"Ne laissez jamais l'ennemi prédire votre prochain mouvement." Voilà ce que doit probablement répéter Todd Howard à ses équipes depuis des années, le nez plongé dans un sac de poudre, entre deux conf calls avec des pontes de Microsoft eux-mêmes siphonnés à la sangria de contrebande 24/7. Le pire, c'est que cette navigation à vue, sans capitaine, rendrait presque Bethesda de nouveau attachant. L'éditeur n'arrête pas d'enchaîner les décisions les plus invraisemblables depuis au moins Fallout 76, en semblant aller chercher volontairement et systématiquement ce qui est le plus démodé, le plus ringard, pour mettre un maximum de pognon dedans en espérant que ça passe. Les résultats sont rarement probants, mais au moins, on ne peut pas dire qu'ils ne prennent pas de risques. Du MMO-corvée arrivé après la pluie au space opera à un bazilliard de planètes, du remaster du pire Elder Scrolls existant au revival d'une licence qui n'a jamais marché en jeu vidéo et ne marche même plus au cinéma, les cadres de Bethesda sont perdus dans une espace-temps parallèle qui s'appelle aussi "être possédé par Microsoft". Ce qui est à la fois beau et triste. C'est l'histoire du poulet sans tête qui continue de courir partout après avoir été décapité. Mais genre, longtemps. Très longtemps. Bethesda est désormais le poulet zombie qui erre dans la lande, dont les mamans racontent l'histoire à leurs enfants pour qu'ils se tiennent sages.


Indiana Jones ? Voyons donc. Au cinéma, ses deux derniers épisodes font partie des blockbusters les plus mal notés de tous les temps. Personne n'y croyait, mais Disney a même réussi à faire pire que le Royaume du crâne de cristal avec le Cadran de la destinée, qui est vraiment, de mon point de vue, l'une des abominations les plus atroces à avoir jamais été diffusées sur grand écran (en plus d'être, évidemment, un glaviot morveux lâché au visage des fans historiques). La licence est en perte de vitesse constante, et c'est encore pire en jeu vidéo, avec de rares tentatives qui ont toutes échoué (à l'exception évidente des tous premiers point and click de Lucasfilm Games), en ramassant à chaque fois de sales notes et en se vendant à chaque fois à trois exemplaires. Des dizaines, que dis-je, des centaines de licences bankables existant aujourd'hui et que Bethesda a les moyens de s'acheter grâce à la carte bleue de Microsoft, ces doux dingues sont allés choper ce que toutes les études de marché prouveraient comme étant l'un des pires, si ce n'est le pire choix possible. Complètement sous crack, qu'ils sont tous, chez Bethesda et Microsoft, et le plus drôle, c'est qu'ils n'ont toujours pas l'air de vouloir s'arrêter.


"Le Cercle ancien" est donc, comme ses camarades des années 2000, une resucée un peu bâtarde des Tomb Raider et plus particulièrement de son épisode honni, L'Ange des Ténèbres, qui tenta d'adapter son gameplay de puzzle-platformer à une navigation en monde ouvert avec le (non-)succès que l'on sait. Toujours dans cette contre-logique à la limite de la provocation, c'est aussi un jeu qui se déroule en vue à la première personne, gommant de facto l'argument marketing d'afficher sa star pourtant si coûteuse à l'écran, et demandant un énorme travail de fond pour rendre le gameplay pertinent dans cette perspective piégeuse. Imagine-t-on un Uncharted en vue FPS ? Un Tomb Raider sans Lara à l'écran ? Non, bien sûr. Mais qu'à cela ne tienne, faisons-le quand même. Pour s'assurer un minimum de sécurité, les game designers auraient au moins pu faire le choix de l'immersive sim à la Dishonored, ou d'en rendre une copie vaguement simplifiée comme l'osa l'ami Vin Diesel avec "Les Chroniques de Riddick : Escape from Butcher Bay" qui fit son petit effet sur la première Xbox ; mais même pas. C'est comme si toutes les décisions présidant à la naissance de ce projet, comme si toutes les fées s'étant penchées sur le berceau du petit Indy tout fragile de 2024 s'étaient donné pour objectif de réduire le plus possible les chances de réussite de ce Cercle ancien, au point que le projet en devient paradoxalement fascinant dans ce sombre déterminisme qui anime sa fragile enveloppe charnelle.


