Walking simulator…
Quel étrange terme peu vendeur…
Quand j’ai entendu ça pour la première fois, j’avoue que je suis resté un peu sceptique. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Quel est le principe de ce type de jeu ? Les appelle-t-on ainsi sérieusement ou bien est-ce au contraire là une marque de mépris ? Étonnamment, c’est parce que je trouvais ce terme peu vendeur que ça a fini par exciter ma curiosité. Forcément, s’il y avait des titres qui marchaient malgré une telle désignation de genre, c’était qu’il devait y avoir quelque chose de potentiellement intéressant derrière tout ça. Peut-être même que la chose en question était tellement novatrice que cela expliquait pourquoi on ne savait pas encore la nommer intelligemment. Il fallait que je sache ; que je découvre par moi-même. J’avais juste besoin d’une porte d’entrée ; d’un nom de référence. Et fouillant un peu, un titre s’est vite imposé : ce « What Remains of Edith Finch. »


Alors c’est quoi un walking simulator ? En m’appuyant sur mon expérience de ce « What Remains of Edith Finch » je dirais que c’est tout d’abord un affranchissement. Affranchissement des conventions habituelles. Affranchissement d’une grammaire imposée. Affranchissement même du gameplay complexe et fouillé des traditionnels Triple A. Dès sa première minute de jeu, « What Remains of Edith Finch » nous renvoie tous au même statut : celui du novice. Le jeu n’impose rien. Il nous pose sur un plan fixe ; sur un titre qui s’éloigne au beau milieu d’un paysage littoral. On ne nous incite à rien. Chacun cherchera à interagir quand il le voudra. On bouge la souris. Le jeu est déjà lancé. On peut regarder partout, mais toujours pas bouger. Les bases de la grammaire du jeu sont posées. On n’est pas là pour escalader, tuer, conquérir. On est là pour observer. Observer un simple ventre bedonnant qui nous dit déjà des choses. Observer un livre dont la présence ostensible sur les cuisses de notre avatar nous pousse à ouvrir. On tâtonne et on découvre comment faire. C’est là toute la philosophie du jeu qui vient de nous être expliqué en quelques instants… Intrigant certes. Mais déroutant…


C’est à partir de là qu’apparait toute la limite du concept mais aussi toute sa force. Que va-t-on faire de notre partie à part marcher, regarder et lire ? Pas grand-chose c’est vrai. Et pourtant c’est là que se trouve l’essentiel de l’expérience. Si d’un côté j’ai eu l’impression d’être restreint dans ce monde, d’un autre côté j’ai très vite ressenti une étrange sensation de libération. Je savais qu’il n’y allait pas y avoir d’ennemis qui allaient me sauter à la gorge, ni qu’aucun challenge n’allait m’être imposé afin de vérifier si je maitrisais bien la gamme complexe de mouvements mis à ma disposition. Non. Ce jeu allait me foutre la paix. Il allait me laisser le temps de me balader, à mon rythme, sans me piéger. Bref, il allait me laisser profiter de la narration à MA façon.


Et c’est presque là que réside tout le paradoxe de ce jeu. Il impose une narration très dirigiste, il limite les actions du joueur, et pourtant il m’a laissé un vrai sentiment de liberté. Et je pense pour le coup que c’est clairement lié au contrat que tisse le jeu dès le départ avec son joueur. « What Remains of Edith Finch » est avant tout un récit. Il a une histoire à nous raconter. C’est son objectif central. Il nous l’annonce et il bâtit intégralement sa structure ludo-narrative autour de ça. « Je ne vais pas t’emmerder pendant des dizaines d’heures parce que tout ce que j’ai à te raconter ne dure que quelques heures, pas plus. Je ne vais pas non plus t’ennuyer avec du plateforming 3D, des QTE, ou bien des combats parce que ça n’a rien à voir avec mes objectifs de jeu. Je te raconte une histoire à travers un récit verbalement énoncé mais aussi au travers d’un lieu dont je te laisse t’imprégner à ta guise. » Moi, c’est ça que j’ai cru entendre de ce jeu dès ses premières minutes. Et franchement, face à une telle déclaration, je ne peux dire que : « bravo ».


