"Je est un autre... et l'autre, c'est moi

Complexe est le rapport que j'ai avec le cinéma de M. Night Shyamalan. En résonance très forte avec plusieurs de ses obsessions, avec le caractère à la fois mystique et ludique du regard qu'il pose sur l'existence, j'avais à peu près adoré tous ses films jusqu'à Lady in the water (un peu moins The Village, sans doute), sorte de point-limite génial et casse-gueule de son cinéma tout d'allégories introspectives, taquinant régulièrement la lisière du grotesque dans sa foi absolue en les puissances du faux comme instrument d'appréhension du vrai.
Complexe, de fait, ne peut être que le rapport qu'on peut entretenir avec Glass, film-somme et film-vertige qui fonctionne à la fois de manière totalement indépendante en tant que « récit des origines » (d'un éveil, d'un soulèvement...) pour paraphraser Elijah Price son personnage-clé, et à la fois comme le point final de la fable racontant son auteur ainsi que la vision du monde qu'il porte.


Lorsque *Split* était sorti il y a deux ans, je n'avais pas tout à fait compris l'engouement presque général qui l'avait accompagné. J'y voyais une jolie série B, un peu facile, un peu bourrine sur la rencontre de deux souffrances (celle de Kevin, son héros aux multiples personnalités coupable d'enlèvements sauvages, et celle de Casey l'une des victimes de ces rapts aveugles), mais pas du tout le « retour aux affaires » du cinéaste de Philadelphie que certains annonçaient. A vrai dire, je lui avais préféré *The Visit*, humble mais maligne incursion dans le genre très codifié du found footage qui était sortie un peu plus d'un an auparavant.
Mais j'aimais bien au final l'idée gonflée d'assumer la constitution d'un Shyamalan Universe, au même titre que ceux édifiés par les firmes Marvel et DC Comics, en assimilant la diégèse de *Split* à celle de *Unbreakable*, et l'émergence du Super Vilain The Horde, l'Homme-bête aux 24 facettes, à celle du Super Héros en cape de pluie David Dunn, The Overseer, observée dans ce qu'on pourrait considérer comme le film de la plénitude pour son auteur, conçu il y a presque vingt ans alors qu'il était auréolé par le succès-critique et public de *The Sixth Sense*. Aussi, quand un prolongement à ces deux longs-métrages super-héroïques a été annoncé, c'est avec curiosité mais sans empressement que je l'ai attendu.
Au final, si chronologiquement *Glass* se présente comme une suite directe de *Split*, le film est en réalité thématiquement une œuvre centrale, une sorte de point de symétrie autour duquel se projettent et se rencontrent les deux films précédents, lesquels semblent miraculeusement s'éclairer l'un l'autre, et se compléter à l'exemple des deux faces d'une même pièce. Et absolument TOUT fonctionne sur ce mode de la projection symétrique dans le film, depuis l'écriture jusqu'à la mise en scène.