Il fallait un miracle pour que l'entreprise aboutisse. Le plus fou, c'est donc de constater qu'il a eu lieu. L'intégralité des pontes de Bethesda ont beau être sous acide toute la journée depuis au moins dix ans, il leur reste leurs studios partenaires, sobres et professionnels, toujours là pour rattraper leurs conneries même quand tout semble perdu. Et pour le coup, Machines Games n'a pas démérité en parvenant à vaincre les innombrables obstacles qui se dressaient sur son chemin. J'ai encore du mal à pleinement le réaliser, mais Indiana Jones et le Cercle Ancien est un bon jeu. Pas seulement un bon jeu, d'ailleurs. C'est aussi un bon jeu à licence, et un bon jeu Indy. Les plus hardis pourront même affirmer qu'il s'agit du meilleur jeu à date de Machine Games, qui semblait n'attendre que cette expérience pour s'échapper de son pré carré du FPS (Wolfenstein : The New Order et The New Colossus) dans lequel il devait peut-être commencer à se sentir à l'étroit. Ce n'est pas non plus phénoménal, ce n'est pas non plus un jeu qui ira marcher sur les plates-bandes des immersive sim modernes comme les Dishonored ou Deus Ex, et mieux vaut même franchement renoncer à classer Le Cercle Ancien dans ce genre encore un peu trop difficile à atteindre pour lui. On sent qu'il essaye, le petit Indy, de se hisser au niveau de ces références, du simple fait de sa perspective qui appelle naturellement une proche parenté avec les codes de l'immersive sim : il en récupère pas mal de logiques (le monde ouvert, les zones sûres ou hostiles, les approches discrète ou bourrine, les objectifs principaux et secondaires, les secrets à trouver...), il calque son level design sur les mêmes préceptes que ses modèles, mais au moment de choisir entre la complexité d'un Deus Ex et l'immédiateté de sa licence-mère, il finit par trancher en faveur de la seconde. Et on ne peut pas vraiment le lui reprocher. Déjà parce que c'est Indiana Jones, le héros hollywoodien sans prise de tête. Aussi parce que c'est Machine Games, qui ne va pas passer d'un claquement de doigts de Wolfenstein à Dishonored. A ce titre, Le Cercle Ancien peut être vu comme un sas de décompression, une œuvre-étape dans une future diversification du studio norvégien ; et il ne serait pas déconnant d'espérer une prochaine échappée de Machine Games, un peu plus radicale et aboutie, en-dehors du genre très codifié du FPS, qui semble les avoir un peu lassés depuis un Wolfenstein Youngblood en demi-teinte (paraxodalement co-développé avec... Arkane, les papes de l'immersive sim).


