Texte bourré de SPOILERS - je le précise au cas où, mais impossible de parler en profondeur du jeu sans cela...


Si la première partie de The Last of us avait profondément marqué de son empreinte les joueurs qui s’y étaient essayé à sa sortie sur Playstation 3 en 2013, ce n’est pas tant, comme je l’ai parfois lu et entendu, simplement pour son – inoubliable, certes - duo de personnages, ni même pour sa façon de raconter une histoire, ménageant clausules cruelles et ellipses brillantes pour scander les quatre saisons durant lesquelles nous suivions ses protagonistes…
Synthèse idéale entre deux tendances encore expérimentales dans le jeu vidéo au début des années 2010, c’est surtout que le titre impliquait de façon assez inédite le joueur dans l’aventure : à travers sa mise en scène dynamique et immersive, dans laquelle les variations de gameplay et la narration sont envisagées non pas en parallèle l’une à l’autre, mais conjointement, afin de proposer au joueur quelque chose ressemblant à une expérience de cinéma interactif, le titre de Neil Druckmann s’inscrivait ainsi dans la droite lignée des œuvres de la firme Naughty Dog, à l’origine de la saga Uncharted dont le deuxième volet avait constitué déjà une petite révolution à sa sortie en 2009. Par ailleurs, le schéma général du jeu, reposant sur la coopération de l’avatar du joueur avec un autre personnage non joué, s’inscrivait dans la droite lignée des œuvres créées par l’artiste Fumito Ueda (Ico, Shadow of the colossus, et depuis, The Last Guardian), dans lesquelles le sens de la responsabilité et l’empathie du joueur étaient sollicitées à travers le lien tissé entre un personnage principal jouable assumant les actions problématiques du récit, et son compagnon de route plus candide et fragile.


Prenant place dans un univers post-apocalyptique, 20 ans après l’émergence mondiale du Cordyceps, un champignon parasite prenant peu à peu le contrôle des corps jusqu’à transformer ses hôtes en monstres plus ou moins dégénérés et dangereux, The Last of us nous met dans la peau de Joel Miller. Dans un monde où l’humanité est livrée à elle-même, entre zones de quarantaine gérées de main de fer par l’armée ou par les milices qui l’ont remplacée, et zones de non-droit où règne la loi du plus fort, Joel, homme brisé par la perte de sa fille Sarah au tout début de l’épidémie, a eu le temps en deux décennies de passer du statut d’individu ordinaire à celui de survivant. De fait, ce que beaucoup de joueurs semblent avoir oublié aujourd’hui quand on lit ou entend l’admiration, même l’affection indéfectible des uns et des autres pour le personnage - et ce qui témoigne de la réussite troublante du titre - c’est à quel point Joel est dépeint comme un être borderline tout au long du jeu. Contrebandier et mercenaire au début du récit, il redécouvre peu à peu la chaleur humaine au contact d’Ellie, la jeune fille qu’il est chargé d’escorter à travers le pays et dans laquelle il entrevoit le reflet troublé de sa chère Sarah ; cependant l’homme reste jusqu’au bout un potentiel meurtrier de sang-froid, capable de torturer autrui pour obtenir les renseignements qu’il cherche, de mettre en joue des étrangers, prêt à leur tirer une balle dans le crâne par mesure de précaution, et d’exécuter sans état d’âme celles et ceux qui se dressent sur son chemin. Par plusieurs biais, le jeu nous interpelle ainsi sur le caractère problématique du personnage : en phase d’infiltration, on peut par exemple parfois prêter l’oreille aux discussions de soldats en faction qui évoquent cet homme terrifiant qui massacre les leurs et qui se balade sur leur territoire accompagné d’une jeune fille… Assez tard dans le jeu, une discussion entre Ellie et David, le chef d’un gang de cannibales, remet en perspective le caractère impérieux de la course à la mort des deux protagonistes : en somme dans un monde comme celui qui est dépeint (et qui, par certains aspects, n’est pas si différent du nôtre), qui a le choix d’être vraiment innocent ? Qui a ce luxe s’il souhaite survivre ? Et que fait-on de sa culpabilité lorsqu’on finit par admettre notre part de monstruosité ? En vérité, l’un des grands tours de force du récit de cette première partie résidait dans le grand écart qu’il réussissait pour, d’un côté montrer la détermination glaçante de Joel, son absence de scrupules et sa promptitude à s’affranchir de plus ou moins basses œuvres dans une logique de survie ; de l’autre créer chez le joueur une profonde empathie pour lui et son parcours.
Ainsi, alors que les rencontres de fortune vont et viennent, que les amis de circonstance tombent les uns après les autres, Ellie, qui n’est au départ guère plus qu’un paquet à transporter d’un point A à un point B, devient peu à peu pour Joel l’incarnation d’une nouvelle vie possible. Et à échelle plus large, elle l’est effectivement puisque Ellie, immunisée aux effets du Cordyceps, doit subir des tests dans un hôpital pour espérer contribuer à l’élaboration d’une cure contre le fléau qui a décimé l’humanité.


