Cover Lectures 2021 - liste annotée

Liste de

128 livres

créee il y a plus de 3 ans · modifiée il y a plus de 2 ans

Mets et merveilles

Mets et merveilles

Sortie : 8 avril 2015 (France).

livre de Maryse Condé

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 4/01.
Maryse Condé, l'autrice indépendantiste guadeloupéenne, souvent pressentie pour le Nobel de littérature, lie ici ses deux talents : la cuisine et l'écriture. Et cela donne Mets et merveilles, une autobiographie par les stations culinaires, les voyages (dans l'espace / vers d'autres cuisines), les rencontres (et les adaptations sacrilèges de spécialités locales). On pense un peu au Gourmet solitaire de Taniguchi ; c'est une jolie manière de raconter sa vie, qui fait bien souvent saliver. Ethos de grande bourgeoise et quelquefois, une gêne devant deux ou trois préjugés assénés sans finesse, mais bon.

Le Dernier Loup
7.6

Le Dernier Loup (2009)

Az utolsó farkas

Sortie : septembre 2019 (France). Roman

livre de László Krasznahorkai

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 5/01.
Taillé d'une seule phrase : il faut, pour lire ce texte, prévoir du temps libre, que personne ne viendra rompre. Vous vous asseyez et vous vous lancez, dans ce souffle, que vous embrassez, à la poursuite d'un homme – avatar de monsieur Teste, ou avatar du narrateur de Toussaint, dans sa baignoire – qui a tout pensé, qui est allé au-delà de la pensée, et qui souffre et restreint la pensée à son minimum vital. Écrivain déchu donc, oublié dans son bistrot, qui un jour reçoit une invitation, pour en Espagne visiter et écrire sur une région marginale – tout comme lui l'est, relégué et marginal – où il ira au bout d'une enquête absurde, qui a tué le dernier loup de la région – enquête qui lui sera tombée sur le pied sans qu'il l'ait choisie, dévidée, comme cette longue phrase, ce dernier loup, cette pensée acculée, traquée. Je ne savais pas, à la fin, ce que je pensais de ce texte ; je pensais aux films de Béla Tarr qui, souvent, sont des adaptations de textes de Krasznahorkai, et je pensais aux films noirs, lents, haletants, trop denses de Tarr, je me demandais si je serais un jour capable de mettre des mots sur ma répulsion instinctive pour ce texte et pour ces films, que pourtant j'aime.

Yann Andréa Steiner
7.5

Yann Andréa Steiner (1992)

Sortie : juin 1992. Roman

livre de Marguerite Duras

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 7/01.
À ce jour, le texte le plus disparate et le plus incompréhensible que j'aie lu de Duras – on dirait une sorte de patchwork de plein de textes, des petits morceaux de tel scénario de film, un personnage, celui de Théodora Katz, qui hante, un homme plus jeune, puis d'un coup l'on se trouve déporté sur une plage, en compagnie d'un enfant aux yeux gris et d'une jeune fille, juifs tous les deux et survivants.
Je ne sais pas ce qu'a voulu pleurer Duras dans ce texte, les enfants juifs ? elle le dit elle-même, rien ne viendra jamais combler cette douleur, et elle s'en sent garante ; et personne jamais n'oubliera l'enfant aux yeux gris, et elle s'en sent garante.
Il y a de belles et curieuses pages où la jeune fille, sur la plage, raconte une histoire merveilleuse à l'enfant (un requin, un petit David, une Source sur une île et des animaux qui parlent) – et on retrouve ce don que sont les histoires qu'on raconte aux enfants, pour les aider à grandir, pour les consoler. Je crois que désormais, lorsque je raconterait une histoire à un·e enfant, j'aurai à l'intérieur de moi cette jeune fille-là, et cette histoire-là, et cet enfant-là, réunis par le plaisir de la fiction.
Donc, des passages un peu too-much, comme cela peut arriver avec Duras, et d'autres d'une beauté et d'une justesse absolues. Pour moi, c'était étonnant, tant j'avais pris l'habitude de considérer que Duras marchait toujours sur une corde raide entre le trop et le parfait – car c'est là peut-être l'un des dangers des plus belles écritures expérimentales –, et qu'elle tombait d'un côté ou de l'autre d'un texte à l'autre. Et dans ce texte, elle oscille un peu toujours...

Roman policier
6.9

Roman policier (1977)

Detektívtörténet

Sortie : 2006 (France). Roman

livre de Imre Kertész

Pasiphae a mis 6/10.

Annotation :

Terminé le 9/01.
Kertész s'explique dès la préface : Roman policier est un texte écrit dans l'urgence, l'urgence éditoriale, en deux semaines – il lui fallait compléter un texte plus ambitieux, jugé trop court pour être publié en volume par son éditeur. Et c'est une chose à quoi il n'est pas habitué, lui le ruminant, écrire dans l'urgence.
Je ne sais pas ce qui m'a menée, cette année, à tant lire Kertész. Pourquoi je m'obstine contre les parois d'une œuvre qui me résiste. Ce que je sens, dans cette écriture dense, spéculaire – voilà, je mets des mots, je ne sais déjà plus s'ils sont adaptés – et qui m'échappe, j'ai tout de même envie, un jour, de parvenir à m'y accrocher.
Roman policier, c'est la transposition en Amérique du Sud – censure oblige – d'un témoignage de policier – la police du pouvoir dans les dictatures, celle dont les missions n'ont rien de très glorieux, celle aussi qu'on exécute dès lors que le vent ou l'opinion tourne –, naïf – il se qualifie sans cesse lui-même de "Bleu" –, pris dans une affaire qui graduellement lui échappe, et dont il tente de reconstituer la logique dans la cellule qui l'enferme avant son propre procès, sa propre condamnation à mort.
S'intercalent, curieux écho, les pages du journal intime du jeune homme qu'il a contribué à faire mourir, un jeune révolté, incapable de compromission.
On retrouve les thèmes chers à Kertész : vivre n'est valable, pour certaines âmes, qu'à condition de regarder droit son destin.
Et c'est cette chose qui m'échappe, le plus souvent, chez cet auteur : c'est quoi, le destin ? pourquoi cela ne m'est-il pas palpable ? parce que je n'ai pas vécu en dictature ? parce que je n'ai pas été soumise à des lois contraires à l'humanité ? je ne sais pas.
Je ne peux pas dire que je n'aime pas l'écriture de Kertész – mais quelque chose continue de m'échapper.