Dans le récit, il met en regard deux personnages diamétralement opposés qui fonctionnent comme des miroirs inversés l'un de l'autre : le taiseux et ténébreux Super Héros face au fébrile et volubile Super Vilain. Tout l'enjeu de leur réunion réside en vérité en l'illustration de leur parenté secrète. Au fond en effet, l'un comme l'autre ont été forgés par une suite de traumatismes ; l'un comme l'autre s'épanouissent dans le noir (David joue aux anges gardiens dans l'anonymat, Kevin s'est enfoui dans la Horde de ses autres personnalités...) ; l'un comme l'autre ont longtemps été habités par un sentiment de solitude et de marginalité, et ils émergent tous deux d'une douloureuse quête identitaire... Le premier vertige est là, dans le parallèle éclatant qui voit en les antagonistes premiers du récit deux sortes de frères ; ce vertige-là, certes, n'est pas nouveau : il a déjà été esquissé dans le discours final d'*Unbreakable* où Elijah Price, le fameux Mr Glass qui se révélait être une figure du Mal, expliquait à David Dunn que dans les comics, le héros et son ennemi commençaient souvent par être des amis chers. De manière générale en fait, ce point de friction entre l'horreur et l'idéal est une clé d'écriture de la figure héroïque, parce que c'est la fêlure qui rend un personnage humain, et parce que plus celui-ci se trouve en équilibre sur le fil qui sépare le Vice et la Vertu, plus fascinant il en devient. La figure de Satan, en particulier celle développée dans le *Lost Paradise* de Milton, découle de cette logique même - et tous ses avatars littéraires et cinématographiques, de Vautrin à Anakin Skywalker, également. Dans les comics, nombre de héros parmi les plus populaires sont travaillés autour de ce fil, c'est d'ailleurs l'un des sujets du très beau long-métrage d'animation inspiré de la série animée Batman dans les 90's, *Mask of the Phantasm*.
Quoi qu'il en soit, pour scander cette idée, Shyamalan utilise l'affrontement attendu entre les deux personnages et le découpe en deux moments symétriquement placés dans le récit, et animés par la même dramaturgie : face-à-face iconique, entame d'un pugilat homérique, impasse. Choix qui peut apparaître surprenant dans ces deux morceaux de bravoure, et qui pourtant se révèle d'une logique implacable : le point de vue adopté par la caméra. Celle-ci multiplie les plans subjectifs dans la peau de l'un ou l'autre belligérant, et regarde l'adversaire en face, alors que le décor tournoie dans le cadre avec la tension du combat. Ce parti-pris esthétique, repris également à des moments plus calmes dans le récit, répond à une grammaire cinématographique inhabituelle mais tout à fait astucieuse, car il aplanit le regard que pose le spectateur sur les personnages, et permet une identification totale – d'une part d'un personnage à l'autre, d'autre part du spectateur à chaque personnage, avec lequel il se retrouve comme en dialogue.
Au-delà de ces deux protagonistes, on peut citer énormément d'autres éléments fonctionnant en écho l'un à l'autre : depuis Casey l'ex-victime de Kevin et Joseph le fils de David, les deux soutiens complémentaires aux antagonistes, aux infirmiers diversement paumés de l'hôpital psychiatrique qui accueille la partie centrale de l'intrigue, en passant même par le rôle repris par le réalisateur pour son caméo – il incarne en effet l'ex-petite frappe qu'il jouait dans *Unbreakable*, rédimé et reconverti dix-huit ans plus tard dans le travail de gardien...
Surtout, tous ces éléments sont examinés sous le prisme d'un double regard : celui de la psychiatre Ellie Staple, qui cherche à persuader ses interlocuteurs que leurs prétendus pouvoirs sont illusoires et qu'ils se trouvent dans un délire hallucinatoire ; et celui de son pendant Elijah Price, alias Mr Glass, qui voudrait maintenir en ses partenaires d'asile la foi en leurs aptitudes particulières. La parole de chacun va tour à tour jouer un rôle de révélateur dans l'esprit des êtres autour d'eux, et confronter tous les personnages à eux-mêmes ainsi qu'aux autres.

Difficile à partir de là de ne pas dévoiler des pans importants de l'intrigue pour poursuivre l'analyse. Mais disons simplement que ce qui est stupéfiant, c'est la somme de pistes et de vertiges que le film fait naître et grandir en suivant ce dispositif.
Entre autres, on peut évoquer la dimension politique du récit. Car qu'est-ce qui se joue dans le débat entre la rationalisation d'Ellie et la foi d'Elijah, sinon LA question essentielle qui agite les sociétés modernes en crise ? A savoir : l'individu est-il important ? Peut-il émerger au sein de la collectivité, et exercer un poids sensible sur elle ? Si oui, alors il doit embrasser ses responsabilités et s'efforcer d'agir sur le monde avec les attributs qui sont les siens (ce sont les regroupements citoyens, les mouvements spontanés, l'écocitoyenneté... et encore bien d'autres sujets du moment qui sont en jeu ici). Si non, alors il peut se résigner à regarder le monde et les hommes tomber, parce que de toute façon aucune initiative personnelle ne peut aboutir à quoi que ce soit, seules les institutions établies ont un pouvoir d'action sur le système. Évidemment, en exposant cette interrogation fondamentale, Shyamalan se trouve dans le prolongement direct de questionnements qui étaient déjà au cœur d'*Unbreakable*, mais aussi d'une autre manière de *Signs* par exemple, qui s'inquiétaient tous les deux des voies de la destinée, et de la place que chaque être pouvait jouer dans la grande boucle de l'existence.
Mais il va peut-être encore plus loin en donnant aux arbitres du débat une nature pour le moins ambiguë, qu'on pourra reprocher non sans raison au film : on rappelle ainsi, par exemple, qu'Elijah est à l'origine un individu qui a déjà programmé froidement la mort en masse de centaines, voire de milliers d'individus à travers des actes de sabotage ; aussi, donner à sa parole une part de légitimité peut-il apparaître problématique...