Quoi qu’il en soit, c’est dans les dernières heures passées en compagnie de Joel et Ellie que le joueur prenait véritablement la mesure du propos engagé par le récit : parvenus au terme de leur périple, les deux personnages échouent inconscients dans un centre hospitalier tenu par les Lucioles, avant-poste de l’humanité dont les membres œuvrent, non sans se salir parfois les mains eux-mêmes, à la lutte contre les infectés et pour la sortie de la pandémie. A son réveil, Joel comprend que l’espoir contenu dans l’existence d’Ellie, seule porteuse saine connue du parasite, est bien réel : un chirurgien prévoit en effet de l’opérer et de travailler grâce à ses cellules sur une cure contre la maladie. Seul problème : cette opération, dont l’enjeu n’est ni plus ni moins que la survie de l’humanité, implique de façon certaine la mort d’Ellie. Or, Joel ne peut envisager de perdre une nouvelle fois celle qu’il considère, en ne se l’avouant que du bout des lèvres, comme sa seconde fille. Alors pour sauver Ellie, l’homme va commettre l’irréparable : il va massacrer la moitié des membres de l’hôpital pour s’ouvrir une voie vers la chambre d’opération, avant de s’enfuir avec la jeune fille dans ses bras. Tout cet épisode, le joueur le vit manette en main, partagé entre une sincère compassion pour Joel dont il comprend parfaitement les motivations, une réelle envie de sauver un personnage auquel il s’est lui-même attaché, l’émotion, encore, de revivre en l’exorcisant la scène du prologue où Joel n’avait pu sauver Sarah, morte alors dans ses bras… et aussi la gêne. La gêne de voir s’envoler irrémédiablement ainsi un espoir qui dépasse de loin toute préoccupation personnelle et intime. La gêne également de contempler la violence impitoyable exercée par un homme qui est sorti depuis longtemps de toute considération collective, et pour qui le contrepoint ne peut plus exister…