Les Sept Fous
7.7

Les Sept Fous (1929)

Los siete locos

Sortie : 1981 (France). Roman

livre de Roberto Arlt

Pasiphae a mis 8/10.

Annotation :

Terminé le 15/01.
Moi, je connaissais surtout Arlt, écrivain argentin mort jeune, parce qu'il a beaucoup inspiré Bolaño. Et c'est rigolo, parce que lui-même puise dans l'écriture de Dostoïevski – verrait-on le pont entre Dostoïevski et Bolaño ? –, à tel point que Les Sept Fous semble un remake de Crime et Châtiment... mais autrement. D'abord amoindri. Le meurtre, qui plonge Erdosain dans l'errance, la folie et l'angoisse, n'est pas encore perpétré – l'est-il seulement un jour ? on plonge sans cesse dans la conscience altérée du héros, angoissée, visqueuse et noire ; tourbillonnante. La ville, qu'il parcourt, est gluante sous ses pas. Les personnages sont tous laids : ils ont des têtes de poissons, ou de grenouilles. Les tables collent. Les gens se mentent, ou ont des visions divines. Un homme plus étrange encore qu'Erdosain fomente un projet de société révolutionnaire et dictatoriale – partout grondent les fascismes du XXe siècle, avant l'heure – projet auquel on ne croit jamais vraiment.
Il y a un deuxième tome, que je dois aller acheter !

La Petite Dernière
7

La Petite Dernière (2020)

Sortie : 20 août 2020. Roman

livre de Fatima Daas

Pasiphae a mis 6/10.

Annotation :

Terminé le 15/01.
Il est très difficile de noter ce texte avec honnêteté ; si j'écoutais mon petit cœur, la note serait supérieure ! Mais cela reste un premier texte publié, pour une jeune autrice ; le procédé formel s'épuise vite – répétitions des différentes parties de l'identité assignée, comme un mantra, au début de tous les chapitres ; sorte de prose vers-libriste, découpée et aérée. Fatima Daas compose entre sa foi, sa religion musulmane, les attentes de sa famille et la découverte puis la gestion de son lesbianisme.
Il y a de très belles scènes, et notamment, je crois, l'écriture du silence – la jeune femme garde tout en elle, on a de multiples scènes où l'interlocutrice lui demande d'en dire plus, de s'ouvrir.
Aussi une jolie manière de nous donner à entendre la langue de ses parents : dans leur bouche, puis par les prières, scandées dans le texte.
J'ai bien aimé aussi qu'on n'ait pas affaire à un texte manichéen ; l'identité est vécue comme problématique, on cherche à se tourner vers toutes sortes d'autorités – la psy, les femmes plus âgées et musulmanes, l'imam enfin, et les textes religieux. On ne cherche pas nécessairement à choisir entre religion et orientation sexuelle : les deux sont en tension, le demeurent.
J'ai beaucoup pleuré. Le lesbianisme, le silence, l'idée d'être, depuis l'intérieur de soi, déchue ; l'écriture pour en sortir aussi. Tout ça me touche.
Il y a une très belle page sur la manière dont, lorsqu'on pratique une écriture autobiographique, on gère le rapport à "écrire sur d'autres" : leur demander leur autorisation ? leur faire lire le texte ? Ernaux est citée. Je ne sais pas, moi non plus, que faire de l'accord des autres, capturé·es, dans mon écriture.
Un monsieur, sur twitter, se demandait si Fatima Daas deviendrait une écrivaine, ou si elle resterait dans le témoignage. Je ne sais plus si ces questions sont pertinentes. Je ne sais plus qu'en penser. Je ne sais même pas que dire d'un 6 quand c'est un livre qui nous a touchée en plein cœur, avec tous ses défauts, sa fabrique jeune et ses coutures visibles.

Un hamster à l'école
7.5

Un hamster à l'école (2021)

Sortie : 14 janvier 2021. Aphorismes & pensées, Culture & société

livre de Nathalie Quintane

Pasiphae a mis 8/10.

Annotation :

Terminé le 18/01.
Nathalie Quintane, tu sais que son dernier livre sort, et c'est comme un plaisir coupable ; tu files à la librairie, en douce, tu l'achètes et le lis aussitôt – un ami, qui a depuis changé d'avis je crois, me disait à une époque que pour lui, le comble du parisianisme, c'était de lire Quintane accoudé à une terrasse, ou un truc comme ça.
Bien sûr cet ami était injuste et je crois, n'avait jamais lu Quintane, mais j'imagine que ce n'était pas tout à fait faux ; depuis la mort de son éditeur, P.O.L., elle se frotte à la Fabrique, maison d'édition de la gauche essayiste, et écrit des textes un peu moins finis, qui sentent souvent la hâte, l'absence de cadrage...
Mais Un hamster à l'école, pour une ex-prof, c'est savoureux – et très drôle ! ce sont de très courts chapitres qui chacun immobilisent un moment, un état : moment de classe, moment de conseil de classe, moment de masques en classe, moment de réunion syndicale, moment d'oral de concours...
Quintane a toujours été dans l'EN, élève, puis étudiante, puis prof ; sur des petits rails et en "hamster" : la visiteuse un brin désabusée, qui contourne les mondanités de salle des profs, politisée mais pas trop non plus. Étant très sensible à son humour, j'ai souri tout le temps ; et puis il faut avouer qu'il y a de très beaux moments d'écriture, comme cette scène de nage / inspiration d'écriture (le titre qui vous vient entre deux brasses).
A 55:25, voir la lecture très intéressante qu'en fait Tanneur Quarante-Cinq dans cette vidéo :
https://www.youtube.com/watch?v=bn-QB7mkoa8
Analyse de la structure versifiée, rythmique ; de la construction en chants et de la référence à l'Odyssée (je pressens toujours combien l'écriture de Quintane est rythmée, mais j'ai souvent du mal à l'expliquer : là, c'est parfaitement fait !)

