Au royaume du RPG, Kingdom Come : Deliverance est le quatrième larron de la Trilogie Kickstarter pré-2015. L'outsider. L'enfant maudit. Celui qui n'avait aucune chance face aux poids lourds de sa catégorie (qu'on nommera Pillars of Eternity, Divinity Original Sin et Wasteland 2). Sorti quatre ans après son financement participatif triomphal, le jeu aura pris son temps pile comme il faut, et pourtant : il est sorti buggé jusqu'à l'os. Je n'y étais pas, mais les tests d'époque, malheureusement, témoigneront à jamais de sa finition honteuse, de ses bugs à la pelle, de sa gourmandise stratosphérique mettant à genoux des PC de la NASA. C'est toujours triste de sortir un jeu trop tôt. Dans le cas de Kingdom Come : Deliverance, ça a même eu un parfum de tragédie. Tout le monde occupé à pester contre les plantages, soucis de gameplay et autres ralentissements, bien peu ont daigné retenir du jeu son parti-pris radical et assumé. Bien peu ont mis en avant son système encourageant le roleplay. Tout au plus, quelques-uns ont-ils admis l'incroyable beauté graphique du jeu, sa reproduction saisissante de ce à quoi pouvait ressembler une campagne européenne au XVème siècle, son terrain de jeu incroyablement réaliste et galvanisant qui tranchait tellement avec tout ce à quoi le jeu de rôle en monde ouvert nous avait habitués.


Découvrir Kingdom Come : Deliverance un an après sa sortie, c'est découvrir une sorte de fantasme de rôliste, à la fois un petit moins et un petit peu plus qu'un RPG classique ; une expérience unique, légèrement bâtarde sur les bords, mais dessinant avec assurance les contours d'un vrai, grand jeu de rôles, dans un univers atypique, sur lequel les développeurs ont posé un regard aigü et documenté. Chose finalement pas si commune, le jeu respecte fabuleusement son contrat Kickstarter, à savoir nous faire incarner un roturier de Bohème, la pré-République Tchèque de 1403. Conçu par des Tchécoslovaques visiblement désireux d'en découdre, Kingdom Come est une encyclopédie, au sens propre comme au figuré. Le jeu déborde d'entrées de codex sur le contexte historique, religieux et politique. Met en scène des personnages ayant réellement existé, dans des lieux non moins authentiques dont on prend un plaisir fou à retracer la genèse, à l'intérieur, comme à l'extérieur du jeu. Surtout, avec sa vue à la première personne très bien gérée et la pureté exceptionnelle de sa direction artistique, le jeu donne tout autant l'impression de se promener dans un livre d'images historique, que celle de gambader dans notre campagne avoisinante : les vallées, champs et forêts que l'on arpente sont d'un réalisme saisissant et reproduisent à la perfection ce que l'on connaît de notre campagne européenne d'aujourd'hui. Le jeu n'est pas seulement Tchèque, il reproduit la géographie de tout un continent et j'ai eu, plus d'une fois, l'impression de me balader dans une campagne à côté de chez moi, sous des éclairages fabuleux.


Kingdom Come est aussi, et bizarrement, une simulation de routier. Dans sa reconstitution maniaque d'un décor réaliste, le jeu n'omet rien : l'organisation des villages, le tracé des routes et leurs sillons irréguliers, les plus petits raccourcis à l'herbe écrasée, les gués de fortune et les sentiers les plus discrets. Sillonner la campagne tchèque, c'est découvrir non sans un certain ébahissement une qualité de world design rarement atteinte dans le genre, dont le mot d'ordre "réalisme" résonne à tout instant à nos oreilles. Le plaisir d'y naviguer, presque comme on le ferait dans la vraie vie, décuple le sentiment de jouer un rôle, de découvrir un monde et de se l'approprier. Que ce soit à travers champs, sur un chemin cahoteux ou marchant au gré des détours d'un sentier mal tracé, Kingdom Come est un jeu qui m'a rendu le goût de la randonnée virtuelle. C'est, de ce point de vue, une oeuvre d'art, une espèce de mimétisme bizarre, fascinant et étrangement organique d'un véritable monde, à l'exact opposé d'un Skyrim ou de n'importe quel jeu de rôles récent. Aucune fantasy : que de l'historique.