Le contrepoint - voilà exactement ce qui motive l’ensemble de l’écriture du deuxième volet de The Last of us, titre crépusculaire à plus d’un titre qui, comme la première partie l’avait fait à son époque, pousse dans ses derniers retranchements la console en fin de vie sur laquelle il tourne. D’une puissance et d’une audace absolues, le jeu ne cesse de mettre en miroir de façon passionnante ses personnages, ses parties de récit, ses enjeux dramatiques, ses éléments de gameplay. Et il en profite pour achever enfin la boucle narrative entamée dans le premier volet. Car si The Last of us premier du nom semblait pour certains s’achever dans une paix relative, il s’ouvrait en vérité sur un grand vide. Comme ils abandonnaient le véhicule grâce auquel Joel avait pu exfiltrer une Ellie encore inconsciente, le duo abordait ainsi une section forestière en altitude, dans le Wyoming. Dans le silence de leurs pas accordés, le joueur devinait à la fois sur les épaules de Joel le poids de ses actes, et dans la tête d’Ellie toute une foule d’interrogations : on avait certifié à la jeune fille à son réveil que les Lucioles n’avaient pas besoin d’eux. En effet, Ellie n’était prétendument pas la seule infectée immunisée à s’être présentée à eux, et selon Joel le groupe avait abandonné depuis longtemps l’idée de trouver une cure contre la maladie… Finalement, les deux personnages se hissaient sur une corniche depuis laquelle on pouvait contempler la communauté de Jackson, véritable ville fortifiée où les deux fugitifs pourraient être accueillis par Tommy, le frère de Joel. C’est là qu’Ellie a confronté son père de substitution une dernière fois, lui demandant d’être sincère et de lui dire la vérité s’il lui avait caché quelque chose jusque-là. Joel a persisté dans son mensonge, et Ellie a fait mine de le croire. Grand vide donc, disais-je, car dans les propos de la jeune fille alors, on comprenait que jusqu’à leur retour à Jackson sains et saufs, elle n’avait jamais prévu l’éventualité d’un monde d’après. En tout cas pas pour elle. Rappelant à Joel au moment de le sonder tous les êtres qu’elle avait perdus jusque-là, celle dont la plus grande peur était de finir toute seule a évoqué en effet pour la première fois le jour où elle avait été contaminée. L’occasion pour elle de mentionner Riley, la jeune fille mordue en même temps qu’elle (une morsure d’infecté suffit en principe à contaminer l’hôte suivant), et avec qui elle entretenait une relation très intense. Avant de se transformer, Riley avait proposé à Ellie de ne pas se suicider, mais de laisser la maladie les prendre toutes les deux : il leur suffisait ainsi d’attendre, et de « perdre la boule ensemble » – geste éminemment poétique, dans le prolongement du premier baiser qu’elles avaient échangé quelques instants plus tôt… Quoi qu’il en soit, alors qu’elle évoquait cet épisode liminaire de sa trajectoire personnelle, Ellie a eu ces mots désarmants :


« I’m still waiting for my turn… »


Ce sont ces paroles précisément qui résonnent dans l’ensemble de la quête qui meut la jeune fille – devenue femme, dans The Last of us part II. Quatre ans après les événements du premier épisode, Joel est de nouveau un père : c’est ce qu’a acté notamment le geste d’amour qu’il a témoigné à Ellie dès leur arrivée à Jackson, en lui chantant le début de Future Days de Pearl Jam, puis en lui offrant une guitare et en lui promettant de lui apprendre à en jouer. Étrange, au passage, de constater la haine qu’une certaine partie du public voue au traitement du personnage, alors que c’est dans ce deuxième opus précisément que Joel retrouve un visage humain – et la vulnérabilité qui va avec… De son côté, Ellie semble toujours hantée par la culpabilité de la survivante.. Une partie d’elle-même la tourne vers la vie, et notamment vers Dina, camarade au comportement ambigu qui trouble fortement une Ellie manifestement très éprise. Mais une autre part enfonce la jeune femme dans le doute et la défiance : quelque part, Ellie ne peut croire à son bonheur. Aussi, l’assassinat de Joel par des membres du WLF (Washington Liberation Front), d’une sauvagerie et d’une soudaineté inouïe, apparaît-il comme le signe que cette défiance envers la vie est justifiée, que le rôle d’Ellie dans l’existence n’implique pas pour elle d’être heureuse. Elle se met ainsi en tête de retrouver Abby, la meurtrière de son père de substitution, et se met en route pour Seattle où elle espère retrouver sa trace. Dans son journal intime, elle note ces paroles de la chanson de Pearl Jam :


« All the promises at sundown,
I meant them like the rest… »


Au moment où le joueur découvre cette note, il imagine que la promesse en question est celle, prononcée devant la tombe de Joel, de la vengeance. A travers sa narration complexe cependant, toute en changements de points de vue et en décrochages vers le passé, le jeu va peu à peu mettre en doute cette certitude de départ - comme beaucoup d’autres certitudes en fait.


