P.T.
7.9
P.T.

Prototype de Hideo Kojima, Kojima Productions et Konami (2014PlayStation 4)

Plaidoyer pour la Terreur : Digression sur la peur dans le jeu vidéo

J'aime la peur.
Enfin, pas la peur réelle : j'aime la peur créée artificiellement. La peur en elle-même ne fait rêver personne. C'est une émotion primaire dont le but est d'informer l'organisme d'un danger important, pour que celui-ci puisse mettre en place toutes les ressources nécessaires pour assurer sa survie ou celle de ses proches. La peur c'est animal, c'est régressif, c'est primaire.
Il y a bien sûr différents niveaux de peur : le stress, par exemple, est une forme de peur adaptée à la mise en place de stratégies (quand il n’est pas pathologique, du moins). Mais la vraie peur, celle que l'on pourrait qualifier de terreur, on la ressent quand nos barrières sont baissées, quand notre vulnérabilité a été pénétrée, quand l'angoisse s'impose, s'insuffle, s'insinue, quand elle prend le dessus sur toutes nos ressources et nous laisse au sol avec nos faiblesses.

Et j'aime la terreur.
Mais pourtant, je ne souhaite à personne de vivre, ou plutôt de subir la terreur ! Et certainement pas à moi-même ! Et pourtant, il y a ce frisson, cette envie coupable, cette pulsion de mort peut-être, qui pousse à vouloir goûter au danger, à la peur, pour ressentir et toucher au plus proche notre pulsion de vie. Je veux avoir peur, je veux sentir ce que c'est d'être proche de la mort pour sentir à quel point je veux vivre ! Et plus j’aurai peur, plus je serai mis à nu, et plus je sentirai cette envie de survivre ! C’est presque malsain, mais c’est très humain.
Ceci dit, il est bien sûr hors de question que je mette ma vie réellement en péril, n’exagérons rien. Et d’ailleurs, même si je survivais un jour futur à une véritable terreur, il y aurait de fortes chances pour que j’en ressorte avec un vilain syndrome de stress post-traumatique, ce qui est évidemment peu souhaitable.
Alors pour ressentir cette angoisse et en jouir, il faut utiliser des manières plus adaptées. La fameuse catharsis. A mes yeux, tout ceci fait partie de l’intérêt pour le genre horrifique, peu importe le média qui le porte.

Le média vidéoludique est pour moi la manière la plus proche de caresser ce frisson. Le cinéma peut faire l'affaire, mais il y a une distanciation. On peut avoir peur par identification, mais il n'y a aucun contrôle volontaire, et au final nous ne sommes que spectateurs d'une horreur qui se déroule sous nos yeux mais qui ne nous concerne pas.
En revanche, dans un jeu vidéo, nous avons le contrôle de notre personnage, c'est par nos actions qu'il va rester ou non en vie, selon que l'on échoue ou que l'on réussisse. Il y a un transfert. Le personnage de l'histoire devient plus qu'un personnage, c'est un avatar, une projection de soi. Selon le jeu, la projection est plus ou moins possible, ou plus ou moins appropriée. Evidemment, quand je joue à Croc (PS1), je ne m'identifie pas à mon personnage qui est un petit crocodile, mais je n'en suis pas moins responsable de sa survie et un stress m'envahit quand une succession de sauts difficiles se présente devant moi. Dans un jeu présentant une volonté narrative, en revanche (si le jeu est bien fait), je vais pouvoir projeter sur le personnage et les situations mes propres intentions, l'émotion du personnage va faire écho avec la mienne, etc.

Dans le jeu vidéo d'horreur, c'est pour moi le même phénomène en plus accentué. Le joueur se rapproche le plus possible de son héros car il est ce dont il est le plus proche dans un univers effrayant. Il ne fait qu’un avec lui, il y a un partage d’émotions entre le joueur et l’avatar. Dans un jeu comme Silent Hill 2, James n’exprime jamais rien (il semble hors du temps, dans un autre monde), et le joueur va donc calquer ses propres peurs et émotions en s’imaginant que James les ressent également. Dans un jeu comme Amnesia, la peur du personnage est clairement identifiable par sa respiration et autres indices, on sait qu’il a peur et ceci nous aide à avoir peur (mais il faut trouver le bon dosage, car il ne faut pas opérer de distanciation entre le personnage et le joueur – si le personnage est mort de peur et que le joueur ne ressent pas d’effroi, l’identification en souffre).