L'un des grands plaisirs de cet Indiana Jones est que l'on sent l'envie des développeurs de proposer une recette de game design qui tienne vraiment la route, tout en restant fidèle au personnage. C'est vraiment ce qui distingue avant tout Le Cercle Ancien de ses prédécesseurs. Fatalement, bien sûr, des compromis étaient nécessaires, et ils ont eu lieu : du début à la fin, c'est un jeu qui a un peu le cul entre deux chaises, qui est par essence privé d'être tout à fait ce qu'il voudrait être, tant en termes mécaniques qu'en termes de spectacle. D'un côté, la licence impose un gameplay grand public, de l'autre, la vue à la première personne est un frein presque naturel au spectaculaire. Mais à chaque contrainte, son opportunité. L'aspect spectaculaire se déporte ainsi sur un versant plus subjectif, rôliste, qui nous propose d'incarner physiquement le héros, presque plus dans ses aspects ordinaires qu'extraordinaires. On découvre à travers ses yeux les paysages somptueux des films. On expérimente avec ses mains les puzzles tactiles, les leviers à cliquetis et autres tablettes de pierre à placer dans des encoches. On ne fait pas de saut en frigo volant, mais en contrepartie, on incarne un aventurier archéologue, on le fait déambuler dans les allées sablonneuses d'un souk de Gizeh ou battre le pavé d'un élégant monastère du Vatican, on ajuste notre fedora d'une pichenette, on dit bonjour aux passants en arabe ou en italien. Une forme d'anti-spectaculaire qui puise paradoxalement son sens du spectacle dans les gestes banals, ceux que permettent finalement le mieux les jeux vidéo et nous offrent une perpsective différente sur un personnage que l'on connaissait auparavant, et qu'ici, on incarne, au sens physique du terme. La pirouette est finalement bien vue, son exécution parfaite. Dès lors, c'est de l'ordinaire que jaillit l'extraordinaire : un mécanisme fascinant trouvé après une heure de déambulations, un secret débusqué au détour d'une ruelle banale... des concepts certes présents dans les films, mais qui voient leur efficacité curieusement amplifiée par le jeu vidéo, qui, en démultipliant les séquences de promenade badines (on marche énormément dans ce jeu, pour atteindre des missions ou juste pour flâner), rend les instants épiques et autres découvertes archéologiques d'autant plus impactants.


C'est clairement une bonne chose, car bien souvent, Indiana Jones échoue aussi là où il n'avait pas d'autre choix qu'échouer. Les exhumations des antiquités, ruines et autres passages secrets donnent lieu à d'évidents "video game moments" qui demandent une certaine capacité d'abstraction face à des énigmes très typées jeu vidéo grand public, forcément très faciles et trop finement ouvragées pour leur propre crédibilité. On ne croit guère à ces épreuves mystiques totalement disproportionnées, à ces chiées de mécanismes qui ont dû prendre 1000 ans à construire pour être résolus en 3 secondes. Un peu comme dans Starfield, finalement, on passe son temps à révéler des secrets pas du tout cachés : un vieux levier épais comme un pylône sur une fontaine en centre-ville que personne n'a jamais pensé à actionner, des murs clairement creux au bout d'un cul de sac que personne n'a jamais pensé à détruire... C'est parfois vraiment trop con, comme dans cette séquence égyptienne où on infiltre un site de fouille nazi : ces demeurés ont embauché des centaines de personnes, creusé des kilomètres de galeries, mis en place une logistique digne d'un empire byzantin, pour finalement lâcher l'affaire au moment de résoudre une énigme consistant à poser une figurine d'oiseau sur un rond avec un oiseau dessiné dessus. "Pfoulala, je lâche l'affaire", aurait murmuré Hitler lui-même face à la difficulté homérique de ce puzzle, après avoir envoyé 300 soldats, 50 camions, fait construire 3 monte-charges et explosé 20 tonnes de roche pour déterrer le site. Dans les films aussi, les nazis n'étaient pas des lumières, mais là, ils sont sans doute exagérément gogoles.


