Souviens-toi du Solitaire, planqué dans le sous-menu "Accessoires" de Windows 3.0, qui t’attendait patiemment pendant que tu finissais ton rapport Excel ou que tu trouvais une excuse valable pour ne pas appeler ta tante Mireille. Depuis 1990, il est là. Inébranlable. Silencieux. Solitaire. Ironiquement fidèle.
Mais attention. Ne vous y trompez pas. Le Solitaire n’est pas un simple passe-temps pour les comptables dépressifs ou les collégiens qui n’ont pas encore découvert les joies du navigateur web. Non, non. Il est bien plus que cela. Le Solitaire, c’est l’épure vidéoludique absolue. Le jeu vidéo à son degré zéro. Le vide sidéral qui, tel un trou noir numérique, aspire le sens même de votre productivité et le transforme en une méditation transcendantale sur la futilité de tout effort humain.
Une interface sobre, comme une gifle dans un couvent
Le premier contact est rude : un tapis vert, laid comme un pull de Noël, et des cartes qui semblent avoir été dessinées sous MS Paint par un stagiaire légèrement ivre. Aucun menu tape-à-l'œil, aucun tutoriel dégoulinant. Juste des cartes. Et vous. Seul face à l’univers. Un joueur. 52 ennemis. 7 colonnes. Pas de musique. Pas de bruitages. Pas même un soupir numérique pour vous rassurer. Le silence est pesant, presque religieux. Vous êtes le moine shaolin du clic droit.
Et puis soudain… clic. Une carte se retourne. Votre cœur rate un battement. Un 3 rouge ! Vous pouvez le poser sur ce 4 noir ! C’est grisant. C’est fou. C’est presque sexuel. Vous vous prenez à enchaîner les mouvements avec une fluidité de vieux faucon, jusqu’à ce que… une impasse. Le néant. Le destin vous bloque, les cartes refusent de coopérer. Vous appuyez sur "Nouvelle partie". Le cycle recommence. Sisyphe version numérique.
Une narration émergente, ou comment construire un mythe avec un paquet de cartes
Car Le Solitaire, c’est aussi une histoire. La vôtre. Celle d’un(e) employé(e) de bureau en 1998, coincé(e) entre une photocopieuse en grève et un gobelet de café lyophilisé. Vous ouvrez le jeu "juste cinq minutes", et deux heures plus tard, vous êtes devenu un stratège obsessionnel. Vous avez donné des prénoms aux rois, insulté les valets, imploré la clémence de la pioche comme un condamné à mort supplie le bourreau. Chaque partie est une micro-épopée, un Don Quichotte de l’open space.
Une mécanique de gameplay diabolique
Ne vous y trompez pas : sous ses airs austères, Le Solitaire est un piège redoutable. Les règles sont simples, mais leur application exige un sens de l’anticipation proche de celui des grands maîtres d’échecs… ou des amateurs de sudoku sous acide. À chaque clic, c’est votre âme que vous misez. Faut-il retourner cette carte maintenant ou plus tard ? Empiler ce 8 noir sur le 9 rouge ou attendre un hypothétique 8 rouge du talon ? Le suspense est insoutenable. Ce jeu ne vous pardonne rien. Il est l’essence pure du "game over moral".
Et si, par miracle, vous réussissez… alors, l’extase. Les cartes explosent littéralement en rebondissant dans tous les sens de l’écran, comme une fête foraine en slow motion. C’est kitsch. C’est grotesque. C’est magnifique. C’est votre Avengers: Endgame.
Un jeu politique
On n’en parle pas assez, mais Le Solitaire est aussi une parabole. Une critique acerbe du capitalisme moderne. Vous, seul·e, luttant contre un système de règles figé, manipulant des figures royales avec l’illusion d’avoir le contrôle, alors que tout est déjà déterminé. Une carte mal placée, et c’est toute la structure qui s’effondre. Le roi de trèfle, tyran absolu de votre bureau imaginaire. La dame de cœur, fantôme de vos espoirs passés. Le valet de pique, archétype du stagiaire insolent qui vous double à la machine à café.
Le Solitaire n’est pas un jeu. C’est une expérience. Une religion. Une boucle existentielle en pixel art. Le jeu qui a détruit plus de productivité que World of Warcraft, TikTok et les longues pauses cigarettes réunies. Il est partout. Il est éternel. Il est en vous. Jouez-y. Ou pas. De toute façon, il vous attend déjà.
Encart bonus : interview exclusive de l’une des figures les plus emblématiques du panthéon solitaire : la Dame de Carreau. Un moment rare, tendu, sincère.
Propos recueillis dans un coin moisi de la mémoire vive d’un PC Windows 98.
Q : Dame de Carreau, merci de nous accorder cette interview. On vous voit souvent en deuxième ou troisième rideau, jamais en tête d'affiche. Ce n’est pas trop frustrant ?
Dame de Carreau : Écoutez, je suis une dame. Une vraie. Je ne cours pas après les honneurs comme cette pimbêche de Dame de Cœur. Je suis la colonne vertébrale du jeu, moi. Je porte des 9 noirs sur mes talons et j’aligne des suites comme personne. Mais non, jamais un mot. Jamais un merci. Je suis l’ombre qui fait briller le roi. Et vous savez quoi ? Ça me va.
Q : Pourtant, vous êtes souvent bloquée derrière un 10 mal placé. Un mot sur cette injustice ?
Dame de Carreau : Ah, le 10 de Pique… Ce tocard en costume sombre qui croit tout savoir. Il s’installe, et voilà, moi je stagne pendant des heures. Je suis une femme d’action, moi. Je mérite d’être jouée, de bouger. Au lieu de ça, je moisissais dans la quatrième colonne pendant que l’As de Trèfle faisait la belle sur la fondation. Tu parles d’un système patriarcal…
Q : Quelle est votre relation avec les autres figures ?
Dame de Carreau : Le Valet de Trèfle me doit toujours 50 francs. Le Roi de Pique est un sociopathe, mais charismatique, je vous l’accorde. La Dame de Trèfle ? On ne se parle plus depuis cette histoire de double clic foireux en 2006. Quant au Roi de Carreau… il est gentil. Un peu mou, mais gentil. C’est mon frère, vous savez. On ne l’a jamais dit officiellement, mais c’est évident. Même ton rouge, même carré émotionnel.
Q : Et avec le joueur ? Quel est votre lien avec lui ?
Dame de Carreau : Ambigu. Certains savent me manipuler avec respect, dans une logique stratégique fine. D’autres cliquent frénétiquement sans rien comprendre à l’ordre des choses. C’est comme être une reine dans une dictature aléatoire. Je rêve parfois d’une main humaine qui sache lire entre les lignes, anticiper mes mouvements, me libérer avant le 23e tour.
Q : Un dernier mot pour nos lecteurs ?
Dame de Carreau : Oui. À tous ceux qui m’ont déplacée juste pour "voir ce que ça donne", sachez que je m’en souviens. Et à ceux qui m’ont ignorée jusqu’à la fin pour retourner ce foutu 6 de Trèfle : je vous attends, dans votre RAM, la nuit.