On croyait ces jeux voués à l’oubli discret des bibliographies érudites, à ce purgatoire silencieux où dorment les chefs-d’œuvre trop discrets pour les algorithmes modernes. Et puis, sans fracas, sans tapage, Suikoden revient. Non pas tel un phénix aux ailes brûlantes, mais comme une tapisserie tirée du grenier, dépliée avec soin, dépoussiérée par une main modeste mais respectueuse. Ce que Konami nous livre ici n’est ni un cri de réinvention, ni une déclaration de modernité. C’est un geste d’écoute. Un acte de mémoire. Une révérence rendue à l’art de conter par le jeu.


L’œuvre restaurée que livre ici Konami est une entreprise précautionneuse, où le classicisme de l’expérience d’origine est conservé avec une rigueur presque muséale, comme si l’on avait voulu immortaliser la forme exacte de ce qu’elle fut — à ceci près que les textures sont désormais ciselées avec une netteté nouvelle, que la lumière tremble avec une grâce plus fine sur les murs de Gregminster, et que les ombres se couchent avec davantage de poids sur les visages. On ne parle pas ici de remake, mais bien de remaster au sens noble : un polissage, une relecture sobre, silencieuse, qui laisse s’épanouir la matière première sans en forcer les contours.


La direction artistique, qui faisait déjà des deux premiers Suikoden des objets de fascination, gagne en lisibilité sans perdre son grain. Les arrière-plans, entièrement repensés, conservent l’architecture picturale d’un Japon de la fin des années 90, tout en y ajoutant une vibration atmosphérique nouvelle — des brumes, des reflets aquatiques, des oscillations de feuillages — qui réenchantent sans jamais dénaturer. On navigue dans ces paysages comme dans une tapisserie de soie à demi déroulée : tout y est minutieux, feutré, habité d’une douceur presque nostalgique. Seuls les sprites des personnages — encore arrimés à leur pixel originel — jurent par moments avec l’éclat plus lisse des décors, produisant çà et là une dissonance visuelle que l’œil pardonne aussitôt.


Mais c’est dans la structure ludique que réside le véritable cœur battant de Suikoden, et c’est là que la restauration touche à quelque chose de presque sacré. Car ces jeux, loin de se résumer à un enchaînement de combats au tour par tour, sont avant tout des chorégraphies politiques. Leur génie repose sur une conception fondamentalement systémique de l'aventure : non pas l’odyssée d’un seul, mais la construction patiente d’un collectif. Le joueur n’incarne pas un élu prophétique, mais un organisateur, un fédérateur, un bâtisseur de liens. Le recrutement des 108 Étoiles de la Destinée, ce chiffre emprunté au Shui Hu Zhuan chinois, n’est pas un simple gimmick, mais l’ossature même de la narration. Chacun de ces personnages — parfois puissants, parfois anecdotiques, souvent poétiques — vient enrichir la forteresse vivante qu’est le QG du héros, lequel devient tour à tour refuge, atelier, théâtre, quartier général, foyer.


Le jeu alterne avec une intelligence rare les strates mécaniques : les affrontements classiques, portés par un système de runes simple mais élégant, se doublent de batailles stratégiques de grande ampleur où les armées s’affrontent en blocs, et de duels scénarisés où l’intuition remplace la stratégie. Ce triptyque mécanique forme une trame rythmique impeccable, où chaque modalité ludique vient traduire une autre forme de confrontation : la guerre globale, l’affrontement individuel, la progression intime. À aucun moment la redondance ne menace, car le jeu — tout comme son successeur — sait toujours réinscrire le ludique dans la dramaturgie.


Loin des fastes bruyants du RPG moderne, Suikoden s’ancre dans une économie de moyens dont la puissance réside précisément dans sa retenue. Pas d’effets pyrotechniques outranciers, pas de surenchère de HUD ou de tutoriels interminables : le jeu prend le joueur par la main avec la délicatesse d’un conteur confiant. Et c’est cette confiance qui, paradoxalement, le rend parfois rugueux aux sensibilités contemporaines. Les inventaires sont encore lourds, l’ergonomie des menus reste figée dans une logique de l’époque, et l’on peste parfois contre la rigidité d’un système qui semble refuser, par principe, toute forme de simplification. Cette résistance est à la fois son charme et sa limite.


Les ajouts de cette version — accélération des combats, journal de dialogue, sauvegardes plus souples — viennent atténuer les frictions les plus criantes, sans trahir l’identité de l’œuvre. Mais ils ne suffisent pas à faire oublier que certains pans auraient gagné à être repensés avec plus d’audace. Le combat automatique, trop basique, peine à incarner autre chose qu’un outil de confort superficiel ; la carte, encore sommaire, n’accompagne guère l’exploration. Et l’on s’étonne qu’en 2025, un travail de cette qualité ne soit pas accompagné d’un supplément d’âme éditorial : galeries conceptuelles, commentaires historiques, archives — tout ce qui aurait pu faire de ce remaster un objet de transmission culturelle autant qu’une réédition vidéoludique.


Il faut pourtant rendre grâce à cette version d’avoir su préserver, sans clinquant ni poudre aux yeux, ce qui faisait de Suikoden une œuvre si singulière : sa densité politique, son humanisme, sa mélancolie latente. Le second opus, plus ample, plus adulte, continue de hanter par sa vision amère du pouvoir, sa narration en miroir, son traitement subtil de la trahison et de l’héritage. Il demeure, presque trente ans après sa sortie, l’un des récits les plus puissants jamais écrits dans le langage du jeu vidéo.


On referme donc ce diptyque restauré avec le sentiment d’avoir feuilleté à nouveau un grand roman d’apprentissage, un livre de chair et de rêves, aussi vibrant que le vent sur les plaines de Muse. Ce n’est peut-être pas la restauration parfaite. Mais c’est, à n’en pas douter, la plus digne qui pouvait être réalisée sans heurter la mémoire de l’œuvre. Et à l’heure où le jeu vidéo cède trop souvent à l’amnésie technique, un tel geste de fidélité, même imparfait, est une rareté qui se salue comme une offrande.

Kelemvor

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