D'une manière générale, Machine Games a raboté sérieusement le niveau de difficulté par rapport à ses précédents jeux, mais si c'est un peu dommage, ce n'est pas non plus vraiment pénalisant. Indiana Jones garde une chose importante : le flow. C'est facile, c'est un peu bête, mais tout s'enchaîne bien, et on tolère d'autant mieux la simplicité que la recette globale est finalement assez originale. En n'étant ni vraiment un FPS, ni vraiment un immersive sim, ni vraiment un jeu d'aventure, Le Cercle Ancien s'expose, bon gré, mal gré, à une forme d'originalité paradoxalement salvatrice. Dans de rares situations, il est bon d'avoir le cul entre deux chaises, parce que lesdites chaises sont déjà occupées par d'autres gens et qu'il est finalement plus intéressant et rigolo de regarder quelqu'un essayer de tenir en équilibre dans le vide, plus que des personnes confortablement et banalement assises. J'ai bien conscience de la bêtise de cette réflexion, mais elle n'en reste pas moins valable : à obséder autant sur sa recherche permanente de compromis, Indiana Jones et le Cercle Ancien finit par ne ressembler à aucun autre jeu, et in extenso par se jouer comme aucun autre jeu malgré ses évidentes reprises de choses existant déjà ailleurs. L'enchaînement délicat et naturel qu'il compose entre ses phases de balade, d'exploration, de collecte, d'infiltration et de (légère) réflexion crée assez rapidement une expérience cohérente, rarement sophistiquée, mais suffisamment inédite dans ses dosages pour maintenir l'intérêt sans forcer. Balancer une pelle dans la gueule d'un nazi, prendre une photo de l'œuvre d'art derrière lui, ramasser le médoc qu'il gardait pour le donner à une bonne sœur qui nous gratifie d'un livre de compétence, déverrouiller une porte du bon côté pour créer un raccourci vers notre point de départ, se déguiser en révolutionnaire pour entrer dans un Fight Club où tataner des romains à gros bras, ramper sous un baraquement nazi et balancer une tapette à mouche au visage du premier qui nous repère est toujours marrant. Toujours beau, aussi, quand on se surprend à contempler le souci du détail particulièrement aigu avec lequel ont été composés les différents "grands petits mondes" du jeu : le réalisme des décors, la crédibilité de l'urbanisme, l'aspect très organique du level design bourré de petits chemins connectés les uns aux autres font qu'il est délicieux de se balader, que ce soit en touriste ou en aventurier.


Dans ses qualités et ses défauts, Indiana Jones et le Cercle Ancien est un jeu attachant, qui se prend en main tout seul. Il amuse tout le temps, il émerveille souvent. Il agace, parfois, dans ses hésitations à trancher entre ses différentes composantes, souvent un peu trop légères pour leur propre bien. Il inquiète aussi, malgré lui, sur l'avenir de sa propre licence. L'archéologue est indissociable de son interprète, ce qui pose de sérieux problèmes aux films qui refusent, eux aussi, de trancher entre tradition et modernité. Que faire de son acteur vieillissant : lui offrir une retraite bien méritée, ou respecter son statut d'icône quitte à le rajeunir numériquement (et dégueulassement) ? Si la version originale du Cercle ancien a tranché en attribuant le rôle d'Indy à Troy Baker, la VF a préféré conserver la voix iconique de Richard Darbois, 74 ans, qui commence quand même, malgré tout le respect qu'on lui doit, à un peu sucrer les fraises. Notre Indy a ainsi une belle voix de stentor, mais une voix pâteuse, presque lasse, dont l'âge biologique transparaît de façon froidement logique, en plus de sortir pas mal de répliques sans indication de jeu apparente. On a parfois un peu l'impression d'être dans une impasse, quand une licence est à la fois dans l'obligation et dans l'impossibilité de perpétuer son héritage, y compris de façon trans-média. Peut-être alors faut-il accepter de vieillir, que ce soit en tant que spectateur, en tant que joueur, mais aussi en tant que créatif. Je ne suis pas certain, au fond, qu'Indiana Jones soit une "marque" vouée à perdurer dans son état actuel. Le Cercle Ancien pourrait alors marquer une étape transitoire, mathématiquement contrainte à ne pas pouvoir s'épanouir complètement, mais peut-être obligatoire pour préparer ses ayant-droits et ses fans à passer à autre chose, de façon plus définitive. Cela donne au jeu un caractère parfois émouvant, mais la question demeure de la pérennité d'une licence en sursis, sur laquelle il faudra statuer dans un avenir proche. Pour l'instant, ça passe ; faisons donc encore semblant d'être jeunes, restons tranquillement le cul entre deux chaises tant qu'on tient en équilibre ; on avisera plus tard...

boulingrin87
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Seb C.

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