Le Musée des redditions sans condition
7.8

Le Musée des redditions sans condition (1998)

Muzej bezuvjetne predaje

Sortie : 1 septembre 2004 (France). Roman

livre de Dubravka Ugrešić

Pasiphae a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Terminé le 23/01.
Pour lire quelques pages :
https://twitter.com/electre2/status/1351184372754505728
J'ai un peu pensé à La vie mode d'emploi en lisant ce livre ; il est, comme chez Perec, construit en puzzle où les pièces se réorganisent peu à peu (j'ai dû en rater pas mal).
Il y a ces fils à tirer : la mémoire, constituée de détails, et qu'on arrange en récit, pour ne pas oublier – on est une sorte de musée ambulant, rappelle un personnage. L'Europe disloquée, et réarrangée au fil des guerres, et des paix – et les peuples venus de pays qui n'existent plus. L'expérience de l'exil, la nostalgie, les langues et l'identité. Peut-être des thèmes relativement courants, je ne sais pas ; Ugresic, autrice croate, tisse ses réflexions d'autres voix : Sontag la photographe l'aide à développer sa poétique de l'album de famille (réflexions passionnantes sur les pratiques artistiques amateures, et ce qu'elles touchent en nous de profond) ; Brosky l'accompagne sur les routes de la mémoire.
Ce livre m'a éblouie ; j'ai été étonnée que la réception d'Ugresic en France soit si... modeste ? ce livre a été traduit il y a plus de 15 ans. Je soupçonne toujours la double influence "identité de genre" + "aire linguistique mineure" de jouer son mauvais rôle de halo déformant ; sinon comment comprendre que ce chef-d'œuvre n'ait pas encore acquis son statut de classique mondial... je ne sais pas. Je serai en tout cas longtemps poursuivie, je crois, par ces questions de mémoire.

Les Vacances de Camille

Les Vacances de Camille (1852)

Scènes de la vie réelle

Sortie : 1852 (France). Roman

livre de Henry Murger

Pasiphae a mis 6/10.

Annotation :

Terminé le 24/01.
Dans tout roman de la bohème, tu trouveras une scène de duel, celui-là n'échappe pas à la règle !
Sinon, j'ai trouvé une édition de 1859 de ce roman de 1857, chez Boulinier pour 3€, et ma bibliophilie en était toute contente – ça n'a pas joué qu'à moitié dans le plaisir de lecture. Murger, je le connaissais comme auteur des Scènes de la vie de bohème, dernier de ses romans à être pris en charge par l'édition contemporaine, et qui contribua à cristalliser l'image de la bohème artiste du XIXe siècle. Murger était pote avec tout ce qui comptait de gratin de l'époque – Champfleury, à qui est dédié le texte, les frères Goncourt, Nadar... issu des sphères réalistes – d'ailleurs, ces Vacances appartiennent à son cycle des Scènes de la vie réelle – il maquille à peine, dans ses romans, le quotidien de jeunes artistes désargentés, précaires, aux amours libres – la fameuse compagnie des lorettes, et c'est rigolo pour moi qui vit juste à côté de l'église qui leur donna leur nom – et vivant à des hauteurs insoupçonnées.
On a des intrigues amoureuses : Camille est, c'est suffisamment rare pour faire tout le sel du roman, une maîtresse vertueuse, pas coquette pour un sou, et très jolie. Quand son amant, lâche et aristo, doit la quitter après 4 ans de bonheur quasi-conjugal pour se marier à une autre aristocrate, Camille se trouve mêlée à tout un tas de consolateurs sans arrière-pensée et... vivra qui verra. Théodore, jeune "rapin", peintre sous-payé et de talent, voisin de Camille, croisera sa route, et vivra qui verra. L'intrigue est légère, un peu vaudevillesque, ça se lit d'une traite et finalement, la couche réaliste n'est pas déplaisante. Un peu trop de goût pour les formules et les bons mots, et le trait moraliste facile, mais bon.

Le Travail de la viande

Le Travail de la viande

Sortie : 2019 (France). Poésie

livre de Liliane Giraudon

Pasiphae a mis 9/10.

Annotation :

Terminé le 25/01.
Liliane Giraudon explique, en 4e de couverture, que Le travail de la viande – de la poésie ou autre chose ? – est un recueil de textes qui, tous, dialoguent avec d'autres écrivains, d'autres textes. On a, en ouverture, ce très beau dialogue scénique avec le conte populaire de la jeune fille aux mains coupées – ou cette lettre à Reverdy, à qui elle doit tant – ou encore, ces pages sur la découverte de la littérature via Maeterlinck, Nerval et Rimbaud – ou encore, cette splendide lettre à Meyerhold sous la forme d'un vers libre très découpé – ou encore, cette méditation sur la vieillesse et le lieu commun, avec seulement des bouts de phrase pris à Bessette.
J'entends parler de cette poétesse depuis un petit moment, et surtout, lors du festival Extra! 2020, j'ai eu l'occasion de l'entendre lire sa propre "lettre à une jeune poétesse", qui m'avait, parmi les 9 autres lettres lues par des poétesses, bouleversée, cueillie au cœur. Alors j'étais contente de pouvoir lire ce "travail de la viande" – la poésie, comme découpe des mains ? ou les charognes qui se promènent, les corps découpés, faisant entre les textes un liant diaphane ? – et étonnée que la fiche senscritique n'existe pas encore.
Chose drôle : j'ai saisi le recueil sur l'étagère, et ai été comme happée. Je l'ai lu dans la journée, presque d'un trait.