Construit en deux grandes parties entre un prologue et un épilogue éprouvants, le jeu nous propose dans un premier temps de nous mettre dans la peau d’Ellie et de partager avec elle trois jours de traque à travers Seattle, dans sa quête aveugle de vengeance. Chaque jour semble ainsi marqué par une escalade de la violence et une montée du doute sur le bien-fondé de la quête animant la jeune femme.
Le premier jour, la présence de Dina aux côtés d’Ellie apparaît comme un garde-fou. L’ombre d’une vie normale y semble encore possible, ce que soulignent certains éléments structurels du gameplay : la visite libre du centre-ville, en monde semi-ouvert, l’interlude sublime durant lequel Ellie joue à la guitare Take on me de A-ha devant Dina, en souvenir d’un soir passé au coin du feu… Dans les interactions entre les jeunes femmes, on peut également saisir à quel point l’une et l’autre se trouvent en décalage : Dina, personnage libre et extraverti, accuse le poids d’un certain choc devant une violence dirigée entre êtres humains dont elle n’a pas l’habitude. Scènes de crime qui lui glacent le sang, mention par Ellie de la possible nécessité de « faire parler »des tierces personnes, et éventualité de la torture qui la laisse circonspecte…De son côté, Ellie qui a déjà vécu dans des zones de quarantaine et connaît le caractère impitoyable des hommes entre eux, apparaît endurcie, et comme anesthésiée par son obsession de vengeance. Une conversation lors de cette partie cristallise assez bien la distance entre les deux jeunes femmes : Ellie y évoque Bill, un personnage du premier épisode qui s’était barricadé dans une ville qu’il tenait toute entière, y ayant installé des pièges à l’intention des infectés, mais aussi de toute autre personne cherchant à l’atteindre. Alors qu’Ellie justifie l’individu en soulignant qu’au moins, il survivait, Dina lui rétorque une idée essentielle – la survie et la solitude ne sont pas des corollaires indissociables l’un de l’autre. Dans cette discussion a priori anodine se dessine en fait un point essentiel pour comprendre Ellie : si pour elle la survie ne peut qu’impliquer la solitude (et on comprend pourquoi quand on repense à tous les êtres chers qu’elle a perdus, et à tout ce à quoi elle a survécu miraculeusement), alors ce qu’elle cherche vraiment, c’est une raison pour mourir. Et cette conscience-là éclaire considérablement de nombreux passages de l’histoire qui est racontée au joueur…


Quoi qu’il en soit, le premier jour s’achève sur une double révélation, ancrant toujours plus Dina dans la vie, mais l’empêchant de poursuivre les investigations avec sa compagne. Et dès le lendemain, Ellie s’enfonce dans des actes qui la bouleversent elle-même et la mettent mal à l’aise, lui donnant le rôle sale que pouvait parfois avoir Joel dans le premier épisode, sans la lumière en ligne de mire qu’elle pouvait constituer pour l’homme alors, et que constituait Dina pour elle jusqu’alors…
Enfin au jour 3, un périple dans un environnement inondé semble la désigner comme une lointaine cousine d’Orphée allant chercher désespérément sur le fleuve des morts une réparation de sa perte. De fait, le jeu nous fait notamment vivre, deux nuits plus tôt, le souvenir d’un affrontement dantesque en compagnie de Joel, avant de nous le faire rejouer avec Ellie seule – comme s’il s’agissait pour elle de suivre, en perdition, l’ombre d’un disparu. Peut-être Ellie cherche-t-elle une réconciliation avec Joel, car on apprend au détour d’un énième retour en arrière que la jeune femme avait finalement fait la vérité sur les événements survenus quatre ans plus tôt, et que cette révélation l’avait mise en froid durablement avec l’homme pour qui elle comptait tant.
Quoi qu’il en soit, sur l’ensemble de ces trois jours, Ellie aura semé la mort et la désolation autour d’elle, en ne se souciant que ponctuellement des vies qu’elle ôtait – notamment celles face auxquelles elle aura montré une cruauté particulière. Pourtant, la direction artistique du jeu, comme dans le premier épisode, n’aura cessé de nous interpeller sur le caractère grave de chacun de ses gestes. On peut ainsi être marqué par les détails du visage de l’héroïne déformé par la rage pendant les combats au corps à corps, mais aussi par d’autres éléments tout à fait frappants, notamment celui-ci : tous les êtres vivants auxquels on s’attaque, bien qu’ils soient représentés par des modèles qui se ressemblent (chose compréhensible dans un jeu déjà si généreux en détails) paraissent avoir un nom ; un soldat à terre sera appelé et recherché par les autres puis découvert avec horreur ; un maître-chien fauché par une balle de silencieux ou une flèche pleuré par son animal, un instant pétrifié par le choc ; à l’inverse, un chien tué donnera lieu à la réaction abasourdie de son compagnon humain…


