Parlons peu, parlons bien : Obsidian est l'un des meilleurs studios de développement du monde. Depuis sa fondation au début des années 2000, il n'a cessé de revisiter dans tous les sens la recette occidentale du RPG en touchant à toutes les écoles, en osant tous les mélanges. Du bon gros jeu à licence à la réappropriation d'une série culte, du concept original au retour aux fondamentaux, du party-based au pur solo, de la 3D à l'isométrique, de la science-fiction à la piraterie, du temps réel au turn-based, de l'actioner au tactical, il n'est sans doute plus un mariage que le studio n'ait désormais tenté, et ce, sans jamais se planter. Au pire, certains de ses jeux seront peut-être un peu en retrait des autres, mais dans l'ensemble, quand je regarde en 2023 l'historique de ce développeur démiurge, il m'est très difficile de citer ne serait-ce qu'un jeu vaguement raté (allez : le premier PoE ?), quand, inversement, j'ai les plus grandes facilités à lister à la Prévert l'effarante quantité de ses titres qui m'auront marqué au fer rouge. Réussir à maintenir un tel degré d'exigence tout en étant aussi productif et diversifié est un luxe que seul ce développeur peut se permettre dans le paysage moderne du jeu de rôle. C'est bien simple, Obsidian domine. Voilà.


Et l'avantage, quand on domine, c'est qu'on peut se permettre de dicter sa propre conduite à son éditeur. Après le récréatif Grounded, variation personnelle sur le jeu de survie, voilà donc que Josh Sawyer a convaincu Microsoft de l'accompagner sur un tout autre terrain : le jeu d'aventure historique, avec Pentiment. Complètement fou, le projet ambitionne pas moins de raconter la vie quotidienne dans l'Europe du seizième siècle à travers les coutumes, institutions et bouleversements religieux et politiques d'alors et là-bas ; mieux encore, le tout vu non pas à hauteur de dirigeant ou de héros comme c'est souvent le cas dans les jeux vidéo, mais plus humblement à travers les yeux d'un quidam lambda que l'on suit dans ses relations et bavardages avec ses voisins, amis, patron et bailleur dans un tout petit village de Bavière. J'imagine d'ailleurs que le boss de Xbox a dû entendre le projet de Sawyer, regarder son planning de sorties en ayant l'impression d'être en pleine descente, pour caser son "aventure de moine copiste en graphismes parcheminés" entre deux Call of Duty et trois DLC de Halo en haussant les épaules, ce qui sera l'image mentale la plus forte que je retiendrai de la genèse de ce projet. Certes, les plus connaisseurs noteront que l'entreprise n'est pas forcément aussi originale qu'elle le prétend car un certain Kingdom Come Deliverance a précédé Pentiment dans cette approche semble-t-il similaire, mais au diable, la note d'intention reste extrêmement intrigante, généralement unique et surtout prometteuse, formulée par un studio aussi talentueux qui a prouvé être capable de réussir n'importe quel chantier.


J'ai pu lire ici et là que Pentiment, à travers son style et le choix de son sujet, formait une sorte de mélange entre le susnommé Kingdom Come pour les aspects scénaristiques, et Disco Elysium pour les aspects rôlistes. Oui et non. Oui, parce qu'on incarne bien une sorte de nobody (ou à peine plus), que l'histoire du jeu reste soigneusement et banalement réaliste (la tension maximum du jeu est atteinte quand un enfant rote pendant un dialogue ou qu'un personnage ouvre une lettre de sœur Thérèse) et que le jeu est globalement tourné vers une forme d'enquête. Et non, parce que de ces derniers jeux, et surtout du deuxième, Pentiment rejette des éléments essentiels : l'épique, la fantaisie, et l'interactivité. Le jeu vise donc une forme de sérieux et de crédibilité ultimes, en s'attachant à nous raconter son histoire, déjà pas bien mouvementée, de la façon la plus classique et la plus révérencieuse possible. Armé d'une bibliographie imposante qui sert autant de source scientifique et historique que de terreau aux différentes péripéties dans lesquelles se retrouve embringué notre personnage, ce jeu est en réalité à la frontière du visual novel éducatif ; voire même, il est le plus littéralement du monde un roman interactif.


En effet, et en premier lieu, Pentiment N'EST PAS un jeu de rôles. S'il se réserve le droit de faire illusion avec notamment un début de partie où on choisit le background de notre personnage et quelques répliques exclusives à ce que l'on a choisi dans le prologue (tempérament, origine, éducation essentiellement), il raconte une histoire totalement sur rails dans laquelle tout choix n'est que provisoire, et ne sert qu'à temporiser le passage au chapitre suivant qui ne pourra lui-même se terminer que d'une seule manière. Divisé en trois actes de durée à peu près égale (5 heures chacun environ), le jeu met d'ailleurs bien les points sur les I dans le dernier d'entre eux, en s'autorisant un revirement à 180° qui risque de laisser comme deux ronds de flan ceux qui s'attendaient à affiner l'incarnation de leur personnage. Et comme si cela ne suffisait pas, Pentiment n'est pas non plus un jeu d'enquête... C'est sans doute ici que sa démarche m'a le plus surpris : si le scénario est construit autour de la collecte d'indices pour résoudre un meurtre et désigner le coupable, les choix qu'il laisse au joueur sont volontairement limités et (très) insatisfaisants, un peu comme si le propos était de n'utiliser cette toile de fond que pour en faire ressortir les motifs historiques, religieux et politiques que les scénaristes s'attachent à faire découvrir. C'est sur ce point en particulier que Pentiment se détache donc non seulement de Disco Elysium, qui tenait malgré tout à nous concerner par l'enquête à laquelle ils nous conviait ; mais aussi de l'idée de jeu vidéo de manière générale, puisque les choix qui nous sont concrètement laissés pour incarner un détective et punir le meurtrier relèvent rarement du bon sens et encore moins d'une logique satisfaisante de jeu vidéo. Pouf.


