Analyse // 1+1=3 ? Le livre audio dont vous n'êtes pas le héros

Voice of Cards est un jeu intriguant. Sur le papier, ce jeu avait tout pour réussir, à commencer par son équipe de développement. Voyez plutôt : Yoko Taro en directeur créatif, le game designer sans concessions des jeux NieR. Keichi Okabe à la musique, dont les OST pour NieR figurent surement parmi les meilleures de l'Histoire du Jeu vidéo. Et puis Kimihiko Fujisaka à la direction artistique, un de mes chara designer préférés (clin d'œil à Terra Battle, petit ange parti trop tôt). Une dream-team pareille, ça laisse rêveur ! Et en plus de ça, Voice of Cards s'inspire du jeu de rôle sur table, de plateau et de cartes, des domaines que j'adore également ! Alors GOTY ?

TLDR : Malheureusement, la plus grande surprise du jeu, c'est qu'il n'y en a aucune. Histoire, RPG, jeu de cartes, OST… chaque aspect du jeu est relativement quelconque et ne justifie pas vraiment qu'on s'y intéresse, à l'exception de son aspect visuel façon "jeu de plateau". Le jeu n'est pas désagréable, je lui ai tout de même consacré 18h, mais si je devais le résumer en deux mots je dirais : "presque sans intérêt".

Ceci étant dit, si je me remets à écrire une critique ici, c'est parce qu'il y a des choses intéressantes à dire au sujet du jeu, notamment et principalement sur son game design. La question principale qu'on pourrait se poser avec Voice of Cards est celle de l'importance du visuel dans la qualité et l'appréciation d'un jeu. Chaque expérience vidéoludique dose différemment les 4 ingrédients du Jeu video (ludisme, esthétique, narration, immersion) et chaque aspect doit être soigné, mais est-ce que les qualités de l'un peuvent faire oublier les défauts d'un autre ?

C'est de toute beauté

Disons-le tout de suite : l' aspect visuel est ce qui marche le mieux dans le jeu. On se croit vraiment à une table de jeu, où le monde est constitué de cartes. On déplace le pion de notre équipe de carte en carte. Elles se retournent sous nos pas pour laisser apparaître un décor, un personnage ou un autre élément avec lequel interagir en se déplaçant dessus. Quand on démarre un combat, un petit plateau de bois élégamment décoré vient se placer par-dessus, et un combat de cartes s'enclenche, animé par de beaux effets et animations. Tout est représenté par des cartes en réalité, même les PNJ, les tirades du narrateur (l'autre grande réussite du jeu au passage, j'aime beaucoup sa voix anglaise), même les dialogues, les menus, etc. Ce n'est d'ailleurs pas sans rappeler le jeu Hand of Fate, auquel il ressemble beaucoup (ce qui le rend un peu moins original en fin de compte). Et puis Kimihiko Fujisaka oblige, c'est magnifique. Mais c'est à peu près tout.

Il était une fois l'histoire

Alors je vous rassure, Voice of Cards n'est pas nul. C'est "juste" qu'il est sans grand intérêt, notamment pour son histoire. Et c'est d'autant plus surprenant que ce projet vient de Yoko Taro. Quand on a joué aux NieR et expérimenté leurs parti pris, ou leurs histoires bouleversantes, on était en droit d'espérer ici quelque chose d'un minimum original.

Malheureusement, le scénario est quelconque, digne d'un roman de gare fantasy. Jusqu'à la fin j'espérais un twist, un "truc" à la Yoko Taro. Et puis non (il y en a, mais on les repère à 10km). Alors on sent quand même son style, avec une mélancolie permanente, des personnages torturés, ou des enjeux plutôt "gris" jamais complètement binaires ou manichéens. Mais ça s'arrête là. Et c'est d'autant plus regrettable qu'on est quand même dans un "jeu" et un "jeu de rôle", deux domaines qui par définition sont censés apporter de la surprise et des choix. On sera parfois amené à choisir des options de dialogue ou d'action… pour finalement nous rendre compte 10 sec plus tard que ça ne changera rien, le jeu allant au seul endroit où il est prévu qu'il aille. "Qui va tenter d'ouvrir la porte ?". "Héros A". "aaah il détourne le regard". "Héros B". "Aaah il refuse". "Bon bah Héros C alors LOUL, pourquoi tu me fais perdre mon temps ?".

