The Witness
7.6
The Witness

Jeu de Jonathan Blow et Thekla (2016PC)

I don't really follow what people are saying about this game [...] I don't really feel like I need to, because I am personally satisfied with it.
[...] Aside from any bugs[,] I legitimately just have no idea what [a better design] could possibly be and I just don't believe that someone is gonna come up and tell me, because I think I know the game better than anyone in the world. I literally came to the end of the road for that game, [...] I went all the way down that trail.
[...] It's art, right, and so it has to be what it is, or then it's not art, so there's really nothing I can do if somebody didn't like the game. [To] anybody who had a bad time with The Witness : sorry, but... I don't know what else I could have done. -- Johnathan Blow, 25 avril 2016, interview au Worcester Polytechnic Institute par Brian Moriarty (https://www.youtube.com/watch?v=tRHnHlV96Jg)

Il n'est pas difficile, pour peu qu'on ait dédié plusieurs dizaines d'heures à ce "jeu vidéo", de comprendre en quoi The Witness est une totalité cohérente dont la logique propre peut se soustraire, en fin de compte, aux jugements des uns et des autres. Pour cela bien entendu, il faut se départir des notions infantilisantes de ce qu'ont été les jeux vidéo jusqu'alors, et il faut apprécier The Witness comme un puzzle aux prétentions plus ésotériques, moins terre-à-terre -- en un mot, comme une oeuvre. En effet, on y joue pas juste pour s'amuser. On rentre donc dans le relativisme propre aux jugements des oeuvres d'art : il n'est pas évident que l'on puisse tirer d'une expérience négative une critique pertinente du jeu.

Oui, j'ai ressenti un certain agacement devant le flot incessant d'énigmes que ce périple virtuel nous somme de résoudre à tout instant -- oui, j'ai pesté sur la complexité de certains puzzles impliquant des concepts que ma mémoire n'arrivait pas à me rappeler -- oui, j'ai sans doute trouvé que le développement des puzzles est allé trop loin pour rendre l'aventure pleinement satisfaisante -- et alors ? Et si tout cela avait précisément les effets recherchés ? Et si tout cela faisait partie du propos ? Et si le propos était autre chose qu'une volonté lénifiante de distraire le joueur, au risque de l'énerver, de l'épuiser ou de l'obséder ?

Jonathan Blow l'a déjà dit à de nombreuses reprises mais il semble qu'il soit nécessaire de le répéter : ce que le jeu vidéo a de propre n'est pas la capacité de raconter une histoire. A priori, c'est un des pires média pour cela puisque la possibilité même de l'interactivité implique l'absence de toute linéarité -- ce qui n'a pas empêché certains studios de développer des films interactifs de grande qualité, dont certains embrassent les contradictions inhérentes au médium avec confiance et avec brio (Metal Gear Solid p. ex.). Là n'est pas la spécificité, la nature d'un jeu vidéo -- un jeu vidéo, par essence, est interactif. Il n'apparaît donc pas très sérieux d'en vouloir aux concepteurs de The Witness d'avoir élaboré une expérience interactive virtuel plutôt qu'un film bancal, avec son histoire et ses personnages et ses révélations comme le font la quasi-totalité des jeux vidéo. The Witness vous a surpris ? fatigué ? obsédé ? Tant mieux. Cependant, il y a plusieurs aspects à la communication non-verbale qu'il s'autorise donc. Et The Witness a sa propre vision des choses, car une des questions que cette vision du médium pose est la suivante : l'exercice de notre raison (à travers la résolution des puzzles de ce jeu comme à travers le mécanisme de voyage dans le temps de Braid) est-il un bon moyen de communication ? Il l'est peut-être plus pour des personnes plus introvertis et plus aptes à la conceptualisation abstraite que la moyenne de la population -- logique, donc, que beaucoup n'ait pas accroché au jeu.

Mais c'est à la gravité sous-jacente à tout ce spectacle méditatif mais poignant que dresse devant nous le jeu que ma sensibilité se heurte. Au milieu du néant, cette île déserte où se côtoient les paroles enregistrées de certains des plus grands génies de l'Histoire achève de prouver aux yeux du curieux qui ose s'y aventurer que rien, précisément, n'est prouvable. Tout cela, en dernière instance, retourne d'un insondable nihilisme : une fois cette vie virtuelle vécue, une fois ses trésors de l'esprit déterrés, il ne reste aucune certitude, aucune conclusion, aucun enseignement.

Quel gros cerveau êtes-vous ? Un fou ? Un exalté ? Un dilettant ? Un insensible ? Un dogmatique ? Un croyant ? Un méditatif ? êtes-vous dans l'instant présent ? Croyez-vous en un futur radieux ? Croyez-vous en un ailleurs radieux ? En rien du tout ?

The Witness nous place en Témoin de notre propre chemin de pensée et nous pose toutes les questions qu'il peut avec l'élégance de sa cohérence. Et dans le miroir qu'il est se reflète aussi l'époque -- celle du rationalisme pur, celle de l'absolutisme du marché, celle du triomphe du relativisme, celle de l'anéantissement et de la glorification du sujet, celle de notre néant à tous.


Ou peut-être qu'il reste une certitude, celle qui prétend que le devoir d'un jeu vidéo est d'amuser, et peut-être que The Witness est un échec.

bardada
8
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le 26 mai 2022

Critique lue 20 fois

bardada

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