Et puis, alors que le récit atteint une acmé émotionnelle et dramatique laissant le joueur pantelant, au soir du 3e jour, il se retourne comme un gant pour nous attacher aux pas d’Abby, celle qui a cristallisé la haine d’Ellie ainsi que celle de beaucoup de joueurs, pour retracer son propre parcours parallèlement à celui de la protégée de Joel. Le procédé est sans doute dangereux, il est pourtant absolument logique compte tenu de toute la direction artistique qui sous-tend l’ensemble des deux épisodes. Et c’est bien simple, alors que beaucoup ont été surpris par ce retournement, en ce qui me concerne je n’attendais que cela : j’ai eu envie de connaître Abby dès le prologue du jeu – non pas par masochisme ou par haine de Joel, mais parce que le personnage, manifestement ravagé et physiquement atteint par un parcours que l’on devine douloureux et complexe (son corps, d’une musculature inhabituelle et presque masculine, indique d’emblée un réflexe d’endurcissement lié à un traumatisme profond), m’a tout de suite interpellé. Quoi qu’il en soit à partir de là, le jeu, qui pouvait souffrir jusqu’ici de quelques problèmes de rythme liés à la répétitivité des situations et des environnements, s’envole complètement, tant en termes d’histoire que de gameplay.


En effet, les trois jours vécus du côté d’Abby forment d’abord une véritable catabase, de laquelle la jeune femme ressort à la fois grandie et plus humaine que jamais. Tourmentée elle aussi, mais doublement, Abby se révèle assez vite, ainsi qu’on pouvait l’imaginer très tôt, reliée au drame de l’hôpital des Lucioles du premier épisode. Fille du chirurgien en charge de l’opération fatale, elle permet au joueur d’accéder au hors-champ de l’histoire de Joel et Ellie : dans un souvenir poignant, nous sommes ainsi témoins des doutes et des démons qui assaillent Jerry son père avant l’intervention, mais aussi de sa conscience d’enjeux plus importants et impérieux que les hésitations qui peuvent le freiner. Nous recueillons également la douleur extrême d’une jeune Abby beaucoup plus frêle que celle que l’on connaît, au moment de découvrir le corps défiguré de son père après la tuerie de Joel. Surtout, nous revivons la scène d’exécution de Joel côté face, quand auparavant nous l’avions vécu du point de vue d’Ellie, dans le dos d’Abby : or dans le regard de la jeune femme au moment d’asséner le coup de grâce à l’assassin de son père, nous surprenons moins de détermination que de trouble. Et de fait, il semble que le souvenir de sa vendetta personnelle la hante des mois encore après l’avoir exercée. C’est le point de départ de son aventure, et il annonce clairement les enjeux de cette partie du récit : il ne s’agit pas tant de comprendre les motivations d’Abby, que de saisir comment le cycle de la violence qui a animé son parcours l’a détruite deux fois. Comme Joel, des années plus tôt, avait été anéanti deux fois, d’abord en perdant Sarah, puis en devenant un survivant vide de toute compassion. Ainsi, outre la transformation physique qu’elle s’est infligée à elle-même, nous comprenons comment l’obsession d’Abby à retrouver l’assassin de son père l’a éloignée peu à peu d’Owen, l’homme qu’elle aimait, jusqu’à l’isoler tout à fait. Nous saisissons encore le vide et la lassitude qui l’habitent dans un quotidien de mort, où la perspective d’une existence paisible et tournée vers l’avenir n’existe plus, effacée par la routine violente des raids contre les Scars (qui se nomment eux-mêmes Séraphites), faction rivale du WLF composée de fanatiques sectaires. De manière générale, nous mesurons à quel point l’événement traumatique de la mort de Jerry a signé l’arrêt de ses propres projets, de ses rêves – malgré les efforts du très beau personnage d’Owen pour les réactiver et pour la ramener vers la vie. Au milieu de ce chaos, Abby va pourtant retrouver une raison de vivre, en s’attachant à Lev et Yara, deux gamins Séraphites qui lui ont sauvé la vie, eux-mêmes poursuivis par les leurs après avoir violé les règles de vie de leur communauté. Afin de leur venir en aide, Abby va effectuer une descente aux enfers presque littérale : en affrontant d’abord sa peur du vide, génialement retranscrite par des éléments de gameplay ténus, qui changent le comportement du personnage et sa perception de son environnement à proximité des hauteurs ; ensuite en s’enfonçant dans les entrailles d’un immeuble cauchemardesque, dans les ténèbres duquel grouillent des démons, comme les appelle Lev – c’est-à-dire des infectés ; ensuite encore en pénétrant les sous-sols d’un hôpital jusqu’à l’épicentre de la pandémie, où la jeune femme sera confrontée à l’innommable… Enfin en fuyant les flammes qui embrasent une île ravagée par les conflits des hommes. Victorieuse de ces épreuves, et éclairée par la lueur de Yara et Lev, Abby arrive au terme de ces trois jours prête à envisager l’ailleurs et le renouveau.


