Médiéval-de-Grâce
Sur le monde des city-builders, souffle un printemps précoce. Un printemps en accès anticipé, certes, mais dont le soleil timide darde ses reflets d’argent sur le cœur des bâtisseurs. Prenons le...
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le 4 avr. 2019
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Les bons city builders, on les aime carrés, au sens littéral : les cases bien délimitées, les virages à angle droit et autres bâtiments parallélépipédiques ne sont-il pas la traduction visuelle de ce rigorisme si cher au genre ? Il y a toujours eu, dans l'exercice de la construction de ville sur PC, une certaine idée du rangement, de la propreté, qui ne peut sans doute pas mieux s'exprimer qu'en ces délicats agglomérats parfaitement rectangulaires d'industries et d'habitations, qu'on n'a d'ailleurs jamais vraiment couru le risque de remettre en question en trente ans d'histoire du genre, soit depuis que les Sim City et autre Caesar nous ont expliqué, les premiers, que de belles grilles toutes propres étaient un pré-requis à un urbanisme réussi. Oh, il y a bien eu quelques jeux, comme les Cities Skylines, à s'affranchir de cette géométrie ; mais était-ce seulement des city builders, n'était-ce pas plutôt même des "city painters", soit des sets de Lego desquels on aurait prélevé une grande partie du challenge logistique pour le remplacer par un exercice d'assemblage relaxant.
Mais l'histoire du jeu vidéo progressant à un rythme décidément un peu foufou, voilà donc que 30 ans après Caesar III, un petit développeur indépendant du nom de Polymorph Games sent le vent tourner ; et propose un véritable city builder sans système de grille. Le premier de cette ampleur, après cinq ans passés en accès anticipé. Concrètement, Foundation est pourtant un jeu qui reprend les fondamentaux du city builder à micro-management prototypé par l'indémodable Banished, dont on retrouve la plupart des fonctionnalités et le focus mis sur chaque habitant individuellement. On ne démarre la partie qu'avec une poignée de colons, et, quelques dizaines d'heures plus tard, on pourra sacrément la ramener dans les soirées de l'ambassadeur si on atteint les 200 âmes. Alors, c'est sûr que c'est peu, par rapport à un Anno ou un Caesar. Mais le temps passé à dorloter individuellement chaque habitant nous donne, comme dans Banished, l'impression d'être autant un maire qu'un papa (ou qu'une maman) poule, en nous rendant directement responsable de la satisfaction du moindre de leurs désirs, tout en prenant garde à optimiser leur utilité au sein de cette société naissante.
Les fervents pratiquants des city builders indépendants modernes ne seront pas dépaysés par ce choix de gestion au plus près de chaque citoyen, avec une emphase mise sur l'individu plutôt que sur la masse. Le premier défi de Foundation, comme dans Banished et compagnie, sera donc d'ordre logistique, à travers la prise en compte des temps de trajet entre les lieux de travail et de résidence : Jarvur Grimsdottir aura beau être un excellent mineur, sa productivité sera réduite à néant s'il met six mois pour rentrer chez lui. Même chose pour la distribution des ressources, lesquelles devront être centralisées en des points faciles d'accès pour alimenter autant les bâtiments de production que les marchés, les premiers ne devant cependant pas trop parasiter les habitations s'ils génèrent du désordre, et les seconds devant au contraire s'en trouver les plus proches possible pour faciliter les courses de ce même Jarvur, qui ira chercher son pain et son eau comme tout le monde après sa journée de travail. On ressent bien la dimension micro de Foundation, qui donne à chaque colon une importance toute particulière, et que l'on peut décider de suivre à l'écran à tout moment, pour en observer les routines et éventuellement comprendre comment on peut les améliorer pour que chacun soit à la fois heureux et performant. Le jeu pousse même le vice jusqu'à donner la possibilité de baptiser chaque habitant individuellement du nom de notre choix (une possibilité que je n'ai pas négligé en renommant mon premier percepteur des impôts Laurent Wauquiez, avant de l'observer faire la sieste toute la journée chez lui parce que les foyers qu'il devait collecter étaient trois mètres trop loin pour ses petites guibolles).