« Bravo » parce qu’ils sont quand même une petite flopée ces jeux qui ont envie de raconter une histoire comme au cinéma mais qui ne savent pas se départir de leurs vieux gimmiks de jeux-vidéo mainstream. Et quand je dis ça, je pense tout de suite à « The Last of Us » qui fut pour moi une vraie purge tant je ne comprenais pas pourquoi le jeu m’emmerdait avec des phases de poursuites, de combats ou d’infiltrations chiantes comme la mort alors qu’il paraissait assez évident que son ambition première était de raconter une histoire. Il ne faut pas s’étonner qu’on râle face à une proposition de jeu qui ne colle pas à la démarche mise en avant. « What Remains of Edith Finch » ose le pari de cette radicalité. Rien que pour ça : « chapeau ». Mais encore fallait-il être capable d’offrir une proposition de jeu avec ça. A dire vrai c’était sur ce point que j’ai le plus attendu ce « What Remains of Edith Finch » au tournant. Et la réponse fournie m’a autant captivé que dérouté…


Moi je veux bien qu’on me laisse me balader. Mais encore fallait-il que ça ait un sens en termes de ressenti ; d’expérimentation de l’histoire. Et là où le jeu fait fort, c’est qu’au final il décide de jouer la carte… du ludisme. La maison est notre terrain de jeu. Elle est très vite posée comme un lieu d’expériences ; des expériences passées qui imprègnent les chambres et les murs du couloir, mais aussi des expériences qu’il va falloir revivre dans toute leur diversité. Et puisqu’il s’agit de retracer le parcours de chacun des aïeux de la jeune Edith, chaque découverte se fait au travers d’un gameplay qui lui est propre ; un gameplay qu’on découvre, avec lequel on s’amuse, mais en même temps un gameplay qui dit quelque chose du personnage qui nous est présenté.


Tellement d’idées sont malignes : entre le bébé qui se noie accidentellement en expérimentant simplement les possibilités de jeu que lui apportent ses pouvoirs, ou bien encore le gamin qui veut voir jusqu’où il peut aller avec sa balançoire, à chaque fois la dispositif vidéoludique fait que le plaisir qu’on a à expérimenter le gameplay se calque parfaitement au plaisir que ressent le personnage à explorer son pouvoir. Je trouve ça très efficace, avec mention spéciale pour le poissonnier-rêveur. Cette idée qui consiste à faire en sorte que son univers imaginaire soit d’abord un espace simple et primitif dans un coin d’écran et que soudainement, cet univers s’enrichisse et prenne de plus en plus de place dans le champ de vision, c’est vraiment riche de sens. En termes de narration vidéoludique, je trouve ça vraiment très bien pensé.


Si d’un côté, il y a un aspect un peu patchwork foutraque et presque gadget dans tout ça, de l’autre il y a une accumulation d’expériences qui se dégage de tout cet univers, et qui par effet d’accumulation finit par arriver à son but. En expérimentant les tranches de passé des Finch, on comprend ce que c’est d’être un Finch, et de se positionner malgré soi dans la continuité de cette famille là.


Et c’est là pour moi que la démarche du jeu devient à la fois pertinente et incroyablement séduisante. Par ce jeu d’expériences multiples, « What Remains of Edith Finch » parvient à nous raconter une histoire au-delà de la narration de son récit. Il nous fait ressentir, à notre façon, ce sentiment que le jeu cherche à nous faire partager. D’un côté on a cette atmosphère mélancolique qu’impose cette accumulation de destins brisés, telle une malédiction familiale. De l’autre il y a une sorte de légèreté et de fascination qui se dégage du fait que le ton de chaque scène suggère une forme de pouvoir fantastique pour chaque personnage. Est-ce à prendre au premier degré ? Est-ce au contraire plus à prendre de manière métaphorique ou symbolique ? Dans les deux cas, ceci permet de percevoir chaque histoire à la fois comme une tragédie mais aussi comme une sorte de révélation mystique nous en apprenant davantage sur la richesse de cette famille et – par voie de conséquence – sur la richesse de cette maison.


Ainsi la portée de cette balade laissée libre dans la maison prend tout son sens. Soudain, une photo accrochée dans l’escalier et devant laquelle on est passé plein de fois peut soudainement être perçue différemment. Elle n’est pas qu’une simple photo de famille. Elle est la capture d’un moment porteur d’une forte charge émotionnelle pour un des personnages de cette maison. Elle dit quelque chose d’un amour et d’un deuil. Même chose pour un canard de bain posé sur une table de chevet. En le voyant après qu’une certaine partie de l’histoire ait été révélée, ce canard dit brusquement plein de choses sur qui l’a posé là, pourquoi et surtout ce qu’il porte là encore comme charge affective. Progressivement, notre avancée dans le jeu nous permet de prendre conscience que cette maison est un mausolée, et qu’il suffit de reconstituer certaines pièces de puzzle dans notre esprit pour que soudainement cette maison reprenne vie, ainsi que ceux qui l’ont habités… Vraiment, sur ce point : ce jeu est fantastique.


