Final Fantasy XII
7.1
Final Fantasy XII

Jeu de Square Enix, Yasumi Matsuno et Hiroyuki Itō (2006PlayStation 2)

Le dernier chef-d'œuvre de la licence Final Fantasy, le premier à la trahir

Entrer dans Ivalice, c’est d’abord perdre ses repères de joueur. On attend un sauvetage, un élu, une quête circonscrite par des points de passage et des boss. On trouve à la place une géopolitique, un théâtre d’État où les protagonistes ne tiennent que le rôle d’observateurs, d’agents parfois, mais rarement de demiurges. Final Fantasy XII ne vous donne pas une destinée à embrasser, il vous confie une carte de tensions. C’est une œuvre qui exige la lecture patiente des signes : drapeaux froissés, rapports de garnison, visages fatigués postés à des comptoirs. La série y gagne une maturité sévère ; elle y perd la chaleur de l’épopée individuelle. Pour le joueur que je suis, un joueur qui a connu Final Fantasy depuis ses premiers pas sur Nintendo Nes il y a près de 40 ans, ce déséquilibre est déjà un choix esthétique assumé.


Le premier enseignement est formel. L’allure d’Ivalice, née des mains d’Akihiko Yoshida et façonnée par les environnements d’Isamu Kamikokuryo, est d’une cohérence rare. Les textures, les architectures et la lumière parlent d’économie et d’histoire plus que d’exotisme. Rabanastre n’est pas décoratif, c’est une machine sociale ; Dalmasca est une blessure fumante. Cette direction artistique n’illustre pas seulement l’histoire, elle la porte. Hitoshi Sakimoto, par une partition orchestrale grave et mesurée, dote ces lieux d’une respiration qui n’est jamais sentimentale. Son orchestre traduit la lutte lente plutôt que l’exaltation ; la musique inscrit l’échelle politique du récit.


Sur le plan ludique, l’audace est manifeste. Le système de Gambit introduit une façon inédite de penser les combats. Au lieu d’ordonnancer chaque action, on compose des priorités, on programme des routines comportementales. Ce glissement transforme la jouabilité : la main n’est plus l’exécutante irisée des décisions instantanées, elle devient architecte de l’intelligence de ses alliés. Le jeu pousse le joueur vers un rôle de stratège-scripteur, ce qui renouvelle profondément l’expérience RPG sur console.


Cette radicalité technique et esthétique s’accompagne cependant d’une genèse troublée, dont il faut dire la vérité sans conspirer. Yasumi Matsuno, figure centrale de l’écriture d’Ivalice et esprit qui insuffla la profondeur politique du projet, prit ses distances durant le développement pour des raisons officiellement liées à sa santé. D'autres échos et murmures parlent d'un débarquement du projet, Square Enix ne pouvant se permettre d'aligner sur la table les milliers de yens que son producteur réclamait pour parfaire et finaliser le projet qu'il avait en tête. Dans tous les cas, son retrait intervint à une période délicate du calendrier. Les conséquences se lisent dans les inflexions narratives et la finition de certains segments. Il serait excessif d’affirmer que la fin fut « délibérément bâclée » comme si l’on eût choisi la précipitation pour des raisons purement commerciales. Il est en revanche avéré que la réorganisation des responsabilités en cours de développement, provoquée par ce départ, a exigé des ajustements, des raccourcis, et a laissé des traces visibles dans la cohérence finale du troisième acte. Ces ruptures de rythme et ces ellipses portent l’empreinte d’un projet remodelé sous contrainte ; elles n’effacent pas la voix de Matsuno mais en altèrent l’achèvement.


Autre point parfois prêché en procès : l’intégration de Vaan et Penelo. Une rumeur tenace veut que ces deux figures aient été collées à l’œuvre à la dernière minute, substituant des visages plus juvéniles à des arcs dramatiques plus mûrs, et diluant la densité politique au profit d’un point de vue empathique plus accessible. Une lecture attentive et les déclarations ultérieures de ceux qui ont travaillé à l’écriture relativisent cette histoire simpliste. Vaan apparaît dans des propositions anciennes ; sa fonction narrative était de fournir un regard de novice sur un monde fait d’enchevêtrements d’État. Le problème réel est plutôt celui d’un choix de focalisation : confier au jeune orphelin et à sa compagne d’enfance le rôle de filtres humains sur une intrigue étatique coûte en puissance dramatique lorsque la toile réclame des figures déjà ancrées dans les enjeux. Penelo, souvent reléguée au contrepoint personnel, souffre d’un traitement pudique qui la rend parfois trop frêle face à la machine historique. En somme la décision de concentrer le point de vue sur des personnages « d’entrée » est artistique et discutable ; elle n’est pas strictement l’effet d’un ajout opportuniste mais bien le résultat d’un choix narratif et de compromis de production.


Il faut bien le dire : ces choix ont un prix mais aussi une récompense. La narration chorale qui en résulte fait reposer la puissance dramatique sur la multiplicité des regards. Ashe incarne la souveraineté déchue et la résistance civile ; Basch incarne la loyauté fracturée ; Balthier et Fran sont l’ironie et la liberté d’un monde marchand. Le jeu refuse l’idéalisation du héros solitaire et propose un récit qui ressemble à une chronique de la guerre. La mise en scène se fait par accumulation et non par exaltation. Là où certains regrettent l’absence d’un héros central canonique, d’autres saluent l’éclat d’un récit à la fois polyphonique et sobre.


Techniquement, sur PlayStation 2, le jeu est un exploit. Le streaming des environnements, la densité des PNJ dans les villes, la façon dont le monde semble habité même en l’absence d’objectifs, témoignent d’un savoir-faire d’optimisation impressionnant. Les failles techniques sont mineures face à la vision générale : hésitations d’animation et collisions isolées n’amoindrissent pas l’autorité du projet.


La conclusion, la dernière séquence, reste la partie la plus controversée. On y sent parfois l’urgence, quelques fils narratifs restent suspendus ou traités par ellipse. Mais le sentiment trompe s’il efface l’ensemble. Le jeu réussit à désagréger la figure du héros au profit d’une fresque collective ; il redéfinit la notion de victoire et choisit de confronter le joueur à la logique des États plutôt qu’à la catharsis individuelle.


Malgré ces quelques griefs, vous constaterez que j'ai noté le jeu 9/10. Cette note reflète une lecture qui accepte les entailles de la fabrication pour mettre en valeur l’ampleur conceptuelle. Final Fantasy XII est un chef-d’œuvre de conception et, simultanément, une trahison de la formule originelle. Il marque chez la série une bifurcation : moins de mythologie personnelle, plus d’analyse politique, moins d’heroic fantasy conventionnelle, plus d’éthique de l’État.


C’est ce paradoxe qui en fait aujourd’hui sa force la plus pure. Le jeu vous demande de renoncer au confort narratif et de lire le monde. Pour qui se laisse prendre au jeu, Ivalice se révèle personnage à part entière, un espace dont la texture humaine et administrative est plus vibrante que bien des destinées individuelles. Si l’on pardonne ses cicatrices de production, on y découvre une ambition rare : faire d’un jeu de rôle un traité sur la condition politique. Et peut-être faut-il admettre que c’est là, précisément, le prix du chef-d’œuvre.

Kelemvor

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10

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