Une armée d'amants

Une armée d'amants (2013)

An Army of Lovers

Sortie : 6 avril 2016 (France). Essai

livre de Juliana Spahr et David Buuck

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 26/01.
J'avais commandé ce bouquin juste après avoir lu, dans le numéro de Nioques consacré à la jeune poésie américaine (paru en 2020), un long poème de David Buuck sur les rapports entre poésie et politique ; j'avais trouvé sa position originale, un peu vivifiante. Une armée d'amants est un livre co-écrit, qui met en scène, justement, deux "poètes médiocres", Panda Dément et Koki, qui tentent de trouver une idée de projet poétique mutuel à partir d'une parcelle de territoire, celle qui sépare leurs deux villes. Bon, spoiler, ces poètes sont médiocres et échouent à trouver une idée, mais c'est le texte qui finit par se renverser et à devenir poésie : la parcelle, le dernier jour de l'été, se renverse et bascule dans le fantastique, devient habitée.
Ensuite, de nombreux fragments, comme autant de nouvelles qui toutes mettent en scène ces jeunes poètes, dans la réalité matérielle qui est la leur aux USA : souvent embringués dans l'université, donnant des cours d'écriture créative, se promenant de lecture publique en lecture publique, se rencontrant pour fantasmer leur apport à la politique dans une société où les inégalités se creusent... vraiment pas mal !

L'Année de la pensée magique
7.2

L'Année de la pensée magique (2005)

The Year of the Magical Thinking

Sortie : septembre 2007 (France). Récit

livre de Joan Didion

Pasiphae a mis 6/10.

Annotation :

Terminé le 28/01.
Joan Didion écrit ce "journal de deuil" après la mort brusque de son mari, John Gregory Dunne, lui aussi écrivain. Elle écrit ces moments de "pensée magique", où le mode de pensée rationnelle cède face à la montée d'espoirs de retour, de réversibilité. C'est une très belle écriture du deuil – mais qui aurait mérité un retravail éditorial plus poussé : on s'en fiche un peu, des récits de mondanités, de la profusion de détails autobiographiques qui ne peuvent pas vraiment intéresser la personne qui lit... à moins qu'ils ne signalent qu'en temps de "pensée magique", ces mêmes détails dérisoires sont autant de petites prises à saisir pour ne pas complètement dériver ? Il y a de très belles pages sur le soi "friable" de l'endeuillé·e ; sur le dialogue permanent interrompu ; sur l'impossibilité de donner sens aux jours. Tout ce que je dis là semble très banal, mais justement, ce n'est pas une écriture banale.

Désirer comme un homme
7.1

Désirer comme un homme (2020)

Enquête sur les fantasmes et les masculinités

Sortie : 5 novembre 2020. Essai

livre de Florian Vörös

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 3/02.
Issu des recherches doctorales de Florian Vörös, ce livre se veut une exploration sociologique des rapports qu'entretiennent des hommes (blancs, classe moyenne, certains hétéros et d'autres homos, comme l'auteur) avec la pornographie numérique : quelle consommation, dans quel cadre, quelles discussions et avec qui (en ligne, avec des ami·es ? rarement avec la conjointe), quel rapport aux aspects de domination problématiques, quels discours (racistes, sexistes, homophobes)...
Vörös tient à rappeler, à rebours du discours médiatique, qu'il n'y a pas de lien de causalité direct entre les représentations pornographiques et les pratiques sexuelles à plusieurs des hommes interrogés (sexe à plusieurs à opposer à "l'autosexualité" ici interrogée) ; mais aussi à rappeler que la fabrique des fantasmes n'a rien de naturel, qu'elle est embourbée dans des rapports de domination plus globaux (le fantasme, pour les gays, de l'arabe viril ou du noir bien membré ; le fantasme, pour les hétéros, des filles de l'Est soumises et insatiables).
J'ai beaucoup aimé la démarche sociologique : s'inclure comme sujet dans la démarche (assumer sa propre position, de jeune homme blanc cadre homo, et ce qu'elle provoque chez ses interrogés ; assumer aussi, quelquefois, ses affects face à la violence de certains propos tenus, et la difficulté à tenir une position d'écoute bienveillante). J'ai été un peu plus déprimée par ce constat que les hommes, en position dominante, choisissent le plus souvent de ne pas affronter les ressorts de leurs fantasmes ou leur position de genre ; et même, puisque ces interrogés ont fait des études longues, qu'ils tendent à teinter de scientisme (donc d'une justification rationnelle quoiqu'erronée) la justification de leurs préjugés ; déprimée parce que, homosocialité oblige, je ne fréquente pas tellement ces gens-là, mais davantage des hommes artistes / intellectuels qui sont davantage acquis aux discours et réflexions féministes / décoloniales. On n'est pas sorti·es des ronces, malgré la conclusion optimiste du jeune chercheur.
Sinon, bouquin très, très accessible, qui donne plein d'idées de lectures plus théoriques (la bibliographie est impressionnante).

Ce que je ne veux pas savoir
7.4

Ce que je ne veux pas savoir (2014)

Une réponse au "Pourquoi j'écris" de George Orwell (1946)

