Je dois faire une confidence à mes lecteurs : j'ai fait partie de la scène compétitive des jeux de Jeff Minter, en figurant très haut placé dans les leaderboards de son dernier jeu pendant de longues années. "Gné ?" réagiront, fort à propos, 99% d'entre vous. Mais je vous comprends. On parle ici d'une autre époque ; que dis-je, d'un autre espace-temps. Même les autres gamers quadragénaires ne sont pas forcément familiers de ce nom. Il faut, pour connaître Jeff Minter, s'intéresser à la scène arcade britannique du micro-ordinateur des années 80, ce qui n'est déjà pas donné à tout le monde. Il faut avoir posé ses pattes sur l'un des jeux du hippie de Tadley, ce qui est réservé à une infime minorité de dinosaures. Je pourrais même, pour avoir fait mes armes principalement sur Tempest 2000, jeu considéré de "cinquième génération" par rapport aux autres titres de son créateur (c'est-à-dire, cinq générations de machines après ses débuts... alors qu'on était sous DOS pour sa version la plus moderne), être considéré comme un "jeune" parmi les fans de Llamasoft. En fait, voilà : la plupart des fans de Jeff Minter sont aujourd'hui morts de vieillesse. On craignait à peine que ce jour finisse par arriver, et pourtant nous y sommes : les gamers originels, les vrais, sont dead. Littéralement décédés de vieillesse. Paf. RIP.


Je dois faire une autre confidence à mes lecteurs : Digital Eclipse, les créateurs de cette compilation, eh bien dans le temps, c'était de la daube. Par "dans le temps", comprendre les années 2005, à l'époque où le studio californien, filiale d'un Atari déjà en train de crever la gueule ouverte dans le caniveau, inondait la première vraie boutique de jeux dématérialisés sur consoles (le Xbox Live Arcade, eh ouais, ça a 20 ans) d'un nombre virtuellement infini d'oldies que personne n'avait demandé, aux tarifs tant qu'à faire absolument prohibitifs de 400 points Microsoft, soit 5 balles le Dig Dug ou le Root Beer Tapper quand on pouvait avoir, pour moins cher, une sublime armure pour cheval dans Oblivion (rires). Ce qui est parfois bien, en vieillissant, c'est que des combats jugés inutiles dans notre jeunesse prennent soudain enfin l'importance qu'ils méritaient ; alors que voilà Digital Eclipse, studio de tocards opportunistes par excellence aux débuts de l'ère de la Xbox 360, propulsés aujourd'hui chefs de file par défaut des mouvements conservatoires de l'histoire du jeu vidéo. On est aujourd'hui en plein dedans, entre autres avec la pétition "Stop Destroying Videogames" et les récentes coupures de serveurs ayant tant fait scandale chez Ubisoft et compagnie. Dans ces conditions, voir un studio autrefois habitué des rééditions paresseuses sortir sa plus grosse paire pour s'atteler à des formats documentaires innovants sur des titres en voie critique de disparition est une bénédiction. Parmi les nombreux remasters récents figurant au catalogue de Digital Eclipse, "The Jeff Minter Story : Llamasoft" succède ainsi particulièrement à "The Making Of Karateka" de Jordan Mechner et devient donc le deuxième documentaire interactif officiel à être vendu sur les plates-formes. Le deuxième. Pour Jeff Minter. Le baba cool fan de lamas qui a fait des jeux à 40% de Metacritic. Mon opinion sur Digital Eclipse s'en voit à jamais changée.


Ainsi "The Jeff Minter Story : Llamasoft" fait-il, fidèlement à sa promesse, l'inventaire interactif d'une vie. 42 jeux, des premiers prototypes de l'époque VIC-20 (même moi, j'étais pas né) à l'apogée Tempest 2000 sur Jaguar (littéralement, des graphismes photoréalistes, n'ayons pas peur des mots). Pour la plupart d'entre eux, un genre commun, le "tunnel shooter" ou "tube shooter". En gros, presque toujours les mêmes jeux, soit des shmup se jouant depuis l'extrémité d'une grille s'étendant vers la profondeur de l'écran, et pouvant prendre diverses formes, un peu comme si l'aire de jeu était une feuille de papier qu'on plierait comme on veut et sur les bords de laquelle, au premier plan, on placerait notre vaisseau-avatar. Autrement dit, du Space Invaders mais avec des ennemis arrivant du "fond" de l'écran plutôt que de son sommet "Y", avec donc une dimension supplémentaire de pseudo-3D faisant grossir l'ennemi au plus il s'approche de notre vaisseau (lequel est situé à l'avant-plan). Vous n'avez rien capté ? Pas de souci, vous aurez une grosse trentaine de jeux pour vous faire une idée. Jeff Minter, à l'exception de débuts cahotiques où l'on apprend qu'il plagiait sans vergogne d'autres succès existants, a tôt fait de se spécialiser dans ce sous-genre qu'il a inventé, et sur lequel il a régné en maître pendant toute sa vie, notamment parce qu'il était absolument seul sur ce créneau très spécifique du tunnel shooter pour micro-ordinateurs.