Ce que l'on apprend à ses dépends au cours du jeu, c'est qu'en réalité nous ne sommes pas les héros ni même les joueurs du jeu. Nous sommes là simplement pour faire dérouler sa narration. Plusieurs fois, j'ai été déçu de voir les réactions du héros, alors qu'une carte choisie en option de dialogue me laissait envisager autre chose. En fait, ce n'est pas notre histoire. C'est déroutant quand on croit être dans un jeu de rôle, mais en réalité, on est plutôt dans un livre audio interactif.

On pourrait d'ailleurs considérer que le coeur du jeu c'est la narration audio, dixit son titre. Et en effet, ce narrateur qui nous accompagne et commente nos actions est au centre de l'expérience, et clairement une des forces du titre. Mais là encore, le jeu souffre de passer après des ténors du genre comme Bastion ou (parait-il, pas joué) Stanley Parable. Ça ne fait pas de lui un mauvais jeu pour autant, même si avec Yoko Taro en directeur créatif, on aurait pu espérer quelque chose d'aussi atypique que Parable. Mais ce n'était visiblement pas le projet ici. On peut donc voir Voice of Cards comme un livre audio interactif, vous laissant le contrôle des combats et de l'exploration. Plus qu'un jeu de cartes ou un jeu de rôle, c'est finalement cette description qui lui colle le mieux je trouve. Dire ça ne change rien aux qualités décevantes du scénario, mais permet de l'aborder sous un autre angle.

Que Voice of Cards ne soit pas un jeu aux embranchements scénaristiques complexes soit, qu'il se contente d'être une expérience narrative linéaire, soit. Mais j'aurais au moins aimé qu'il ne se moque pas de nous avec une pseudo-illusion de choix qu'il détruit aussitôt. Et qu'il surpasse ce côté "jeu de rôle 101", construisant sa narration sur des poncifs éculés manquant d'intérêt et d'originalité.

En vrac

Ces considérations narratives ne sont pas négligeables, surtout pour un jeu qui se revendique avant tout comme une expérience narrative. Avant de passer au problème majeur du jeu, un petit mot rapide sur quelques points en vrac : la traduction n'est pas parfaite par rapport à l'audio anglais. Ça ne change pas fondamentalement les choses, mais on perd quelques détails, ou lève simplement un sourcil de surprise face à ces imprécisions. Idem pour les prénoms, complètement changés, bizarre. Mention spéciale pour la tirade d'un mage sur un pont : "You shall not pass !" traduit par "Ne laisser passer personne...", une référence au Seigneur des Anneaux que je ne peux comprendre qu'on ignore si on aime un minimum la fantasy. Les musiques sont sympas mais très loin du niveau dont est capable Okabe. Certaines sont assez quelconques (attention spoiler visuel du boss final), d'autres ont l'air copiées de NieR… Ce sont parmi les meilleures, mais ça sent le réchauffé (ici, ou ).

La difficulté est très basse durant tout le jeu (alors pourquoi pas, je préfère ça que l'inverse personnellement), mais on n'échappe pas au boss final complètement pété. Un machin en 5 phases sans pause, qui prend 1h, sur lequel on meurt en boucle. Et comme souvent dans les RPG, il est en haut d'un donjon qu'on a tout sauf envie de se retaper, nous retenant ainsi de repartir pour trouver du meilleur équipement (j'étais clairement sous équipé !) ou acheter des potions… Léger "mea culpa" toutefois : après une recherche internet sur la stratégie à adopter, le combat s'est bien mieux passé, et au 2e essai (d'1h30 tout de même), il a fini par tomber. Mais quand même…

T'es mignon mais t'es un tout ptit breton

Voilà donc venir la problématique que soulève ce jeu : est-ce que son choix de présentation visuelle est une bonne chose ? Ne serait-elle pas finalement au mieux un cache-misère, au pire un boulet ?