Things I Don't Want to Know

Sortie : août 2020 (France). Autobiographie & mémoires

livre de Deborah Levy

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 6/02.
Dans son entreprise autobiographique – donc ce commentaire vaudra également pour le deuxième tome, ci-dessous –, Deborah Levy prend des journées, zoome dessus, et agrandit le tout. La journée du bonhomme de neige ; la journée du retour du père ; la journée des abeilles et du pub anglais (etc). Et chacune de ces journées constitue une petite bombe mémorielle et signifiante, prête à exploser. Des images du quotidien (la Deborah ado qui nettoie la machine à laver, où les abeilles se sont réfugiées ; qui écrit sur des serviettes en papier, dans un pub miteux ; etc), mais d'un quotidien qui bruisse, puisqu'il est aussi tissé à d'autres voix – celles d'autres autrices, comme Duras, par exemple. Je commence à remarquer, petit à petit, une constante dans les écritures diaristiques féminines des dernières décennies : cette habitude d'écrire, non pas seule sujet, mais centre d'une vaste constallations de penseurs et de penseuses, d'écrivaines, non pas sur le mode de la vénération (donc de la hiérarchie), mais sur celui, horizontal, du compagnonnage. J'ai vu ça chez Maggie Nelson, chez Nancy Huston, chez Siri Hustdvet, chez Joan Didion, chez Dubravka Ugresic... j'ai toujours l'image des conseillères d'Obama, qui se relayaient la parole dans les réunions où les hommes avaient tendance à la leur couper. Je trouve profondément belle cette manière d'aller contre les logiques d'invisibilisation, qui demeurent violentes aujourd'hui : faire bruisser son texte de voix amies, compagnes et estimées. Se montrer non comme centre du monde, mais comme redevable d'autres mondes, qu'ils nous précèdent ou nous voisinent.
Alors Deborah Levy n'est sans doute pas une grande styliste – pas comme Maggie Nelson ou Dubravka Ugresic, par exemple – mais elle possède une intelligence des situations et du tissage... son enfance en Afrique du Sud, enfance politique malgré soi, puis son adolescence d'exilée en Grande-Bretagne, sont deux moments d'une vie qui m'ont aussi donné envie d'écrire ; et j'ai trouvé précieux ce passage de relai.

Le Coût de la vie
7.6

Le Coût de la vie (2018)

The Cost of Living

Sortie : 20 août 2020 (France). Autobiographie & mémoires

livre de Deborah Levy

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 7/02.

Journal de la création
7.5

Journal de la création

Sortie : 1990 (France). Essai, Correspondance / Journal

livre de Nancy Huston

Pasiphae a mis 8/10.

Annotation :

Terminé le 10/02.
Très beau principe de texte : Journal de la création mêle deux fils ; le journal de grossesse, dûment daté, de l'autrice (qui s'adresse régulièrement à l'enfant qu'elle porte et crée) et une exploration de couples d'artistes, et du rôle tenu par la femme dans chacun de ces couples (couple Beauvoir -Sartre, couple Fitzgerald, couple Bataille-Peignot, couple Hugues-Plath...). Elle prend au mot la métaphore qui fait de l'engendrement d'une œuvre littéraire, l'engendrement d'un être, et montre comment ces deux dimensions de la création, loin d'être exclusives comme le proclame une certaine mythologie littéraire, se nourrissent réciproquement. Les couples qu'elle traverse, avec qui elles naviguent, montrent, le plus souvent, une femme mutilée aux prises avec un compagnon pour qui la création reste un rôle masculin, l'entretien ménager du couple, féminin. C'était un peu déprimant, en ce sens, mais aussi consolateur, du fait de la troisième voie explorée par le couple Huston-Todorov.

Encyclopédie de la domination masculine

Encyclopédie de la domination masculine (2020)

Sortie : 15 janvier 2020. Essai

livre de Andréa-Fatima Touam

Pasiphae a mis 8/10.

Annotation :

Terminé le 11/02.
En vers libre, Andréa-Fatima Touam explore ; elle explore les sommaires de revue, les directeurs de théâtres et d'opéras, elle explore un à un tous ces secteurs de la vie culturelle où, en 2020 encore, les hommes dominent. Elle fait des listes et utilise un procédé typographique ; en gras les noms de femmes, et d'une encre estompée les noms d'hommes ; et dans cette petite navigation par chapitres, elle fait part du désarroi qui est le sien. C'est drôle, parce que je me prête, comme elle, plus qu'à mon tour à ce petit exercice, et pourtant, fait par une autre, ça a encore réussi à me donner des frissons de tristesse. On n'arrête donc jamais d'être surprise ?

La femme qui tremble
7.2

La femme qui tremble

Une histoire de mes nerfs

Sortie : 11 janvier 2013 (France). Essai

livre de Siri Hustvedt

Pasiphae a mis 8/10.

Annotation :

Terminé le 17/02.
Siri Hustvedt (et pas "madame Auster" comme je l'ai vu sur une autre liste senscritique... sortira-t-on un jour du sexisme littéraire ?) écrit ici un essai, formidablement documenté, à partir d'une expérience personnelle : peu après la mort de son père, lorsqu'elle doit prendre la parole en public pour lui rendre hommage, tout son corps est pris de violente convulsions.
Comment s'approprier, devenir cette femme qui tremble (et tremblera à intervalles réguliers) ?
D'abord, mettre en tension les diverses sciences du cerveau : psychanalyse, psychiatrie et neurologie. Ensuite, se promener dans leur histoire longue – quid de Freud, de l'hystérie et de ses résurgences contemporaines ? ; enfin, montrer combien incertaines peuvent être les sciences quand elles touchent à des phénomènes qui existent à la frontière entre corps et esprit (frontière interrogée, évidemment, ici, sans être tout à fait effacée). Hustvedt travaille avec des patients atteints de maladies psychiatriques, les fait écrire : la narration, c'est prendre le contrôle, qu'il soit ou non réflexif, sur sa mémoire et sa vie. Et c'est bien ce qu'elle fait ici.
J'ai trouvé formidable cette manière de nous montrer une pensée, non déjà toute faite, mais à l'œuvre, dans sa temporalité ; ancrée profondément dans la vie quotidienne (chose qu'on trouve déjà chez Woolf) ; hésitante, et sans jugement définitif. Vraiment, c'est un exemple inspirant.

Moi, l'interdite
7.8

Moi, l'interdite

Sortie : septembre 2000 (France).

livre de Ananda Devi

Pasiphae a mis 6/10.