A partir de là, on connaît la chanson : matières premières, produits intermédiaires, produits finis, bien de première nécessité, biens de luxe, églises, tavernes et tout le toutim. Le joueur de city builder moderne sera tout de suite dans ses chaussons, et s'émerveillera de voir ses ouailles se mouvoir tout cambrés avec des petites caisses de vivres dans les bras, frapper des arbres avec leurs petites haches et extraire le métal avec leurs petites pioches. Foundation tente même d'audacieux rapprochements avec les jeux à dimension plus macro, comme les Anno, dont il pique le système de tiers de population : autant dire qu'ici, ce n'est pas la même limonade, avec des promotions sociales (à provoquer manuellement) dont les coûts et conditions sont très exigeants, et demandent de bien réfléchir à deux fois avant de faire passer Jorgur de roturier à citoyen. On notera cependant que Foundation, au contraire d'un Banished, n'a pas vraiment de dimension survie : pas de concept d'hiver rude à passer ni d'été à moissonner les champs, comme c'est pourtant souvent le cas dans les city builders à tendance micro. Ici, il s'agira plutôt de faire croître sa bourgade à son propre rythme vers la prospérité économique la plus élevée possible, dans le simple but d'y voir ses habitants épanouis, ses maisons se parer de dorures luxueuses, ses routes d'un élégant pavage, et ses églises s'orner de somptueuses fontaines en pierre taillée. Car Foundation vise à stimuler et à satisfaire un certain plaisir d'esthète, par le biais, donc, de cette absence de système de grille, qui fait que tout se place organiquement, sans géométrie. Le jeu nous laisse à disposition un système de pinceau façon "city painter" pour délimiter les zones d'habitation, dans lesquelles les habitants viendront construire eux-mêmes leurs petites maisons avec leurs petites mains : pour des raisons qui leurs sont propres, ils pourront vouloir les espacer, les tasser, les éparpiller, à nous de nous en accommoder. Ce sur quoi nous avons prise est la disposition des bâtiments industriels, des entrepôts et des éléments cosmétiques, qui sont donc à placer à la main, individuellement. De là, ce sont nos citoyens qui emménageront dans les maisons existantes de sorte à être près de leur lieu de travail, et qui traceront d'eux-mêmes, par leurs allées et venues (au travail, mais aussi au marché, à l'église, au puits, à la taverne...) de petits sillons qui deviendront routes d'elles-mêmes, sans notre intervention.
Pour un joueur qui n'a pas l'habitude des city builder sans grille, c'est-à-dire à peu près tout le monde, Foundation risque de faire un choc au début malgré l'apparent classicisme de ses mécaniques centrales. On a un peu l'impression que c'est le bordel, surtout quand, au fil des occasionnels cahots de la génération procédurale, nos habitants décident de tracer des routes en des détours peu naturels ou d'entasser leurs baraques sans grande logique pour des résultats régulièrement insatisfaisants, tant d'un point de vue esthétique que logique. Comme pour donner raison à trente ans de tradition, Foundation a d'ailleurs pu être assez vilipendé, pendant et après son accès anticipé, pour les imperfections de son système de construction organique, qui ne peut malheureusement pas vraiment être corrigé en cas de choix débile de la part de l'un ou l'autre habitant, que ses suivants vont s'empresser d'imiter. Bien que très agréable à regarder, le vallonnement des cartes (une autre vraie nouveauté, qui peut être librement modulée dans les options au même titre que la surface ou les formations aqueuses) donne également lieu à des bugs visuels agaçants, comme des structures qui volent à moitié, des murets flottants dans les airs ou des maisons qui se retrouvent presque sous terre. Il est vrai aussi qu'après autant de temps de développement, Foundation aurait pu corriger certaines erreurs un peu bêtes pour sa 1.0, comme ces affreux buissons persistants qui dégueulassent un élégant centre-ville sans qu'on ne puisse donner l'ordre de les dégager, ou cette tendance innée des marchands itinérants à couper à travers les propriétés privées comme des loufiats pour atteindre les pôles d'échange. Mais d'un autre côté, Foundation réussit quelque chose d'inédit : reproduire une certaine réalité, particulièrement dans la différence qui existe entre la conception et l'usage. Régulièrement, on est en effet renvoyé à un certain rôle d'urbaniste frustré, quand on constate que l'entrelacs de cultures, de maisons et d'industries amoureusement planifié conduit pourtant les habitants à emprunter de toutes autres routes que celles qu'on avait prévu. Une partie de l'intérêt de Foundation se déporte alors dans une certaine capacité d'improvisation, d'adaptation à l'appropriation de l'espace urbain par ses propres usagers, qui auront parfois autre chose en tête que ce qu'on avait imaginé pour eux ; et accepter ce défi donne à la partie une saveur intéressante.