« Mais alors s’il est si fantastique, pourquoi ne pas lui avoir attribué la note de 10/10 ? » me diriez-vous. C’est vrai qu’a un moment, ça m’a démangé de pousser ma note jusqu’au grade ultime. Après tout, des jeux qui me bougent comme ça, il y en a peu. Seulement voilà, je ne vais pas non plus nier le fait que derrière sa simplicité qui fait sa force, « What Remains of Edith Finch » souffre parfois d’une certaine forme de répétitivité. Non pas que les séquences de « rêves » se ressemblent entre elles – car sur ce point un beau travail a été accompli, aussi bien en termes de ludisme que de personnalité graphique – non, le problème vient plutôt de la structure globale d’enchainement entre ses séquences. Pendant une grande partie du jeu, je trouve qu’il n’y a pas suffisamment d’effets d’appel pour découvrir la suite. Finir une séquence ne rend pas la découverte de la suivante désirable. C’était cool. On espère que la suivante le sera, mais on n’a pas l’impression qu’on aura une grande révélation qui nous attendra.


Ainsi, durant les deux premiers tiers de la partie, je trouve qu’on enchaine un peu les chambres de manière assez mécanique, sans forcément sentir la force du propos monter. Pour ma part, c’est vraiment avec les trois dernières chambres que j’ai commencé à prendre conscience de l’ampleur de la démarche. D’une part c’est lié au fait que je trouve leurs séquences oniriques très efficaces (les meilleurs du jeu à mon sens), mais aussi et surtout parce que – justement – ces séquences ont su être teasées en amont contrairement à la plupart des autres cas. Avec le recul je me dis qu’il y avait peut-être mieux à faire en termes de progression. Mais bon, sur un jeu qui se fait facilement en trois bonnes heures, est-ce un si grave problème que ça ?


Parce qu’au fond, la vraie question demeure celle-là : que restera-t-il de « What Remains of Edith Finch » après tout ça ? Pour moi il restera une expérience forte, assurément. Un propos simple mais qui a su être livré avec sincérité et humilité. Une démarche pertinente en somme. D’autant plus pertinente que ce jeu pose une idée qui me plait beaucoup. Oui un jeu peut se focaliser sur une narration très récitée. Dans ce cas il suffit juste de débarrasser son titre de tous ces codes du jeu-vidéo qui ne répondent pas à l’exigence première fixée. Si l’exigence première c’est « dérouler un récit », alors c’est contreproductif de rajouter des zombies ; des ennemis ou des pièges. Au contraire, rajouter ça, c’est intégrer au autre jeu au jeu original. C’est ralentir le récit au service duquel le titre était pourtant sensé de mettre.
« What Remains of Edith Finch » remet tout ça d’équerre. Il assume sa posture jusqu’au bout en se débarrassant de tout ce qui est superflu. Or, pour ça aussi je me souviendrai de ce jeu durablement.


Et puis il y a cette question que « What Remains of Edith Finch » a fait naître dans mon esprit. Cette question c’est la suivante : mais au fond, que doit-on attendre d’un jeu-vidéo ? Si on retire toute opposition et opposant – s’il n’y a plus d’épreuve en soi. – où est le challenge ? Où est l’interaction ? Ou est le jeu ? …Eh bien finalement, le jeu il est dans le temps. Il est dans le temps qu’on se décide de consacrer à un décor, à un moment, à une atmosphère. Ceci nous appartient. C’est notre temporalité que l’on pose dans le jeu. Et si, moi, j’ai décidé de m’arrêter devant une photo de chasse accrochée au mur parce qu’à un moment cette photo m’a parlé, eh bien je le fais. Et je le fais parce que c’est ma partie. Parce que c’est ma façon de jouer.


Au fond, ce jeu ne fait qu’une seule chose : il me met à la place de quelqu’un qui parcourt simplement un lieu et un univers à sa façon… Un moment de marche libre quoi. Un walking simulator, si on veut jouer sur les mots…


Avec le recul, j’ai toujours du mal à cerner la pertinence de ce mot : walking simulator. Parce qu’au fond, la simulation n’est qu’un point de vue. Moi j’estime avoir vraiment marché dans cette maison des Finch. A mon sens ce n’est pas du « simulator ». Non. C’est juste du « walking narrative » en fait… Raconter une histoire à travers une marche libre… Peut-être que pour certains on sort là des limites du jeu-vidéo. Eh bien j’espère que vous aurez compris que de mon côté ce n’est pas du tout ce que je pense. Au contraire, pour moi ce « What Remains of Edith Finch » participe à repousser les frontières de ce média. Et rien que pour cela, je trouve que ce jeu mérite mon entière considération…

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