En outre, le parcours de la jeune femme apporte également un jour neuf sur les éclats de son adversaire à distance. Ainsi, parmi les amis et les connaissances d’Abby nous croisons un à un les différents personnages décimés par Ellie, qui n’ont plus seulement un visage et un nom,mais aussi une histoire – ou au moins une identité - jusqu’à la chienne Alice dont on connaît d’avance le sort ultime, et avec qui le titre nous fait jouer au rapporteur... Mieux encore : si les parcours des deux héroïnes sont évidemment des miroirs l’un de l’autre, par certains points subtils, les développeurs ont distingué le gameplay associé à Ellie de celui associé à Abby ; or, il se trouve qu’Abby se joue presque exactement… comme Joel dans le premier jeu. Surins confectionnés artisanalement pour planter les ennemis, condition physique qui permet de jouer des poings... Ce jeu de renversement des valeurs entre les deux partis que l’on incarne atteint son point culminant lors de deux moments : d’abord un épisode où Abby doit se frayer un chemin tout en évitant les tirs d’un sniper – comme Joel à la fin de l’été dans la première partie – avant de se rendre compte en bout de course que son ennemi n’est autre que Tommy ; une confrontation mémorable ensuite, où dans la peau d’une Abby qui n’a pour elle que les éléments du décor pour se cacher, et quelques bouteilles et briques à jeter, le joueur doit échapper à la folie meurtrière d’Ellie, dont la gestuelle et le comportement rappellent de façon troublante ceux de David le cannibale, qu’affrontait justement la jeune fille à la fin de l’hiver dans le premier opus.