Ce sera ainsi sur le temps long que le jeu déploiera véritablement ses arômes, non seulement parce qu'on y apprendra à faire corps avec sa dimension organique, à la considérer en alliée plutôt qu'en ennemie, pour façonner progressivement des pôles vivants et fonctionnels ; mais aussi parce qu'on y découvrira de nombreuses mécaniques, pour le coup assez velues et intéressantes. Au final, l'aspect vivant et naturel de Foundation, quoique réellement novateur, n'est qu'une feature parmi d'autres qui en font un jeu très ambitieux et bourré de finesses. D'un point de vue purement conceptuel, on appréciera déjà la présence d'un sextuple (!) systèmes de currencies, qui se rapporte à l'attrait esthétique et à l'influence politique auprès des trois corps d'Etat que sont le tiers-état, l'armée et le clergé (ceux qui se rappellent de leurs cours d'histoire seront bien contents). Ces currencies, nécessaires pour déverrouiller de nouvelles industries et options esthétiques, se gagnent en réussissant des missions, en construisant des bâtiments spéciaux ou en envoyant des baillis traficoter avec les seigneurs locaux pour qu'ils nous aient à la bonne. On y ajoutera bien sûr une septième monnaie, ce bon vieux pognon, qui fuit en permanence au titre de frais de maintenance ou d'impôt foncier, et que l'on engrange lentement par les échanges commerciaux et l'imposition des citoyens ; une feature a priori banale, mais qui demande pour être convenablement exploitée la construction de bâtiments modulaires uniques, coûteux et librement agençables, dans la droite lignée de la dimension créative du core gameplay. On se retrouvera ainsi régulièrement à devoir bâtir, puis agrandir, l'équivalent d'un hôtel de ville, qui commencera tout petit, et qu'on enrichira progressivement d'ailes administratives nous permettant de faire respecter la loi dans notre ville et de faire progresser notre influence au-delà de ses frontières, qu'on élargira aussi par ailleurs au travers d'un système foncier. "The sky is the limit" : à 30 habitants, votre mairie ne sera qu'une maison un peu plus grosse que les autres, à 200, un fastueux château dont vous aurez entièment décidé de la forme et des fonctions. Une logique modulaire très permissive qui s'applique d'ailleurs à la plupart des gros bâtiments de service, dont on augmentera les capacités d'accueil en les adjoignant d'extensions, de chapelles, d'étages ou de tours qui contribuent à donner une vraie gueule à notre ville tout en témoignant en direct de sa montée en prospérité. Ce n'est que quand vous aurez ajouté suffisamment d'ailes à votre église de départ pour passer d'une capacité de 20 personnes à 200, en lui donnant au passage la prestance d'une cathédrale milanaise à grands coups de fontaines, vitraux et clochers ouvragés, que vous pourrez commencer à comprendre en quoi consiste le grand plaisir de Foundation.
Si, à ce stade, vous n'avez pas encore compris, il est donc là, ledit grand plaisir de Foundation : regarder grandir son patelin. Tranquillement. Paisiblement. Méthodiquement. Sans stresser, mais sans s'endormir non plus. Le rythme très lent du jeu (je recommande fortement de le jouer à vitesse X1 uniquement, tant en observer la routine a un effet apaisant faisant partie intégrante de l'expérience), et le fait qu'on n'aie pas vraiment de prise directe sur un certain nombre de choses, nous renvoient souvent à un simple rôle de spectateur. C'est un choix de design pleinement conscient de la part des développeurs, qui veulent donner aux habitants que l'on gouverne un rôle plus concret et humain que les simples robots sans âme des autres jeux du genre. En leur déléguant ainsi une partie du travail de l'aménagement urbain, on est par ailleurs invité à se concentrer sur la construction la plus esthétique possible de grands bâtiments modulaires, et aussi sur l'équilibrage au plus fin des différentes chaînes de production (de plus en plus nombreuses, coûteuses et complexes à maintenir opérationnelles, exactement comme dans un Anno, pour le coup). L'expérience à laquelle nous convie Foundation mêle ainsi, avec beaucoup d'équité, le plaisir de l'observation, la créativité de la construction, la sagacité de la planification logistique, et le sens de l'anticipation. C'est ce mélange complexe et majoritairement abouti qui fait qu'on peut passer des dizaines d'heures sur la même carte en progressant continuellement, et c'est aussi ce qui lui permet de s'élever un bon cran au-dessus de ses concurrents, malgré les indéniables problèmes techniques induits par son fonctionnement gridless. Même s'il est encore un peu cahotique (il m'empêche de peu d'attribuer à Foundation le 9/10 qu'il mérite sans doute au fond de lui), cet aspect sera d'ailleurs, on le sait déjà, le futur du city builder : le prochain Anno 117, qui va pour la première fois dans l'histoire de la série autoriser les diagonales (wouah !), semble confirmer cette évolution du genre vers une plus grande liberté architecturale.
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Créée
le 22 juin 2025
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