On la sent venir, la grosse quenelle : Pentiment n'est donc pas non plus un jeu d'enquête, puisqu'il ne nous autorise pas à réfléchir. Ou, s'il nous le permet, il nous interdit en tous cas formellement d'avoir une attitude logique à travers les choix laissés à notre personnage. Mais si la démarche peut avoir du charme dans un livre ou un film, on ne s'improvise pas remake de Memories of Murder dans un jeu vidéo, ou en tous cas pas de cette manière. Ainsi, je rapprocherais plus Pentiment de Paradise Killer que de Disco Elysium, puisque (et ce n'est pas un vrai spoil, plutôt un fait qu'on comprend assez tôt par soi-même) c'est en quelque sorte ici un meurtre sans meurtrier, un "cold case" chez les moines copistes dont le désir d'érudition historique éclipse volontairement, mais malheureusement, celui de rigueur conceptuelle dont Obsidian se fait pourtant en général le premier artisan.


Mais ce qui m'embête vraiment dans Pentiment n'est pourtant pas qu'il se satisfasse de choix de conception naturellement "ennemis" de l'idée d'interactivité en général. J'ai par exemple aimé Disco Elysium et encore plus Paradise Killer (que j'ai noté respectivement 7 et 9/10) malgré leurs entorses identiques à certains principes universels de design, entre autres parce qu'ils ont su faire transformer ce dilettantisme un peu gratuitement "anar" pour emmener leurs expériences respectives vers des réflexions méta ou philosophiques suffisamment stimulantes pour faire passer la pilule de la frustration. Non, le vrai problème de Pentiment est qu'il accepte un peu trop facilement ses propres limites en rechignant ouvertement à les transformer en quelque chose d'inattendu ou de fort. Son histoire a quand même ses bons moments, ses petits pics d'intensité relativement marquants, ses instants où se dessine un propos plus haut que ce qu'il veut bien laisser paraître ; mais ça dure rarement, en grande partie parce que le "jeu" a tendance à se contenter de son approche encyclopédique sans clairement formuler l'envie d'atteindre quelque chose de plus grand. Si Pentiment avait été signé d'une autre main que celle d'Obsidian, j'aurais peut-être mieux accepté sa proposition, mais à l'arrivée, quelque chose coince définitivement. Le jeu est trop tranquille, trop paisible, sans doute trop sûr de ses effets, et à l'arrivée, semble lâcher un peu l'affaire en se limitant à un rôle de livre d'images médiéval.


Le mimétisme est certes réussi, sa dimension culturelle précieuse voire inestimable (on y découvre ébahi les réformes luthériennes de l'Eglise, le poids de l'impôt monastique sur les paysans, les métiers de l'époque, le grondement d'une lutte des classes entre clergé et paysannerie, jusqu'à un tableau global étonnamment précis d'une réalité sociopolitique de tout un continent). Mais il manque pour moi à Pentiment trois éléments fondamentaux pour un jeu vidéo, quel que soit son genre : des mécaniques satisfaisantes, un scénario au minimum prenant et un propos d'ensemble qui dépasse la somme des parties de son histoire. Ni jeu de rôles, ni jeu d'enquête, ni même vraiment point and click, Pentiment n'est finalement parvenu à éveiller chez moi que le souvenir de ses inspirations plus ou moins directes pour me faire réaliser seulement à quel point ces dernières avaient au final une approche plus fine et ambitieuse de leur propre art. Difficile sans doute d'en tenir vraiment rigueur à Obsidian, surtout qu'ils semblent assumer aussi tranquillement la nature de leur création ; mais le parfum qui domine un peu à l'arrivée est celui d'une occasion manquée, d'un temps trop long à s'instruire sur un inédit de "Secrets d'histoire" scénarisé avec la fougue d'un téléfilm France 3 quand on aurait pu avoir l'équivalent vidéoludique d'un Nom de la Rose. Pentiment semble être plus un "projet récréation" qu'un "projet passion", et j'aurais du mal à lui en vouloir ne serait-ce que par son positionnement tarifaire très modeste, mais quelque chose me dit que les meilleurs game designers du studio n'ont pas été conviés à sa création.


Restera, quand même, la fin du jeu. D'une puissance exceptionnelle, celle-ci dénoue l'intrigue de manière malgré tout assez satisfaisante, et envoie une charge symbolique très forte sur le sens de l'Histoire en général et la transmission des traditions ; les dernières minutes de jeu, en particulier, sont terrassantes et encouragent à une réflexion que peu de jeux récents, y compris Disco Elysium, peuvent se targuer de proposer. En équilibre entre auto-analyse et méditation sur l'évolution des cultures au sens large, la fin de Pentiment envoie une très, très grosse claque qui peut valoir le détour. Reste aussi le plaisir totalement improbable d'un jeu Xbox Game Studios où on récite des "Je vous salue, Marie" en rompant le pain avec Martha et Ursula après avoir tissé la laine et ramassé du bois pour la Saint-Jean, ce qui, rappelons-le quand même, fait figure de délicieuse anomalie en l'an de grâce 2023. Dylan, sur le banc du fond, s'insurge : "OU QU'IL EST, MON SEASON PASS ? JE VEUX MES SKINS EXCLUSIVES DE PRECOMMANDE !", et c'est génial. En fait, derrière ses apparentes inspirations, Obsidian n'a peut-être voulu se faire avec Pentiment "que" le premier héritier des Egypte, Versailles et autres Aztec de feu Cryo Interactive depuis 20 ans : cette seule pensée suffit à me consoler un peu.

boulingrin87
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le 29 juil. 2023

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Seb C.

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