Ainsi, à travers le parcours d’Abby sont synthétisées à la fois la trajectoire de Joel et celle d’Ellie. Grande idée qui transforme ce personnage bouleversant en passeur : de fait, après avoir été fille, après avoir été brisée par le deuil et être passée par une phase destructrice, c’est en devenant mère qu’Abby trouve la paix et le salut – c’est-à-dire en trouvant quelqu’un à chérir en la personne de Lev, qui la suivra jusqu’au bout de son périple. En ce sens, le splendide épilogue du jeu, qui fonctionne tout entier sur des effets d’écho, permet en quelque sorte aux deux héroïnes de se sauver mutuellement.
En effet, en premier lieu, dans sa quête éperdue pour retrouver Abby, Ellie sauve ironiquement cette dernière, alors que la jeune femme était retenue captive et torturée par une bande d’esclavagistes dégénérés. En second lieu, par le seul spectacle de son existence, Abby sauve Ellie, de toutes les manières possibles : épuisée et affaiblie comme sa Nemesis, transfigurée par la souffrance, Abby offre d’abord l’image d’une martyre revenue de toutes ses errances. Au moment où Ellie la libère d’un poteau où elle se trouvait attachée, la première réaction de la jeune femme est de se tourner vers Lev, rendu dans la même position qu’elle. Ses mots alors à l’enfant à demi-évanoui sont exactement les mêmes que ceux prononcés par Joel au moment de ravir Ellie à la table d’opération où elle devait mourir. Sa silhouette, qui se détache ensuite sur l’horizon d’une dune menant à la plage, la même que celle du héros du premier épisode dans les couloirs de l’hôpital, avec dans ses bras l’objet précieux de son affection… Finalement, après un ultime et pathétique affrontement provoqué par les démons d’Ellie, celle-ci, sur le point d’achever son adversaire, se rappelle les derniers mots échangés avec Joel, la veille de sa mort. Elle se rappelle la tristesse de cet homme de l’avoir vue s’éloigner de lui. Elle se rappelle surtout la façon dont elle l’a accusé de lui avoir volé son destin en ne lui permettant pas de mourir pour sauver le monde. Et elle se rappelle la réponse de Joel, lourde de sens : s’il lui était donné de revivre les événements passés, il referait exactement la même chose. Parce que - Joel ne le dit pas mais cela est tout entier contenu dans ses paroles - Ellie est celle qui l’a ramené lui à la vie. Parce que s’il n’a pas donné de sens à l’immunité d’Ellie, il en a donné à son existence même, à sa présence sur terre. C’est au moment où cet instant passe dans sa mémoire qu’Ellie comprend le miroir que lui tend le visage d’Abby, et qu’elle décide enfin de la laisser partir.
Par ce geste, elle accomplit le deuil de Joel – et elle le formule elle-même avec une voix brisée et terrassante lorsqu’elle murmure à Abby, comme si elle parlait à la Mort elle-même :


« Go. Just take him… »


Ainsi, ce qu’Abby emporte avec elle dans sa barque, ce n’est pas seulement Lev, c’est aussi une certaine idée de Joel, qui peut perdurer parce qu’elle-même est vivante.
Par ce geste également, Ellie accomplit sans doute la vraie promesse au crépuscule qu’elle a faite à Joel : celle du pardon. Le soir de leur dernière entrevue en effet, devant les propos de son vis-à-vis, Ellie avait dans un premier temps avoué qu’elle n’arriverait peut-être jamais à pardonner à l’homme ce qu’il avait fait. Et puis elle a lâché dans un souffle qu’elle aimerait bien essayer. Il n’en fallait pas plus à un Joel bouleversé comme jamais, pour qui ces mots étaient un aveu d’amour filial valant tous les pardons effectifs. Pour Ellie en revanche, il aura fallu un long chemin, et de nombreuses pertes, pour accepter l’idée d’être aimée, pour s’affranchir enfin de la culpabilité de la survivante, et concevoir l’idée de vivre dans un après, et en compagnie des autres.


Pour le joueur enfin, l’expérience de The Last of us part II apparaît comme une véritable mise à l’épreuve. Ainsi, sa capacité ou non d’empathie pour les personnages le questionne directement sur ses propres failles émotionnelles, ainsi que sur sa capacité à envisager l’autre comme autre chose qu’un épiphénomène plus ou moins négligeable. En ce sens, il me semble que le rejet massif rencontré par le titre, s’il est un peu difficile à mesurer, est tout de même assez éclairant sur la fragilité de l’esprit humain en général, et du coup sur la validité du propos engagé par le titre.
Si ça, ce n’est pas de la mise en abyme…

LordAsriel
9
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le 16 juil. 2020

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LordAsriel

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