumée, cœur malade d’un monde vampirisé. Le joueur, happé par cette vision, est d’emblée immergé dans un univers où l’intime et le monumental coexistent sans se nuire.
Les décors précalculés, loin d’être de simples solutions techniques pour compenser la faiblesse des processeurs, sont travaillés comme des toiles picturales. Chaque plan fixe est un cadrage pensé, une composition où l’œil est guidé, où l’ombre et la lumière dessinent des trajectoires invisibles. Les limites de l’époque deviennent un langage, et cette patine, que les images trop lisses des productions modernes ont souvent perdu, confère encore aujourd’hui au jeu une présence singulière.
Midgar, première scène et matrice du récit, n’est pas une ville comme les autres. Vue du ciel, c’est un disque parfait, découpé en secteurs égaux, chacun surmonté d’une plaque d’acier suspendue. Sur ces hauteurs artificielles vivent les privilégiés, baignés dans la lumière électrique ; en dessous, dans une ombre perpétuelle, s’étendent les taudis, couloirs de tôle, marchés improvisés et logis branlants où s’entasse une population oubliée. Le joueur ne traverse pas Midgar comme on traverse un décor : il s’y enfonce, s’y perd, comme dans les entrailles d’un monstre. Les cadrages obliques, les perspectives écrasantes, les sons métalliques omniprésents composent une expérience sensorielle totale. On sent presque l’odeur du fer humide, la moiteur des tuyaux, la poussière grasse des réacteurs.
Cette ville-machine est le corps d’une multinationale tentaculaire, la Shinra, qui pompe l’énergie vitale de la planète — le Mako — pour alimenter ses turbines et asseoir sa domination. Chaque sabotage opéré par le joueur n’est pas seulement un acte de gameplay : c’est une atteinte portée à un organe vital, un geste politique inscrit dans une topographie oppressante. Midgar est une prison, mais c’est aussi une matrice : les personnages qui s’y rencontrent, qui s’y heurtent, qui s’y reconnaissent, porteront longtemps l’empreinte de ses rues sombres et de ses passerelles rouillées.
Dans ce décor suffocant évolue une galerie de personnages dont la profondeur psychologique tranche avec les habitudes de l’époque. Cloud Strife, silhouette élancée maniant une épée gigantesque, pourrait passer pour un archétype du héros sûr de lui. Mais sous cette façade se cache un être aux certitudes fragiles, prisonnier de souvenirs lacunaires et de vérités reconstruites. Tifa Lockhart, amie d’enfance, est la gardienne d’un passé commun et le témoin muet de promesses oubliées. Aerith Gainsborough, vendeuse de fleurs au sourire limpide, se révèle être la dernière héritière d’un peuple ancien, détentrice d’un lien secret avec la planète elle-même. Quant à Barret Wallace, chef du groupe éco-terroriste AVALANCHE, il incarne la colère brute d’un homme qui a tout perdu, et qui tente de canaliser cette rage dans un combat collectif.
C’est dans cette constellation humaine que se produit l’un des moments les plus célèbres — et les plus dévastateurs — de l’histoire vidéoludique : la mort d’Aerith. Nous sommes en 1997, et le public n’a jamais été préparé à cela. Les jeux populaires sont alors encore marqués par une logique de sauvegarde des alliés, où le drame est atténué par la mécanique, où la mort n’est qu’un état temporaire. Ici, la scène se joue dans une mise en scène dépouillée, presque silencieuse. Sephiroth, figure longiligne et spectrale, descend du ciel avec la précision d’un couperet. Sa lame perce l’air, puis le corps d’Aerith, qui s’affaisse sans un cri. La musique, ce thème doux et pur déjà entendu auparavant, s’élève, mais prend soudain la couleur du deuil. La perte est totale, irréversible. L’écran ne propose pas de continuer en la ramenant. Le joueur, confronté à cette absence définitive, reste interdit, le regard fixé sur une image qu’il ne peut ni modifier ni effacer. Cette scène, aujourd’hui encore, garde intacte sa puissance, précisément parce qu’elle refuse le spectaculaire pour atteindre directement la fibre émotionnelle.
La bande-son, œuvre de Nobuo Uematsu, est la charpente invisible qui soutient chaque instant de cette épopée. Elle ne se contente pas d’orner les images, elle en prolonge les affects. Les motifs récurrents se déclinent en variations qui changent subtilement leur sens au fil du récit. Le thème principal, aux accents mélancoliques, revient en écho dans des contextes différents, révélant à chaque fois une nuance nouvelle. Les percussions métalliques de Midgar résonnent comme un cœur artificiel, tandis que les nappes de cordes de Cosmo Canyon ouvrent des espaces de contemplation presque mystiques. Et lorsque, bien des années plus tard, on réécoute le thème d’Aerith, c’est tout un pan de jeunesse qui revient, intact, avec ses couleurs, ses attentes, ses silences.
L’art du jeu réside aussi dans sa capacité à rompre le ton. Après l’oppression verticale de Midgar, l’écran s’ouvre soudain sur la carte du monde, vaste étendue où l’horizon semble infini. Le joueur, jusque-là confiné dans des couloirs, découvre des continents entiers, des villages isolés, des paysages balayés par le vent. Ce contraste spatial s’accompagne d’un contraste rythmique : des séquences scriptées, denses et dramatiques, alternent avec des moments d’errance libre, presque méditatifs. On peut flâner dans un port, écouter les rumeurs d’une taverne, observer un coucher de soleil numérique. Cette alternance nourrit l’impression d’un monde vivant, qui respire indépendamment de la quête principale.
Bien sûr, tout chef-d’œuvre porte ses ombres. Les transitions entre modèles « super deformed » et cinématiques réalistes peuvent aujourd’hui paraître abruptes. La gestion minutieuse des matérias, système pourtant riche, exige une patience qui n’est pas celle de tous les joueurs. Et la traduction française originelle, émaillée de contresens, trahit parfois la finesse des dialogues. Mais ces aspérités sont aussi des traces de fabrication, des cicatrices qui rappellent qu’une œuvre naît toujours dans un contexte précis, avec ses limites matérielles et humaines. Elles appartiennent à la texture même de Final Fantasy VII, comme les craquelures d’un tableau ancien participent à son charme.
Vingt-huit ans plus tard, l’ombre de Final Fantasy VII continue de se projeter sur le paysage vidéoludique. Son influence se mesure dans le soin apporté aux récits, dans la musique de nombreux successeurs, dans le traitement des personnages qui ne se réduit plus à de simples archétypes. Les remakes et dérivés témoignent de sa force d’attraction, mais aucun ne peut reproduire la conjonction unique de 1997 : un moment technologique propice, un langage visuel neuf, et un public prêt à accueillir un récit qui ose l’émotion brute.
Final Fantasy VII n’a jamais vraiment quitté ceux qui l’ont vécu. Il persiste comme une ville fantôme au fond de la mémoire. Un bruit de train évoque la cinématique d’ouverture. Un accord de piano ressuscite la perte d’Aerith. Un ciel bas au-dessus d’une cité industrielle rappelle l’ombre de Midgar. Ce n’est pas un souvenir figé, mais une cicatrice vivante, qui palpite encore sous la surface. Sous le ciel fendu de Midgar, nous avons appris que le jeu vidéo pouvait être un art de la perte, du souffle et de l’espérance. Et cette leçon, aucune modernité, aucune réinterprétation ne pourra l’effacer.