Annotation :

Terminé le 19/02.
Au premier abord, et alors même que Tanneur Quarante-Cinq parle si souvent d'Ananda Devi sur sa chaîne (
https://www.youtube.com/watch?v=Eec6i3xcU2o&list=PLVuX2DIqVKC__ZqmN1hlfp_NDjxsm1b0V&index=1), je n'ai pas été convaincue par son écriture ; trop... trop lyrique, trop pleine de tournures de phrases faciles... et puis en fait, parfois, il ne faut pas s'arrêter à la micro-textualité, parce que dans ce texte, il se passe autre chose : on a l'histoire d'une jeune mauricienne née avec un bec de lièvre, conçue comme monstre et porteuse de malheur, que sa famille rejette – et qui pourtant rêve d'amour... et c'est cette conscience bloquée dans un corps violenté qui se débat, trop sensible, avec la pourriture humaine – et trouve dans un chien le meilleur des compagnons. Surtout, ce qui m'a frappée, c'est l'immense violence reçue par le corps, retournée en violence immense, haine du monde des êtres humains. Forme d'antispécisme, ou en tout cas d'invitation à décaler le regard. Intrigant, du coup j'ai acheté Manger l'autre, paru chez Zulma cette année.

Professeurs de désespoir
7.5

Professeurs de désespoir

Sortie : octobre 2005 (France). Roman

livre de Nancy Huston

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 21/02.
Nancy Huston explore dans cet essai très libre dans sa forme, les "professeurs de désespoir" – ou les écrivains, penseurs nihilistes de l'Europe du XXe siècle. On croise Bernhard, Beckett, Cioran, Jelinek, Kundera, Houellebecq ou Linda Lê. Elle leur oppose son regard de femme toujours liée, de par son corps, aux autres êtres humains – et Déesse Suzy, une curieuse adjuvante avec qui elle entre en dialogue, et qu'elle emprunte (pour la resignifier !) à Thomas Bernhard, qui affirme (puisque, comme tous les professeurs de désespoir, il est puissamment misogyne) qu'on n'irait pas dans une église vénérer une déesse Suzy. Les professeurs de désespoir ont beaucoup de points communs : ils vénèrent Schopenhauer, ont la vie en haine (et donc la génération, et donc les mères, et donc les femmes), pensent que tout est dénué de sens et... ont tous eu une enfance très contrariée (ahah, la psychanalyse). J'ai aimé la manière dont Huston rend justice, malgré les charges retenues, à ces œuvres, en les citant largement et en déclarant en aimer certaines ; la manière dont elle se promène, grâce au fil narratif, en leur sein ; j'ai moins aimé l'essentialisme qui sous-tend son propos, et que j'avais déjà remarqué dans Journal de la création. On peut tenir les mêmes propos qu'elles, sans supposer que les rôles sociaux décrits tiendraient aux conformations physiques des êtres, mâles et femelles... parce qu'en restant dans son propos, on a du mal à concevoir la sexualité non-reproductive, l'homosexualité ou un père qui nourrirait son tout petit.
Vous pourrez, dans ce très chouette fil de Cronopioos, lire des extraits :
https://twitter.com/AuroreTurbiau/status/1308853220257738752

La lectrice est mortelle

La lectrice est mortelle (2013)

Sortie : 31 janvier 2013. Essai, Littérature & linguistique

livre de Judith Schlanger

Pasiphae a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Terminé le 24/02.
Judith Schlanger est universitaire ; son travail, c'est l'étude de la littérature. Ici, pas de côté : elle parlera d'expériences de lecture singulières ; la lectrice – c'est elle – est quelquefois traversée, au cours de sa vie, par des rencontres qui sont d'abord des textes.
Elle part de la bibliothèque universitaire, où des années durant, déambulant, elle croise le chemin de livres marqués de la même étiquette, qui signale qu'ils sont du legs d'un couple de riches Juifs américains. Elle se plaît à imaginer ce couple, ce qui façonna leurs goûts ; les modes de l'époque, mais aussi des intérêts divers, répartis ; elle imagine les sections de la bibliothèque qu'elle ne parcourt jamais et qui peut-être, contiennent d'autres part d'intérêt d'elle ignorées.
Et elle déambule, de chapitre en chapitre, la lectrice. Elle parcourt des œuvres qui ne que mineures, mais qui brillent en elle (elle m'a fait découvrir Dorothy Richardson, inventrice du flux de conscience !) ; elle parcourt les monstres créés par la mémoire – ce faux souvenir de lecture, adolescente, elle transformant un long et périlleux poème en quelque chose qu'il n'est pas ; et le passage du temps, sur toutes les lectures qui nous ont forgé·es... mais surtout, elle dit – et c'est une parole trop rare parce que peut-être trop extrême – combien les lectures nous forment, nous changent et bouleversent. J'ai découvert ce merveilleux texte, qui longtemps me hantera (car tout est histoire de fantômes avec Judith Schlanger) grâce à une vidéo de graindelettres (je crois que c'est celle-ci :
https://www.youtube.com/watch?v=DwnHx7s9xCU)

Les Quatrains de l'all inclusive
6.6

Les Quatrains de l'all inclusive (2021)

Sortie : 11 février 2021. Poésie

livre de Rim Battal

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 1/03.
Cadeau de mon libraire ! je me suis beaucoup posé de questions, en lisant ces quatrains. Ils sont écrits vite : la poétesse le dit, elle les a tapotés sur son téléphone, sur un transat, devant la piscine de la résidence bas de gamme "all inclusive" d'Espagne tandis que ses deux filles barbotaient dans l'eau. C'est une mère, elle n'a ni argent, ni temps, mais elle a un corps qui se délasse et une ironie mordante qui l'empêche de se délasser au tout premier degré. Donc elle écrit vite, elle tapote, des quatrains, sur ce corps de mère, sur les délices kitsch des vacances all inclusive, sur les normes sociales et la manière dont quelquefois l'on coule avec délices dans ces normes. Sur le plan strictement formel, ce sont des quatrains car poèmes de quatre strophes (elles-mêmes de longueur variable, vers libre) ; ce n'est pas l'écriture la plus aboutie – oh, loin de là – du champ poétique, mais c'est une écriture honnête et qui déclare ce qu'elle est : de l'all inclusive, mais avec distance critique. J'ai lu le recueil en une demie-heure, dans le rayon de soleil qui me tombait sur les genoux ; j'ai aimé cette demie-heure, je me suis également demandé, non sans cruauté, s'il valait la peine d'imprimer un recueil qui avait si vite été tapoté, qui peut-être aurait mieux trouvé place sur le web, lieu d'élection, avant de revenir en arrière et me dire : non, c'est ça précisément l'insolence, c'est de ne pas laisser les formalistes les rentiers ceux qui n'ont pas besoin de barboter dans l'eau chlorée des piscines pour écrire des poèmes, c'est de ne pas les laisser donc, truster les livres avec toute leur noblesse et tout le travail de refonte qu'ils supposent. J'ai aimé cette pensée.