"The Jeff Minter Story : Llamasoft" est appréhendable en deux versions. La première, la plus évidente et la plus intéressante, est un documentaire chronologique en quatre chapitres retraçant la vie du monsieur depuis ses vingt ans jusqu'à un âge qu'on qualifiera de mûr, à partir de sa jeunesse à Tadley et ses origines nucléo-ouvrières jusqu'à la reconnaissance internationale apportée par Tempest 2000. La seconde est un "simple" catalogue de ses jeux jusqu'au susnommé, à travers 42 expériences jouables émulées fidèlement. Inutile de se voiler la face, l'intérêt est essentiellement historique. Si on apprend pas mal de choses sur la prime jeunesse de Minter, et notamment sur sa famille (composée de lui, de son père bossant dans le nucléaire, et de sa mère avec laquelle il s'est allié pour monter sa boîte), on peut réellement regretter que le documentaire s'arrête trop tôt, passant sous silence son éclosion terminale qui arriva avec la conception du visualiseur du lecteur multimédia de Windows XP (fichtre diantre) qui n'est pas ici vraiment abordée, au même titre que le reste de sa collaboration avec Microsoft et notamment Space Giraffe, son méconnu magnum opus qui sortit en 2007 sur le Xbox Live Arcade et qui est par ailleurs disponible sur Steam mais dont on n'entendra pas parler (et même TxK sorti sur PS Vita, également aux abonnés absents). Le documentaire a pour évident défaut de s'arrêter trop tôt dans son œuvre, en ignorant délibérément une partie pourtant capitale de sa carrière qui aurait largement eu droit de cité dans un tel ouvrage ; et il vaut mieux, si on veut être exhaustif, accompagner cette production dudit Space Giraffe, vendu sur Steam pour 9 euroballes et concluant virtuellement l'œuvre d'une vie par ce somptueux bêlement psychédélique n'ayant jamais eu la reconnaissance qu'il aurait pourtant mérité. Ces manquements, clairement, font tache, et m'empêchent d'attribuer à cette compilation la note de 8/10 qui se serait autrement imposée.


Qui est Jeff Minter ? C'est un nerd passionné par les animaux de la ferme à poil laineux. C'est aussi un créateur multimédia touche à tout, qui a autant alimenté la scène arcade que la scène purement tech, en contribuant à la popularité de logiciels que chaque trentenaire a eu entre les mains sans forcément le savoir. Le parti-pris de Digital Eclipse de s'arrêter trop tôt dans la carrière de ce créateur britannique est sévèrement critiquable, et fera l'effet d'un insatiable manque aux vrais connaisseurs qui auraient voulu voir la vie de Minter exhaustivement épluchée et restituée. Mais en faisant le deuil de cette absence, on se console quand même avec une compilation suffisamment éducative pour mériter le détour, qui embrasse d'un seul et même mouvement les jeunes et moins jeunes années de ce créateur à l'importance capitale dans l'histoire du jeu vidéo sur micro-ordinateur, avec des photos, modèles, extraits de notes et reconstitutions de prototypes authentiquement éclairantes. Seuls une poignée d'élus comprendront, en terminant ses deux petites heures de documents exclusifs, l'héritage fondamental que laisse Minter sur le monde du jeu vidéo et notamment sur ses évolutions sur la fin des années 90 / début 2000s : son approche psychédélique sous weed de l'arcade, la récurrence des motifs animaliers dûs à sa jeunesse provinciale et gentiment rebelle s'y voient brillamment documentées, en traçant cet étonnant trait d'union entre authentique génie corporate (qui a fait de Minter l'un des artisans modernes du succès des micro-ordinateurs après la crise du jeu vidéo des années 80) et trajectoire férocement indépendante, presque bouseuse au sens premier du terme, narrant la personnalité décontractée et paysanne d'un gars qui voulait faire ses jeux à la campagne, loin du tumulte de la Silicon Valley. Ce documentaire interactif permet déjà, et ça n'a pas de prix, de rentrer un peu dans sa tête, d'expérimenter ses tiraillements entre le succès d'un auteur à deux doigts d'être internationalement reconnu, et l'envie de trouver le réconfort parmi les siens, aux côtés de sa maman et de son papa, à faire de grandes choses dans le plus grand anonymat possible. L'Histoire aura retenu les deux : vous ne savez pas qui c'est, et pourtant vous le connaissez intimement.

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le 27 juil. 2025

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Seb C.

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