Et c’est pour cela que j’aime autant les jeux d’horreur, quand bien même je peux me sentir terriblement mal en y jouant. En fait, d’ailleurs, c’est plus je me sentirais mal en y jouant que mon extase à y jouer sera grande. Le média présente un potentiel énorme pour pétrifier son joueur dans l’effroi. Mais pour autant, créer la peur dans un jeu vidéo n’est pas si évident.

L’identification joueur/héros ne saurait suffire à créer la peur. C’est simplement le premier pas, l’amorce pour nous plonger dans l’horreur… c’est simplement le principe de base d’un jeu d’horreur. A partir de là, toute la créativité des développeurs est mise à l’épreuve. Il faut réfléchir à qu’est-ce qui crée la peur, comment l’entretenir, comment la faire vivre !
La peur est un état difficile à installer, mais surtout à entretenir. Typiquement, ce que je n’aime pas dans un jeu d’horreur, c’est en comprendre les mécaniques. Un jeu comme Outlast m’a enthousiasmé la première heure avant de me désenchanter car je pouvais tout prévoir, tout savoir, et que la répétition continuelle d’un schéma simple et constamment identique brisait toute peur. La dimension de « jeu » a trop pris le dessus sur la dimension d’immersion horrifique.

Faire un jeu d’horreur n’est pas un exercice simple. C’est presque un art. Et il faut pour moi faire preuve de grande subtilité pour y parvenir. Evidemment, tout le monde n’a pas peur de la même façon, ni pour les mêmes raisons. Quelqu’un pourra mourir de peur devant un jeu que je ne trouve pas effrayant, et l’inverse est tout à fait possible. La peur n’a pas à être trop intellectualisée, car il n’y a pas qu’une peur et il n’y a pas qu’une personne qui éprouve cette peur. A trop réfléchir aux mécaniques de la peur, j’ai tendance à l’intellectualiser, et donc à prendre de la distance. Cependant, ne croyez pas que mon exigence me prive de toute peur. En effet, quand on joue à un jeu d’horreur, on est là pour avoir peur, on se prépare donc à ce sentiment et par là-même on laisse entrouverte notre vulnérabilité. A moins que l’on veuille jouer au gros dur, en mode badass, walla moi j’ai pas peur, t’as vu chérie je suis trop un bonhomme !
Mais soyons d’accord, ça n’a aucun intérêt. Et ce n’est donc évidemment pas du tout mon fonctionnement. Mais si je suis exigent c’est que je recherche de la véritable peur, de la terreur qui ne viendrait pas uniquement de la peur de mourir face à des monstres, car cela ne dépend que de mon skill à tuer les ennemis, et à ce niveau-là on a la même peur dans un Evil Within que dans un Uncharted. Cette peur-là, c’est celle de retourner au checkpoint plus que la peur du jeu réellement.

Si je parle de tout ça sur la page de P.T., c’est car à mes yeux ce jeu s’est saisi de l’essence même de la peur, en évite les pièges pour plonger le joueur dans un cauchemar sans nom. Ou en tout cas, c’est là l’essence parfaite de la peur que je recherche, à titre personnel. L’expérience que j’ai vécue en y jouant n’est semblable à aucune autre, et j’ai été plongé dans un climat de terreur auquel je ne m’attendais pas. J’aime la terreur, j’en ai eu à ne plus savoir qu’en faire.
Il va falloir que je m’explique.