Toilettes pour femmes
8.2

Toilettes pour femmes

The Women's Room

Sortie : 1978 (France). Roman

livre de Marilyn French

Pasiphae a mis 8/10.

Annotation :

Terminé le 2/03.
Ah, ce livre! encore une découverte faite via la chaîne youtube de graindelettres :
https://www.youtube.com/watch?v=3ZfHaRaCPTg. Il s'agit, le saviez-vous ? du second livre féministe, après le Deuxième sexe, le plus traduit / lu / vendu dans le monde. Je ne le savais pas, et vous non plus. Sommes-nous, nous les femmes, si maudites que nos plus grands classiques s'oublient en 2 ou 3 décennies ? l'invisibilisation, c'est ça, aussi.
Ce livre est important pour le témoignage qu'il apporte de la condition des Américaines blanches de classe moyenne des années 50 à 70 ; mais il est important également sur le plan formel, et puisque nos critiques et nos universitaires semblent estimer que seule la forme importe, pourquoi ?
J'avoue que recevant le colis (livre d'occasion, plus édité depuis longtemps : on commence à avoir l'habitude !) j'ai grimacé, tant l'édition promet le roman de gare, mais non !
On a une étrange distribution de la parole, d'abord : "je", et Mira, la jeune femme puis femme dont on suivra la vie – et que "je" jugera, quelquefois, sans complaisance – évidemment, "je" et Mira étant les 2 faces d'une même pièce – donc, Mira, enfant américaine qui reçoit toutes les fausses promesses qu'on fait aux filles de son époque (qu'on fait encore aux filles de la mienne), c'est-à-dire qu'on leur prodigue la même éducation qu'à leurs pairs mâles, sous couvert d'universel, oui on vous estime, vous êtes bien humaines – et peu à peu, l'étau se resserre, à l'adolescence soudain l'espace public se dérobe, toute liberté est risque de viol, ou de ragots, et l'entrée dans l'âge adulte, le mariage vite consommé, l'arrêt des études parce qu'il faut bien l'assumer, ce ventre rebondi, et ce foyer qu'on astiquera, nous la femme trop éduquée, pendant des années... avant reprise des études à 40 ans, fraîchement divorcée, et doctorat, et poste dans une université minable, et vie de femme célibataire des années 70 – vieille folle. Mais surtout, et graindelettres le dit mieux que moi, ce qui est beau, c'est que ce n'est pas la vie de Mira : c'est la vie de Val, d'Isolde, de tant d'autres. Comme chez Wittig ou presque, le personnage est un collectif, "elles". Chœur de femmes qui toutes à des degrés divers sont rétamées par le même millénaire processus, celui du patriarcat : rétamées sur le plan économique, qu'elles se marient ou divorcent ; rétamées sur le plan sexuel, qu'on les viole ou leur refuse le plaisir ; rétamées sur le plan symbolique, par leurs profs...

Le Grand Cahier
7.9

Le Grand Cahier (1986)

Sortie : février 1986 (France). Roman

livre de Agota Kristof

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 3/03.
Agota Kristof appartient à la lignée, comme Beckett, de ceux qui écrivent en français qui n'est pour eux qu'une langue seconde – elle est d'origine hongroise, puis naturalisée suisse. Et elle trouve ici, avec le grand cahier, un subterfuge pour expliquer sa langue – une langue peu souple, hyper-correcte, ce genre de langue apprise à même les livres et qui ne rend pas le son fluide d'une langue pratiquée à l'oral auprès de natifs, bref, une langue extraite de son milieu et réduite à sa grammaire.
Ceux qui écrivent ce texte, ce sont des jumeaux ; ils écrivent dans un grand cahier, depuis la langue qu'ils apprennent dans le dictionnaire, et se corrigent mutuellement. Ils n'ont pas le droit, eux qui vivent dans un monde de guerre, d'abandon et de misère, d'utiliser des tournures affectives ou modalisantes : rien que les faits. On ne dit pas ce qu'on pense des choses, on dit les choses. Ils racontent leur quotidien d'enfants précoces, occupés à pratiquer des exercices de dé-sensibilisation, dans le village où leur mère les a laissés à une grand-mère maltraitante croyant les soustraire aux dangers de la ville, en temps de guerre. Les enfants travaillent la terre, ils ramassent du bois, ils se fouettent l'un l'autre pour apprendre à supporter la douleur, ils aident autrui pourtant, et travaillent avec le dictionnaire. Cette écriture qu'on pourrait dire – alors qu'elle ne semble, à première vue, qu'assez classique – objectiviste est glaçante – ça, je pense que c'est presque un truisme de réception. On est glacé parce que tout est terrible mais que la langue, dans son dénuement, demeure factuelle.
J'ai rarement vu si belle utilisation d'une contrainte – ici, le manque de souplesse de la langue utilisé pour produire des effets proprement littéraires.