Le souci d'être fidèle à la réalité peut empêcher d'être ludique, et Kingdom Come le sait très bien. Du coup, on n'est pas là pour s'en payer une bonne tranche. A l'image de son décor, le jeu est extrêmement sérieux, conçu avec, et dans l'optique, d'une certaine rigueur ; et ne propose de l'amusement que dans le cadre précisément défini de son univers et de ses règles, strictes comme une rombière de village. Bien évidemment, il faut manger et dormir. Il faut aussi recoudre ses vêtements, réparer ses armures. Se laver dans des auges ou aux bains publics pour conserver son charisme. Nettoyer son épée après un combat pour ne pas effrayer les citadins une fois de retour en ville. Il faut ménager sa monture, manger du chou cru, viser sans réticule et affronter un seul adversaire à la fois même quand on est cerné par une bande de cinq. Il faut porter une torche en ville la nuit pour ne pas se faire arrêter, obtempérer aux fouilles des gardes quand on a l'air pouilleux, bien choisir son langage en fonction de son interlocuteur, tenir quinze minutes contre un adversaire coriace en priant pour être assez endurant. Il ne faut pas se moquer de ces châtelains miteux et défroqués dans leurs forts de pacotille indignes de la plus petite bourgade de n'importe quel Elder Scrolls, pas non plus de ces soldats aux armures affreusement austères - on finira, si on a de la chance, par en porter une. Tout ça peut sembler très chiant, c'est sûr. Mais contrairement à d'autres jeux du genre visant le réalisme du gameplay (impossible de ne pas citer le récent Outward), Kingdom Come peut compter sur son niveau technique solide, et dans une certaine mesure sur l'intelligence de l'implémentation des mécaniques, pour donner envie de continuer de progresser. Les contraintes ne sont pas insurmontables, leur fréquence faible est faite pour laisser au joueur le loisir de s'immerger pleinement dans l'univers sans pression factice. Et, surtout, le jeu est ultra-cinématisé, un peu à la façon d'un Red Dead Redemption version bouseux d'Europe centrale.


Ce n'est pas la moindre de ses surprises, mais Kingdom Come est en effet un pur jeu à histoire. Piochant allègrement dans la réalité historique de son lore (lieux, personnages : tout est passé en revue dans un glossaire ultra-complet), l'expérience nous invite à passer à la moulinette tous les aspects de la vraie vie au Moyen-Age. Bitures, tournois, randonnées solitaires, frivolités, camarades de beuverie, molles intrigues politiques, baillis paresseux et gouvernants à la main de fer, crimes communs, chiens qui aboient et villageois méfiants, le jeu sait à la fois planter une histoire et son décor. Le personnage que l'on incarne, c'est étrange à dire, est à la fois bien caractérisé (ses parents sont morts, il veut sa vengeance) et intelligemment niais, avec un charisme de verre vide qui incite bizarrement davantage à le remplir qu'à s'en détacher. Henri figurera un jour, si ce n'est pas déjà le cas, dans le Guinness Book des personnages principaux les plus plats. Mais cela permet au scénario de tordre sa personnalité fade, de la remplir progressivement de ce que notre exploration amène sur notre route, de construire des cinématiques soignées qui capturent non seulement l'âme des lieux, mais aussi celle des personnages qui y évoluent. Le jeu ne vise ainsi pas à jouer au même niveau d'épique que les innombrables scénarios de fantasy vus et revus de cette génération (qui, du coup, commencent sérieusement à perdre en intensité), mais plutôt à reproduire la geste et le rythme d'un vieux chant moyenâgeux, un peu parcheminé, qu'on verrait bien vieillir au fond d'une bibliothèque poussiéreuse ou en appendice d'un recueil de nouvelles d'époque. Là encore, l'effet est saisissant en donnant l'impression de lire un vieux bouquin oublié, un récit à la fois affreusement banal à la Bibliothèque Verte, mais aussi incroyablement original du point de vue de l'offre RPG actuelle.


Et puis voilà : le jeu est, désormais, stable. Fluide. Beau. Bien traduit (comme d'habitude, merci à Deep Silver, qui offre une version française très travaillée, avec des dialogues sonnant juste et des dizaines de pages de codex qui s'avalent sans sourciller). Pétri de bonnes intentions dans ses mécaniques, qui, certes, imposent des contraintes, mais offrent aussi d'innombrables moyens de s'en dépêtrer. On est fréquemment encouragé à tourner le réalisme intimidant des mécaniques à notre avantage. On peut aussi profiter d'un système de leveling et de compétences finement pensé, croisement harmonieux entre un Oblivion (pour l'usage des compétences qui nous fait progresser dans celles-ci), un Gothic (pour les entraîneurs améliorant nos aptitudes contre des pièces) et un CRPG traditionnel avec de nombreuses familles de compétences aux ramifications assez velues. On ressent vraiment une progression en jouant, on y va à son rythme. Le système de sauvegarde, malin, a tendance à nous empêcher de faire n'importe quoi, et donc à nous forcer à la jouer "roleplay" en respectant, ou assumant de ne pas respecter, les règles de l'univers qui nous entoure. Cela donne une expérience de jeu de rôles radicale, mais pas austère : là où, chez la concurrence de ce créneau, on est souvent obligé de rester moche par manque de moyens, Kingdom Come, lui, déploie l'artillerie lourde du RPG AAA à la première personne, et, en cela, n'a aucun équivalent sur cette génération. Sans doute n'en aura-t-il aucun non plus sur la suivante.

boulingrin87
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le 29 juil. 2019

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Seb C.

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