Au départ, P.T. est une expérience comme une autre. Un homme est dans un appartement, et il est confronté à des manifestations étranges et pour le moins horrifiques. Mais P.T. repose sur un principe très simple dont il tirera le meilleur parti.
Ce principe, c’est la répétition. Nous allons passer le jeu entier dans le même couloir en « L ». La porte de sortie nous ramènera à l’entrée du couloir, inlassablement. Le couloir se répétera, se dressera à l’identique, jusqu’au moindre objet qui jonche son sol. Notre chemin ne fera que boucler, éternellement, tel un piège viscéral. La boucle, c’est à mes yeux la force entière de ce titre. Car ce couloir sera le théâtre d’événements surnaturels qui échapperont totalement à notre contrôle. A chaque nouvelle itération, quelque chose sera différent, ou quelque chose de nouveau se produira… On ne peut jamais savoir quoi à l’avance, mais on sait toujours qu’il y aura quelque chose. Alors, en franchissant la porte de sortie du couloir, le repos n’est que de courte durée… Car voilà que ce couloir traumatisant s’ouvre une nouvelle fois devant nous.

Le début est presque classique, le jeu montre qu’il joue avec nous, une porte se ferme devant nous et nous bloque le chemin pour nous forcer à revenir en arrière, ce genre de choses. Et plus on avance, et plus on continue, et plus il y a encore et toujours ce même couloir, qui deviendra petit à petit de plus en plus horrifiant et bien moins accueillant. A chaque nouvelle boucle, le joueur se demandera « Qu’est-ce qui a changé cette fois ? », « Quelle épreuve vais-je devoir affronter cette fois avant de pouvoir redémarrer une nouvelle boucle ? ».

La répétition, amusant concept dans ses prémices, se transformera vite en cauchemar. Ne voir continuellement que le même lieu, disposé de la même manière, crée une étrange claustrophobie. On se sent enfermé. On avance, toujours, on ne fait que ça, mais paradoxalement nous sommes toujours au même endroit. Le couloir se transforme, petit à petit, en un piège cruel dont on ne semble pas pouvoir échapper. Quoi que je fasse je me retrouverai toujours à l’entrée du couloir après en avoir franchi la sortie. Et ce couloir n’est pas chatoyant, il est terrifiant : entre plaintes fantomatiques et pleurs de fœtus, apparitions dangereuses et autres écritures sur les murs… L’entité qui nous a piégés dans ce couloir veut notre mort, et en tant que joueur on ne peut que se sentir condamné à la mort. Comment notre avatar pourrait-il en réchapper ?
La peur qui nait ici s’installe progressivement, c’est un sentiment d’angoisse qui vient de l’oppression, qui s’insinue pour nous rendre de plus en plus réceptifs aux éléments concrets de peur dans le jeu.

Il est d’ailleurs amusant de constater que, lorsque l’on entre dans une nouvelle boucle, on commence par prendre le temps de vérifier que rien n’a changé. Et si rien ne diffère, on est rassurés. On colle au schéma, et même s’il nous enferme et nous oppresse, l’identique met en confiance car il est connu. C’est quand quelque chose change, se modifie, quand un élément se rajoute que le malaise s’accroît, car la différence est un danger potentiel.
C’est lorsque soudain on constate une différence que la peur se fait plus forte. Cette porte est entrouverte, elle ne l’était pas. La lumière est éteinte, elle était allumée avant. Tiens, cette inscription n’était pas sur le mur auparavant… La différence crée la peur, car elle indique une rupture dans la structure classique du couloir. Or, la structure classique du couloir ne nous a pas encore fait de mal jusqu’à présent… Va-t-on souffrir à présent ?

La force de P.T., c’est d’ailleurs de ne pas nous indiquer clairement si nous sommes en danger ou non. Vu que l’on ne peut pas se défendre, puisque l’on ne peut pas affronter l’entité… Peut-être que l’on ne peut pas mourir ? Le jeu entier est peut-être scripté et inoffensif ? … Mais à la première erreur malheureuse, à la première interaction oubliée avec le décor, le fantôme se jettera sur nous et nous retournera la tête.
Oui, il est possible de mourir.
Mais quand ? Et pour quelle raison exactement ? On ne le sait pas. Puisque le jeu ne nous dit pas précisément quand est-ce que nous sommes en danger, alors on se sentira en danger tout le temps. Et on sera d’autant plus attentifs aux bruits de l’environnement, aux plaintes fantomatiques, à l’horreur qui se dégage des lieux… Alors, dès que les plaintes se font entendre, c’est la panique. On se sent en danger, mais on n’a aucun moyen de se mettre en sureté. Faut-il se précipiter vers la sortie ? La nouvelle boucle nous mettra face aux mêmes dangers…

