Ninja Theory, le studio à l'origine des très sympathiques Heavenly Sword et Devil May Cry remake, était proche de la faillite avant le développement de HellBlade. Le jeu était donc un pari risqué pour ses créateurs : Soit il renflouerait les caisses, soit il coulerait son studio.
On sent bien que cette épée de Damoclès a influencé la production du jeu, inconsciemment ou non. Une jeune femme partie dans une quête impossible, devant à la fois braver les dieux, les hommes et ses propres démons intérieurs dans l'unique but de trouver un peu de lumière dans son existence, le parallèle avec la situation du studio n'est pas anodin.


Senua's Sacrifice est beau. Les développeurs font cracher ses poumons à l'Unreal Engine pour nous proposer des graphismes soignés et une direction artistique qui, passez-moi l'expression, déboite sa mère ! L'ambiance mortifère qui se dégage du jeu est incroyable, cette atmosphère de paganisme viking à base de cranes d'animaux, de totems en bois, de sang et de boue, tout ça a une gueule d'enfer, sans parler des animations assez réalistes tout en étant dynamiques. Notons également que le jeu se passe entièrement d'interfaces de quelque sorte que ce soit, les indications nous étant délivrées par les voix intérieures de Senua et par le level-design très clair (même si un doublage VF aurait été appréciable pour pleinement profiter du travail sur les voix). A noter aussi le travail du son, irréprochable, que ce soit pour les voix intérieures, les bruits des armes, les ambiances ou encore les ennemis. Bien sûr, les développeurs avaient conscience que pour se faire remarquer avec un jeu, même moyen budget, il faut de nos jours compter avec les graphismes, car plus ils sont beau, plus ils attirent le chaland. Mais on est d'accord, tout miser sur l'aspect graphique, ça ne peut donner que des immondices à la The Order 1886 quand le gameplay est laissé de côté comme un simple accessoire.


Et c'est peut-être là où le jeu pêche un peu. Il alterne des phases d'énigmes et des phases de combats tout le long de sa progression. Les combats sont sans doute la meilleure partie du gameplay, car les animations sont soignées et les feedbacks sont excellents. Se taper contre des ennemis est jouissif, mais la palette de coups est très limitée : Coup d'épée simple, coup d'épée fort, coup de botte et esquive, auxquels on ajoutera un pouvoir de ralentissement du temps bien pratique quand l'ennemi est en surnombre. Alors certes, avec un peu de pratique on peut arriver à faire des enchainements bien badass, mais quelques possibilités de mouvements supplémentaires n'auraient pas été du luxe. Là, on est plus proche du système de combat de Prince of Persia remake, et c'est loin d'être un compliment, même si les combats de HellBlade ont au moins le mérite d'être satisfaisants, eux.
Mais ce sont vraiment les énigmes qui posent problème. Senua possède un don lui permettant de percevoir les runes magiques cachées, et celles-ci sont des clés pour ouvrir des portes. Le but lors de ces phases est de trouver les runes, parfois simplement cachées sur un mur, mais nécessitant de jouer avec le positionnement du personnage et la perspective pour les dénicher. C'est la seule mécanique d'énigmes présente dans le jeu, qui se répète tout du long. Si le concept n'est en soi pas honteux, il ne se renouvelle jamais. Le jeu ne dure que 5-6h, mais les énigmes sont si souvent présentes qu'on finit par les sentir comme du remplissage, et cela ne fait que souligner le manque d'investissement de l'équipe dans cette partie-là de leur jeu.
Car bien sûr, quand on est un jeu AA, qu'on a pas le label 'jeu indé' pour excuser d'éventuelles faiblesses de gameplay ni le label 'AAA' qui offre plus de budget et donc plus de possibilités dans le game-design, il faut faire des choix. Les petits gars de Ninja Theory ont donc fait le choix de concentrer leurs efforts sur deux aspects de Hellblade : L'aspect technique, qui on l'a déjà dit est impeccable, et l'aspect narratif.


Parce que malgré mes reproches, l'ambition de Hellblade est avant tout narrative. Nous sommes dans ce cas de figure où c'est l'histoire qui va motiver le gameplay, façon Life is Strange ou Detroit. Ça n'excuse bien sûr pas les lacunes de l'aspect jeu de Senua's Sacrifice, mais ça explique les choix qui ont été faits. Et oui, c'est bien dans son écriture que Helblade tire son épingle du jeu. Bien sûr, ce qui a immédiatement été mis en avant par tout le monde est Senua, présentée comme atteinte de troubles schizophréniques réalistes. On a un peu trop tendance dans les œuvres de fiction à glamouriser la folie, à la rendre plus attrayante, plus acceptable. Les développeurs ont au contraire voulu coller au plus proche du réel. Leur héroïne entend des voix dans sa tête en permanence, il lui arrive d'avoir des hallucinations visuelles, comme des ombres mouvantes qui recouvrent le décor, ou des flash-backs où elle rejoue une scène avec un autre personnage absent. Ses visions sont par moment tellement violentes qu'on en vient à se demander si tout le jeu n'est pas juste un délire créé par son esprit, et certaines scènes nous poussent à nous demander si Senua est vraiment celle qu'elle prétend être, ou si sa personnalité se fait absorber par toutes celles qui trônent dans son esprit, notamment une voix grondante, reflet de ses pires cauchemars. Il faut d'ailleurs mettre aux crédit du studio qu'il ne cherche pas à susciter la pitié du joueur vis-à-vis de Senua. Car même si celle-ci est tourmentée, que sa personnalité est morcelée et qu'elle n'est qu'une humaine affrontant des forces qui la dépassent totalement, elle est avant tout montrée comme forte, combative. On est en empathie, mais on ne la plaint pas. A l'instar d'un personnage comme Guts, de Berserk, c'est un personnage qui se bat dans un monde de ténèbres à la recherche d'un peu de lumière, même si sa quête semble impossible à mener à bien. La fin est d'ailleurs très intéressante par ses différents degrés de lecture sur le deuil, la mort ou encore l'acceptation de ses propres démons. Big up à la performance de Melina Juergens, qui prête ses traits et sa voix à Senua par la performance-capture, juste bluffante.


Je pourrais continuer en disant que la structure de l'histoire rappelle l'Enfer de Dante, que les combats m'ont donné un ressenti proche de Berserk, même si c'est peut-être une question de point de vue, que la mythologie nordique est définitivement trop sous-exploitée dans l'industrie du jeu-vidéo ou encore que la musique est juste à chaque instant.


Hellblade : Senua's Sacrifice est donc un jeu très appréciable. Aussi brillant dans son écriture que maladroit dans ses mécaniques. Le genre de jeu vidéo où l'on se dit qu'il ne manquait pas grand chose pour en faire un jeu pas juste bon, mais réellement excellent, mais étant donné son contexte de développement et la nature à présent quasi indépendante du studio, c'était malheureusement inévitable. C'est bien entendu une œuvre qui ne plaira pas à tous, et qui l'assume. La team gameplay ne trouvera peut-être pas son compte, la team histoire sera peut-être rebutée par le concept, certes intrigant, mais qui n'est pas de ceux qui plaisent à tous. C'est en tout cas un plaisir de voir de tels parti-pris pour un jeu qui aurait pu être le dernier de Ninja Theory, et j'espère qu'ils auront revu leurs ambitions à la hausse pour le second volet, Senua's Saga.

Arkeniax
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le 2 janv. 2020

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