Return of the Obra Dinn
8.3
Return of the Obra Dinn

Jeu de Lucas Pope et 3909 (2018PC)

Les vacances de noël sont toujours pour moi une sorte de parenthèse, une forme de respiration entre deux apnées professionnelles. Si d'année en année je suis parvenu à faire de ces congés durement gagnés un incontournable, une institution, je dois par contre avouer que ce n'est pas franchement par passion pour les fêtes, ni même un goût pour les les volatiles rôtis.
Non, cette période est surtout propice aux rattrapages littéraires et vidéoludiques.
Plus que jamais déchirée entre les jeux à durée de vie colossale et et les fameux games as services, ma pratique des jeux vidéos s'est considérablement éloignée des plaisirs solitaires. Quelle erreur ! Quand on nourrit le dessein d'apprendre quelques ficelles du game design, dilapider ses heures dans des produits finalement très formatés, est quelque chose d'assez vain. Certes le plaisir est présent, mais l'impact et la transmission au joueur appétant s'avèrent souvent superficiels.
Papers Please m'avait chamboulé il y a 6 ans déjà, je me voyais mal boucler 2019 sans me frotter au nouveau projet de Lucas Pope : Return Of The Obra Dinn (ROTOD).


Toujours à l'affût pour nous propulser dans les sandales des travailleurs dont le dur labeur semble être des plus palpitants, Lucas Pope nous propose cette fois d'incarner un agent d'assurance britannique, envoyé évaluer les sinistres et les avaries qu'ont subi l'Obra Dinn et son équipage, des années après qu'on l'ait égaré en pleine mer. Un prétexte idéal pour démarrer un jeu d'enquête particulièrement retors, largement émaillé de fantastique.


Car le fantastique, tout comme la direction artistique particulièrement extrême du jeu, nous saute au visage dès la première minute. Évoluant en vue à la première personne sur le pont craquant du vieux rafiot, le joueur découvre ou re-découvre une esthétique monochromatique tout droit héritée des jeux 1-bit, tels que je ne les ai jamais connus sur les premiers Macintoshs. Première invitation au fantastique, une curieuse montre à gousset, ornée d'un crâne du plus bel effet, s'agite à l'approche d'une carcasse putréfiée, amorçant une transition au noir.
Une économie de mise en scène nécessaire pour ordonner au joueur de tendre l'oreille afin de saisir le contexte ayant coûté la vie à cette première victime.
Une détonation retentit.
Puis, la scène, le tableau morbide se dévoile. Le joueur évolue dans cet instantané, avide de détails, griffonnant ses conjectures hasardeuses sur un carnet intradiégétique, voire, je le conseille, sur un carnet en papier, dans le monde de la réalité véritable. Car ce jeu est particulièrement cryptique et nécessitera de votre part un investissement certain, en tout cas si vous avez l'ambition de résoudre chacun de ses mystères.


La particularité structurelle de ROTOD réside dans cette routine répétée à soixante reprises. Dévoilant petit à petit chaque recoin de son bâtiment, le jeu nous invite à démêler cette belle grosse pelote de tripes avec nos petits doigts boudinés. Une mécanique implacable se construit et se met en branle dans la tête du joueur, transformé momentanément en machine à deviner. On erre dans chaque recoin du bateau, découvrant puis revivant cette soixantaine de souvenirs.


Armé de croquis et d'un listing de passagers, l'enquêteur doit recouper tout ce qu'il observe et entend dans ces scénettes, afin d'associer un nom au visage de la victime et déterminer les circonstances de son décès, voire éventuellement identifier son meurtrier. Dialogues, tenue, posture, accent, et une kyrielle d'éléments beaucoup moins évidents formeront une constellation d'indices qu'il faudra recouper et relier pour envisager une proposition viable. N'allez cependant pas imaginer lancer une série d'hypothèses à la hâte pour une validation instantanée, car le système de jeu est suffisamment bien fichu pour ne vous signifier la véracité de vos hypothèses que par tiercé. Et je crois que l'on tient ici l'ensemble des spécificités du gamedesign du jeu d'enquête le plus malin paru depuis Her Story.


ROTOD est sans conteste l'un des softs les plus malins et bienveillants à l'égard du joueur qu'il m'ait été donné de parcourir en 2018 puisqu'il fait preuve d'une confiance absolue dans les capacités de son joueur. Et plus fort encore, il le fait en renouvelant sans cesse la diversité de ses énigmes, sans ne jamais entamer sa capacité à susciter l'émerveillement et l'effervescence d'un cerveau qui expérimente un état de flow. Un flow non pas mécanique et musculaire au sens classique du terme, mais purement intellectuel. Tout le gamedesign produit par Pope revêt des atours d'une subtilité qui ne se révèle qu'avec le temps, et à force de se frotter au jeu, convergeant vers l'éveil de cet inspecteur d'assurance, qui se transforme d'énigme en énigme en un limier redoutable.
ROTOD incarne à la perfection ce pourquoi je me suis jeté à corps perdu dans l'aventure du game design.

YvesSignal
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le 3 janv. 2019

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Yves_Signal

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