Si P.T. fonctionne si bien, c’est que le travail sur la forme est parfait. Visuellement, le jeu est de toute beauté, l’appartement est incroyablement réaliste et on s’y sent véritablement plongé. Mais surtout, le plus incroyable dans P.T. c’est le travail sur l’ambiance sonore. Le jeu est très calme, il y a très peu de musiques, très peu de bruits, mais ceux-ci sont tellement bien enregistrés qu’on n’entend qu’eux. On est sensibilisés au moindre bruit, au moindre crissement, au moindre de nos pas. Et tous les sons horrifiques, les cris de bébés et les plaintes spectrales, sont terrifiants. Terrifiants, dérangeants, et tellement mis en avant que cette horreur sonore restera longtemps dans nos têtes.

Mais également dans sa mise en scène, dans sa construction, P.T. est un exemple d’étrangeté fascinante. J’aime la manière dont le jeu joue avec nous, cette façon qu’il a de nous plonger dans l’horreur en nous en montrant le moins possible. Oui, le fantôme apparait, mais brièvement, de manière fugace, et assez rarement finalement… suffisamment en tout cas pour nous glacer le sang et nous le faire craindre… Le plus gros du travail horrifique se déroule dans l’imagination du joueur, dans ses craintes, dans ses appréhensions, et surtout dans son incompréhension de la logique de ce couloir démoniaque. Chaque nouvelle boucle est un nouveau voyage en enfer, avec son lot de surprises, d’éléments étranges, d’apparitions dérangeantes ou de messages vocaux dont la logique nous échappe.

Le seul défaut du titre, finalement, c’est son origine, sa volonté, celle d’être un playable teaser, d’être une énigme impossible à résoudre pour que l’annonce du prochain Silent Hill soit découverte le plus tard possible. Par conséquent, la fin du jeu est une énigme… improbable, impossible, avec une solution complètement tirée par les cheveux…. Et qui ne réussit même pas à chaque fois. Cet aspect là, forcément, casse l’ambiance et la progression même du jeu. C’était une brillante manière d’annoncer un nouveau jeu, mais c’est une manière imparfaite de conclure P.T., si on le considère comme un jeu « stand-alone ».
Cependant, même avec la solution entre les mains, parcourir l’enfer de la dernière énigme reste une expérience éprouvante. Car on veut réussir, on veut s’échapper de ce couloir, on veut être délivré, « choisi »… mais on n’y arrive pas, et alors on tourne en rond et on s’enferme dans ce couloir qui peut nous tuer à tout moment. La pression est difficilement soutenable, le sentiment de danger omniprésent, on ne sait pas si ce que l’on fait a une chance de réussir, on se sent simplement bloqué, coincé… Et si on était vraiment ce personnage, il y aurait de forte chance que l’on s’assoit contre un mur en pleurant et en attendant que la mort nous délivre. Et ce sentiment d’angoisse, avec une telle intensité, je l’ai rarement eu dans un jeu vidéo, et P.T. me l’a fait ressentir.

Bien sûr, je pense que beaucoup de joueurs ont été bien moins effrayé que moi en y jouant, ou que certains n’ont peut-être pas du tout eu peur. Tant mieux ou tant pis pour eux. Du reste, je pense que même si l’on est moins immergé et que l’on a moins peur, P.T. reste malgré tout une expérience horrifique différente et intelligente. Il a été conçu avec une vraie volonté de créer une peur psychologique, qui s’impose au joueur jusqu’à le traumatiser. Il a été fait avec talent et passion. Et franchement, que demander de plus d’une expérience gratuite ? On n’en demandait déjà pas autant. A une époque où les jeux d’horreur regagnent en popularité après un passage à vide, P.T. vient montrer tout le potentiel du média vidéoludique, et le fait d’une bien belle manière.

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le 29 janv. 2015

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