Mais il me semble que s'arrêter à ce problème et le stigmatiser serait oublier l'autre cœur battant du film, et de la trilogie entamée il y a une vingtaine d'années pour s'achever ici : la question de la souffrance et de la possibilité de résilience de ses personnages. En ce sens, on doit se rappeler la mission que se fixe la Horde avant toute chose : venger les brisés, parce qu'il n'est lui-même qu'un paquet de souffrance. On doit plus encore se souvenir qu'Elijah, en tant qu'homme de verre, apparaît lui-même d'une certaine façon comme la Douleur incarnée. A ce titre, le personnage me paraît résumer, à travers sa clairvoyance et sa folie mêlées, quelque chose du monde moderne – malade, en pleine déliquescence, engagé dans une fuite en avant, au-delà du débordement, dans sa violence sale et tragique. Et quelque part, cela fait sens, et le film aurait presque pu se terminer avec la même réplique que le premier volet de la trilogie, Elijah comprenant – selon lui - son rôle dans la marche du monde :


I should have known way back when... you know why, David ? Because of
the kids... They called me Mr Glass.



De fait, si Elijah est le Verre brisé, et qui brise les autres existences, il est aussi, indirectement, l'instrument optique de rencontres et de reconnaissances : celle d'un jeune homme et d'une jeune femme abîmés par la vie, celle d'un père et de son fils dont la communication était coupée, celle de gens qui ont perdu des êtres chers...
Et pour terminer sur le film, et reprendre un commentaire que j'avais laissé ailleurs je trouve au final que *Glass* forme avec les deux films qui l'ont précédé une sorte d'objet cathartique ultime. Ce qui me rend notamment la chose passionnante est le fait que les trois titres réunis des œuvres fassent à la fois référence aux trois protagonistes du cycle, à leur auteur et à l'évolution de sa carrière, à une sorte de radiographie de l'état du monde actuel tel qu'il évolue depuis vingt ans, avec une conscience collective grandissante que les sociétés modernes courent au désastre... et aussi, d'une certaine manière, à ce qui pourrait ressembler au parcours intérieur de toute vie humaine : les âges de l'enfance et le besoin d'assurance pour avancer (tu dois oublier tes doutes et t'efforcer d'être **Inébranlable**) ; les âges de remise en question qui parsèment ta vie d'adulte, laquelle te met **En Morceaux** et t'induit à une introspection et à une réinvention perpétuelle ; l'âge du bilan qui te fait voir en le monde et les autres **le Miroir** de ta propre vie. C'est aussi évidemment un grand film sur l'art comme enregistreur et révélateur de nos existences. En ce sens le cinéma de la croyance qui est celui de Shyamalan s'affirme plus que jamais comme le roman-miroir qu'on promène le long du chemin tel que le concevait Stendhal, comme ce qui rend la vie plus intéressante que l'art comme le disait Filliou, tandis qu'à l'instar de Hugo dans la préface des *Contemplations*, le cinéaste nous murmure à l'oreille, avec sans doute un peu plus de malice et d'autodérision : "Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi !"

Cela faisait un certain temps que je n'avais pas eu un tel vertige au moment d'un générique de fin, et arrivé au terme de ce cycle, alors que la démarche de Shyamalan me rappelle en les éléments que je viens de développer le cinéma de Richard Linklater, je lui trouve aussi une qualité essentielle : l'émotion qui vient par le geste. Une main accrochée fermement à un être en miettes ; d'autres serrées les unes contre les autres pour signifier l'espoir et la réconciliation ; les larmes et le hochement de tête d'un enfant... Sans doute les cyniques trouveront-ils certaines de ces images naïves. Pourtant, il suffit de peu au cinéaste américain pour arriver à suggérer l'idée de la seule lumière certaine susceptible de nous guider dans le brouillard de nos consciences et de nos vies : celle de l’œil bienveillant qui reconnaît en notre propre étrangeté à nous-même une part de la sienne.

LordAsriel
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le 17 juil. 2020

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