Dans la constellation fourmillante des RPG de l’ère Super Nintendo, certains titres, par leur seule nature marginale, attirent le regard curieux du joueur en quête d’exotisme. Secret of Evermore incarne cette singularité. Œuvre hybride, née des studios américains de Square — fait rare pour une maison d’ordinaire si japonaise dans son essence — ce jeu ne cesse de dérouter, de séduire, de diviser, jusqu’à provoquer chez certains un attachement presque fétichiste. Son ambition est claire : tisser une odyssée onirique dans un écrin d’action-RPG, mâtinée d’humour méta et d’exotisme narratif, le tout servi par une réalisation technique impeccable. Pourtant, derrière son vernis de classicisme apparent se cache une œuvre aux arêtes surprenantes, qui interroge autant qu’elle captive.
Le point de départ déroute immédiatement : un adolescent américain, caricature ambulante de la culture pop des années 50 à 80, propulsé malgré lui dans un monde fractal issu de rêves scientifiques dévoyés. Ce postulat scénaristique, en apparence léger, déploie progressivement une richesse insoupçonnée, fondée sur un enchaînement d’univers successifs — préhistoire, Antiquité, Moyen Âge gothique, cité futuriste — autant de strates fantasmatiques qu’il faut traverser comme des niveaux d’inconscient. Secret of Evermore emprunte ici à la fois à la science-fiction, au récit d’apprentissage et à la fable psychologique. La cohérence de cet assemblage hétéroclite tient à un détail de génie : la présence constante du chien, compagnon polymorphe qui, tel un totem, se métamorphose pour s’adapter à chaque époque. Il est le fil d’Ariane de cette déambulation mentale, et participe à la profonde étrangeté qui nimbe le jeu tout entier.
Ce sentiment d’altérité est renforcé par une direction artistique sobre mais inspirée, qui n’a pas besoin d’esbroufe pour évoquer des ambiances marquantes. Les décors foisonnent de détails évocateurs, les palettes de couleurs jouent sur des contrastes presque cinématographiques, et la musique — composée par Jeremy Soule, alors débutant — délaisse la mélodie héroïque traditionnelle pour une atmosphère plus éthérée, plus ambivalente. Il en résulte une bande-son qui fascine autant qu’elle déstabilise, faite de nappes, de textures sonores, de silences habités. Elle accompagne l’exploration comme un souffle discret, parfois menaçant, parfois mélancolique, et confère au jeu une identité acoustique singulière.
Sur le plan ludique, Secret of Evermore reprend la mécanique en temps réel de Secret of Mana, tout en y insufflant des modifications notables. L’utilisation des alchimies, par exemple, remplace ici la magie classique par un système basé sur des ingrédients à collecter, à combiner, à doser. Ce choix audacieux enrichit la dimension stratégique des combats, mais complexifie aussi l’expérience pour les néophytes : sans une gestion rigoureuse des ressources et une bonne mémoire des formules, certaines phases peuvent devenir inutilement ardues. De même, la progression souffre parfois d’un certain déséquilibre, notamment lors de pics de difficulté mal amortis par l’économie du jeu ou la linéarité des environnements. Ces failles n’entachent cependant jamais durablement l’attrait de l’ensemble, tant l’exploration, le bestiaire inventif, et les multiples clins d’œil disséminés dans les dialogues savent maintenir l’intérêt du joueur éveillé.
Le titre affiche également une lucidité rare quant à sa propre nature : il joue avec ses références, les détourne, les parodie, mais ne sombre jamais dans la complaisance ou la facilité. L’humour, omniprésent mais jamais forcé, n’affaiblit pas la dimension dramatique de certains segments. Il en résulte une tonalité ambiguë, presque douce-amère, qui donne à l’expérience une saveur très particulière, à la fois nostalgique et ironique. Ce mélange d’innocence candide et de second degré subtil confère au jeu une profondeur émotionnelle inattendue, qui culmine dans ses dernières heures, lorsque le vernis de l’aventure pulp se fissure pour laisser entrevoir la solitude, l’échec, le renoncement.
Mais ce qui frappe peut-être le plus dans Secret of Evermore, c’est sa capacité à suggérer ce qu’il ne montre pas. Chaque zone traversée, chaque personnage rencontré semble n’être que la surface visible d’un monde plus vaste, dont les règles nous échappent. Cette sensation d’énigme latente, de vérité inaccessible, est au fond le cœur battant du jeu. Il ne cherche pas à tout expliquer, ni à combler les silences — il les cultive. Et dans cet entre-deux, dans cette brume de significations non dites, réside son pouvoir de fascination.
Il faut parfois se détourner du vacarme des chefs-d'œuvre autoproclamés pour entendre la voix plus discrète de ces œuvres étranges, bancales, mais viscéralement sincères. Secret of Evermore est de celles-là : imparfait, inclassable, parfois maladroit, mais traversé par une authenticité rare et une poésie inattendue. Il n’impose pas sa légende : il l’insinue, doucement, comme un rêve dont on ne se souvient pas tout à fait au réveil, mais dont l’écho persiste, longtemps, bien après avoir éteint la console.
Car c’est là sa plus grande réussite : ne pas chercher la grandeur, mais l’atteindre par effraction. Là où tant d’autres RPG s’érigent en épopées, Secret of Evermore choisit le détour, le contre-pied, le récit de marge. Il raconte moins l’histoire d’un monde que celle d’une absence : celle de la familiarité, du foyer, de l’enfance. Et dans cette errance guidée par un chien métamorphe et un adolescent sans nom, le joueur découvre moins une quête de pouvoir qu’un cheminement intérieur, presque intime. Ce n’est pas un cri de victoire que lance le jeu en fin de parcours, mais un soupir — celui d’un monde refermé, d’un songe qui s’éteint, et d’un joueur qui, une fois revenu à la réalité, se surprend à espérer pouvoir un jour y retourner.
Il existe des jeux dont on vante les mécaniques, les chiffres de vente ou l’influence ; Secret of Evermore, lui, fait partie de ceux qu’on garde pour soi, comme un secret un peu trop précieux pour être partagé à voix haute.