Déjà en termes d'interface et d'UX ("user experience") : tout prend des plombes ! Le déplacement case par case est déjà assez restrictif niveau vitesse de jeu (encore qu'on peut se "téléporter" d'un bout à l'autre de la map tant qu'on clique sur une carte déjà révélée, un bon point). Mais surtout, à chaque combat, ou dialogue, ou navigation dans le menu, il faut attendre que les animations des plateaux et cartes se déroulent. Et parfois avec 3 validations successives nécessaires pour une action, ces petites lenteurs deviennent vite pénibles. Ou quand il faut aller dans 3 sous-menus pour trouver l'option "Quitter le jeu". C'est sympa cet habillage, mais vient un moment où c'est trop et empiète sur le confort de jeu, rallongeant et ralentissant inutilement l'expérience. Il y a bien eu un "mode rapide" ajouté dans un patch, mais je ne l'ai pas essayé. Les devs eux-mêmes disent qu'il peut faire planter certains aspects du jeu. No comment.

Ensuite, le jeu de cartes en lui-même. Si Hand of Fate propose des combats style Action RPG 3D, ici, on reste dans du pur jeu de cartes. Et malheureusement, ce n'est ni le plus intéressant ni le mieux conçu des jeux de cartes. Ça fonctionne, c'est minimaliste, bon, pourquoi pas. Mais quand on le compare à des Gwent, Hearthstone, Dicey Dungeons, Slay the Spire, Magic et tant d'autres, on a du mal à voir quelqu'un jouer à Voice of Cards pour ses combats de cartes. On pourrait aussi lui reprocher son manque de diversité, puisqu'il y a pas mal de répétition dans les cartes de décors ou des PNJ. Les différents lieux manquent donc un peu d'identité, c'est dommage. En revanche, j'ai plutôt apprécié sa simplicité dans le deck-building : pour un jeu à l'ampleur modeste comme celui-là, il ne fallait pas le noyer sous des tonnes d'options, des tonnes de cartes, et des heures passées dans les menus pour optimiser son deck, ce dont les jeux susmentionnés souffrent quelque peu.

Et puis, ce système souffre aussi d'un problème de clarté dans son calcul des dégâts : en principe, c'est "attaque - défense = dégâts", avec quelques effets bonus ou malus divers. Ok. Sauf que mathématiquement, ça ne colle jamais. La valeur de dégâts fluctue légèrement selon des critères inconnus et surement aléatoires, peut-être pour donner un côté "jeu de rôle" et imprévisible avec une fourchette de dégâts plutôt qu'une valeur précise. Alors pourquoi pas, mais dans un jeu de cartes, les chiffres ont leur importance puisque ce sont eux qui dictent la stratégie. Donc il y a de quoi être un peu surpris. Heureusement ça ne change pas fondamentalement l'expérience, c'est juste une décision de design interpelante de plus.

Donc si je résume ce point, l'un dans l'autre je dirais que c'est plutôt satisfaisant. Simple, pas très original ni même marquant, mais assez divertissant, sans gros problèmes prenant le pas sur le plaisir de jeu. Mais comme je l'évoquais en introduction, n'espérez juste pas y trouver votre nouveau jeu de cartes ultime.

Enfin, parlons du level design et de la structure globale du jeu. En un mot, tout est d'une banalité incroyable. On dirait "le RPG pour les nuls", ou un jeu conçu par un enfant de 10 ans lors d'une après-midi "découverte du game design". On se rend d'une ville à une autre en traversant le monde et ses combats aléatoires. On parle à quelques PNJ. On apporte un objet pour une quête annexe. On explore un donjon au level design ultra sommaire, genre couloir avec 2 ou 3 ramifications dans lesquels il y a des coffres. Et rebelotte pour le chapitre suivant. C'est simple : dans l'Histoire du jeu vidéo, je ne sais pas si quelqu'un avait déjà sorti un RPG aussi basique, même les premiers parus sur de vielles consoles comme la NES.

