La courte histoire qui nous lie Telltale et moi n'est pas forcément la plus heureuse. Ayant une longue expérience des point'n'click et autres jeux d'exploration, un de mes genres préférés et auxquels j'ai été biberonné, j'ai souvent été frustré devant les quelques jeux que Telltale avait pu produire ces dernières années. Même une production plutôt réussie comme leur Retour vers le Futur n'avait pas la saveur, ou du moins les qualités d'un vieux produit LucasArts ou Sierra (ou même des point'n'click ludo-éducatifs historiques un peu pépères de Cryo). Optimisation moyenne, problèmes de localisation, et surtout des structures trop simples et rébarbatives où on se limite trop souvent à aller à un point A chercher un objet pour pouvoir aller à un point B. Ne m'étant jamais frotté ni à la série ni aux comics d'origine, je me suis quand même décidé à me frotter à ce Walking Dead vidéoludique, partout vanté comme leur chef-d'oeuvre, bardé de récompenses.

Je n'ai jamais été un très grand fan des univers horrifiques, mais les zombies ont toujours eu plus ou moins ma préférence. Genre profondément paranoïaque par essence, questionnant le rapport de l'homme à la communauté et sa condition de retour à l'état de nature, le film/jeu de zombie est souvent réussi quand il s'intéresse moins à ses créatures d'outre-tombe qu'aux vivants qui font tout (ou presque) pour le rester. Ce jeu en a parfaitement saisi l'essence, et passe autant de temps à faire peser la menace zombie sur vos épaules que celle de ceux qui vous entourent. A chaque épisode, son lot de fous, de désespérés, de personnages que la perspective d'une mort prochaine a fait perdre prise avec leur propre humanité.

Dans sa dynamique narrative, The Walking Dead me fait étrangement penser à une autre de mes séries vidéoludiques préférées, Mass Effect. Dans leur fausse impression de liberté, dans leurs choix qui finissent toujours par se recouper et dans cette insistance à peine marquée à vous faire adopter une posture par rapport à une autre (même si elles s'incarnent différemment dans les deux séries). En réalité, la narration de TWD, comme celle de Mass Effect, s'avère roublarde car elle ne s'intéresse foncièrement pas à proposer une aventure tentaculaire à dizaines d'embranchements. Nous ne sommes de toute évidence pas devant un Livre dont vous êtes le Héros. Mais cela n'est pas simplement le signe d'une linéarité-aveu de faiblesse. L'idée profonde et marquante de ce jeu est que quelles que soient vos actions, vous êtes confrontés à une menace qui vous dépasse tellement que vous ne pouvez être maîtres de votre destin. L'aventure de TWD est ce qu'elle est car vous n'avez aucune prise sur les événements, vous ne faites que jouer votre survie et celle de vos compagnons à chaque instant.

L'expérience TWD est par essence vouée à être douloureuse. Vous serez toujours dans la réaction, vous aurez toujours à devoir trancher entre une solution de merde et une autre encore pire. Vous craignez que chaque blessure puisse être fatale. Vous ne pouvez vous attacher à personne sans vous dire qu'elle sera peut-être morte dans le quart d'heure. Vous savez pertinemment que vos choix ne contenteront jamais tout le monde et qu'ils vous reviendront à la gueule tôt ou tard. Dans un genre où l'on peut être tenté de croire que le joueur a plus que jamais la main sur ses propres décisions, cette dépossession du destin des personnages par les nécessités de la survie est non pas une frustration, mais un tour de force narratif qui trouve son apogée dans l'incroyable cheminement du dernier épisode, froid et inéluctable, contre lequel on lutte mais dont on sait pertinemment au fond de nous l'issue (ce qui est d'ailleurs retranscrit à merveille dans les mécaniques ludiques de cet épilogue).

Dans ce système narratif, vos choix font avant tout sens d'un point de vue moral, et c'est ce qui fait que TWD est un jeu marquant comme rarement. Fondamentalement, vos décisions se résument à répondre à cette question : alors que le monde touche à sa fin, qui ai-je envie de protéger pour repousser l'échéance le plus loin possible? Ai-je envie de risquer ma vie en jouant les hommes altruistes ou de prendre le parti de ceux qui pensent que la survie impose des concessions à notre contrat social? Ces choix sont purement moraux, mais leur portée symbolique est au final beaucoup plus puissante émotionnellement, car vous passerez votre temps à vous dire que vous avez fait le mauvais choix. Avant de vous rendre compte que la plupart du temps, vous pouvez vous estimer heureux d'avoir fait le "moins pire". Le terme "vivre une aventure vidéoludique" est souvent galvaudé. Mais ici il faut comprendre que tout choix, pris la plupart du temps en réaction à ne situation, est toujours conditionné par une nécessité d'urgence. Il s'agit donc moins ici de "vivre" l'aventure que d'y "survivre", ce sur quoi le gameplay appuie en recourant à des QTE et des boîtes de dialogue parfois en temps limité qui vous forcent à raisonner à l'instinct et à ne pas calculer.

Et au milieu de tout ça, il y a les survivants, ceux que vous côtoyez parfois sans trop le vouloir, la plupart s'avérant assez finement écrits. Des personnalités simples mais avec lesquelles vous ne pourrez jamais être toujours d'accord sur tout. Elles offrent toujours ce moment où le joueur se dit qu'untel va trop loin, tout en ayant peur de rompre l'équilibre des relations sociales à chaque réponse un peu musclée. Et puis il y a Clementine, ce petit brin de fillette tout fragile et tout trognon exposée bien malgré elle non seulement à l'horreur de la mort mais aussi aux plus noirs aspects du genre humains. Sa relation avec Lee est un bijou de sensibilité, de complicité, et rarement je me suis senti autant en empathie avec un personnage de jeu vidéo.

Alors certes, TWD a ses passages obligés, ses moments de creux et doit se penser parfois comme un livre interactif plus que comme un jeu vidéo. Il n'en demeure pas moins qu'on peut en ressortir avec les intestins en charpie, groggy devant des scènes atroces et poignantes, froides et définitives (et il y en a plus d'une), comme on peut s'y réjouir du moindre sourire arraché à la petite Clementine. Avant un final d'une subtilité et d'une justesse terrible, qui vous laissera KO devant votre écran. C'est ça aussi, le jeu vidéo, et Telltale en a signé un immense avec cette saison 1 de Walking Dead.
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le 31 oct. 2013

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Julien Lada

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