Et c'est en me faisant cette remarque que m'est venue la problématique de cette critique. Est-ce que la réalisation visuelle et sonore justifie un game design aussi pauvre ? Bien sûr, cela (et d'autres facteurs comme le budget de développement) amène des contraintes inévitables. Mais cela m'interpelle quand même. En jouant, j'essayais de faire abstraction du visuel et d'isoler la structure, l'essence du jeu, ou de l'imaginer avec un traitement visuel plus classique façon Final Fantasy old-school. Et m'est venu l'idée que personne n'oserait sortir un tel RPG aujourd'hui. Ou disons pas sans s'attirer les foudres (ou tout du moins le profond désintérêt) des joueurs et de la presse. Et pourtant, Voice of Cards m'a tenu tout du long, et il affiche des évaluations majoritairement positives sur Steam. Même moi qui ne suis pas fan de narration linéaire et verbeuse, et qui m'ennuie vite sur un jeu si le game design ne présente pas au moins un point d'accroche intéressant, et bien force est de constater que je n'ai pas trouvé ça désagréable. Je ne sais pas si j'aurais envie de faire les 2 autres Voice of Cards, mais étonnamment je ne serais pas complètement réfractaire.

La plupart de ses éléments sont simples, mais ensemble ils fonctionnent bien. Ça n'en fait pas le jeu du siècle ni de l'année, mais une expérience cohérente, agréable et qui vaut le coup d'oeil.

Conclusion

Pari gagné pour la dream team ? Est-ce que finalement un game design simpliste peut se justifier dans le cadre de certaines expériences, notamment narratives ? Peut-être. Alors bien sûr, je regrette que Yoko Taro n'ait pas été aussi original et subversif et Okabe aussi impérial que pour NieR. Déçu de ne pas avoir eu droit à une histoire marquante ni même un jeu de cartes addictif. Voice of Cards donne tout d'abord l'impression d'avoir été conçu sans connaissance d'autres jeux du genre sortis, se contentant du minimum comme un écolier découvrant une nouvelle discipline et ne voulant pas prendre de risques, empruntant fièrement des chemins déjà parcourus (et surpassés) mille fois par ses pairs. Valait-il alors la peine d'en faire un jeu vidéo plutôt qu'un livre audio ? Dans ce cas nous aurions manqué cette ambiance de jeu de plateau et cette narration interactive si cher à Voice of Cards, qui le rendent (presque) unique et, au final, plutôt attachant.

Peut-être alors que finalement, un game design même simpliste peut se justifier dans le cadre de certaines expériences, ne laissant plus que regretter le relatif classicisme du scénario, qui pourra difficilement suffire à la majorité des joueurs comme motivation pour lancer ou terminer le jeu.

C'est bel et bien ce côté "livre interactif mais avec des cartes" qui fait tout le charme du jeu et oublier ses défauts, ou son minimalisme. Perfectionniste dans l'âme, je considère qu'un bon jeu doit l'être dans tous ses aspects, ludiques, narratifs comme esthétiques, et ne pas en négliger un seul. Mais quand on se retrouve plongée dans l'expérience, tout n'est pas tout noir ou tout blanc. Et ici, le valeur du plat final semble dépasser celle des ingrédients pris individuellement. Suis-je plus tolérant parce que j'ai fait ce jeu avec la grippe et que c'était un bon moyen de me divertir sans trop (m')en demander ? Peut-être. En tout cas, ce sera à chacun de se positionner sur cette question, et de voir si ce trip "livre audio dont vous êtes le héros" peut vous suffire pour apprécier le jeu ou non. J'espère en tout cas vous avoir quelque peu éclairé sur le sujet.

Merci de votre lecture !

Exyt
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le 9 janv. 2023

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