Le Livre des morts

Le Livre des morts (1938)

suivi de Cadavres, sous-produits des dividendes

The Book of the Dead

Sortie : 2017 (France). Poésie, Politique & économie

livre de Muriel Rukeyser et Vladimir Pozner

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 4/03.
Je ne sais plus du tout dans quelle lecture précédente j'ai lu quelques vers splendides du Livre des morts. Rukeyser, poétesse juive américaine, militante pour les droits sociaux et féministes, applique ici la méthode objectiviste – avant l'heure ! – à un drame de son époque : les ouvriers noirs qu'on a envoyé creuser un tunnel sans protections, par appât du gain, et qui tous meurent, tombent comme des mouches, de la silicose. Elle se rend, avec une amie photographe (à l'origine le projet était de faire un livre poèmes-photo, mais ça n'a pas vu le jour : la belle édition française nous donne a voir quelques clichés de Nancy Naumburg), sur les lieux du drame. On entre dans le poème comme les colons entrèrent dans cette région de montagnes, de lacets abrupts et de sapins... puis la poétesse nous donne à entendre les voix, retravaillées par la versification. Voix des veuves, voix des militants impliqués dans le procès, voix des survivants qui se meurent – comment le capitalisme, ici raciste, tue des milliers d'hommes – comment l'entreprise assassine réalise son plus beau chiffre d'affaires cette année-là – et comment on n'y peut rien. Et ces voix sont mêlées d'extraits du Livre des morts égyptien ; où la lamentation, la plus antique, fait vibrer l'indignation de ceux qu'on a broyés dans les tunnels. C'est une langue poétique vraiment forte, complexe, mêlée de strates temporelles (les premiers poèmes, d'arrivée dans la montagne, qui juxtaposent le point de vue des premiers colons, celui de ceux qu'ils massacrèrent, celui des deux femmes... ça pète !)
Le texte de Pozner offre un autre point de vue, plus pamphlétaire, sur la question – très beau aussi.
On pourra lire des extraits ici :
https://twitter.com/electre2/status/1366363601167073283

Toits pointus

Toits pointus (1915)

précédé de "Dorothy Richardson" par John Cowper Powys

Pointed Roofs

Sortie : 1915. Roman

livre de Dorothy Richardson

Pasiphae a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Terminé le 8/03.
La chanson est toujours la même : si vous êtes une autrice, on ne vous éditera en traduction qu'une fois, puis on vous oubliera, si vous ne faîtes pas partie des 4 ou 5 autrices maximum du pays concerné qu'on daignera classiciser. C'est le sort de la merveilleuse Richardson, dont la série en 13 tomes Pilgrimage (Pèlerinage en traduction) n'a été traduite-éditée qu'une fois, et encore, seulement pour les 7 premiers tomes.
Richardson invente pourtant le flux de conscience, qu'on attribuera ensuite à Woolf et Joyce. Et cette manière de faire tenir les personnages dans un flux de soleil, d'ombres et de lumières, permanent – cette hypersensibilité à l'environnement sensoriel, aussitôt retraduit en émotions, et cette dispersion anarchique de la pensée, sautant, se cabrant, allant son cours.
Dans l'œuvre de Richardson, dont je n'ai donc lu pour l'instant que le premier tome (j'ai commandé les 3 suivants d'occasion, uniques exemplaires disponibles sur le web...), on suivra Miriam, alter-ego de l'autrice. À croire que la plupart des écrivaines anglaises de talent suivent le même cours : issue d'une famille de la haute, mais désargentée, la jeune Miriam reçoit une éducation humaniste solide, puis doit subvenir à ses besoins. Elle opte – c'est-à-dire que pour une jeune fille de la haute qui n'a pas les moyens du mariage, le choix est restreint – pour l'enseignement, et la voilà transportée dans une école de jeunes filles en Allemagne, où elle suit ses 4 élèves allemandes (il y a quelques anglaises aussi dans le pensionnat), cause avec elles dans sa langue, joue de la musique, raccommode, boit du chocolat et se promène dans la campagne environnante. Ce n'est pas un métier rigoureux ; on apprend les langues en causant, et finalement, Miriam peut poursuivre son éducation, notamment musicale.
Ce qui m'a bouleversée ? on est ici dans un pensionnat de jeunes filles; il n'y a que des personnages féminins et, regard féminin oblige, tout est digne d'intérêt de la vie qui se mène là, et tout est grand, jusqu'aux différences nationales dans le choix des robes. On n'a pas besoin d'hommes pour jouer de la musique, lire de la poésie, pour exister avec toute la densité du jeune âge. Aussi, de très belles pages sur la souffrance engendrée par le mépris des hommes pour nos intelligences et nos âmes, quand Miriam constate que les profs allemands ne les considèrent pas, les méprisent.
Extraits ici :
https://twitter.com/electre2/status/1368183430236766210

Passion simple
6.9

Passion simple (1992)

Sortie : janvier 1992. Roman

livre de Annie Ernaux

Pasiphae a mis 8/10.

Annotation :

Terminé le 10/03.
Je pensais avoir déjà découvert quatre "manières" différentes d'Annie Ernaux – écriture plate, écriture proustienne / méta, écriture post-surréaliste-célinienne (merci Rhoda), écriture conceptuelle/objectiviste –, et comme toujours, on se laisse surprendre parce qu'il en existe d'autres encore. Ici, c'est la passion – la sienne, mais dans ce qu'elle a de commun – on pense à Barthes, on pense aux fragments de discours amoureux. Ernaux explore, de manière décousue – car la passion, c'est un présent constant troué de brusques joies, et de périodes d'attente, qui sont toutes les mêmes – ces deux années ; et les pensées de la passion – cette manière d'être dépossédé·e de soi, extrait·e du monde –, et les gestes, matériels, de la passion – préparer les rendez-vous, acheter une tenue, acheter des alcools, faire l'amour – et le souvenir de la passion – puisqu'elle explore l'écriture dans un après qui commence deux mois après le départ de l'homme aimé, et la prolonge longtemps.
Ce que je retrouve et que j'aimais déjà : l'extraordinaire précision de l'écriture, dont la limpidité effraie et touche juste ; les réflexions, nombreuses, sur l'éthique de l'écriture de soi, et sur les temporalités qu'elle suppose – celle du vécu, celle de l'écriture, et la relative liberté dont on dispose pour organiser ce temps de l'écriture. Il y a de très belles pages sur le retour à l'écriture, alors que le manuscrit reposait depuis longtemps, parce qu'il est revenu, une fois unique, et que cela fait partie de la passion, et donc qu'on doit l'écrire ; sur ce qu'on a ou non le droit d'écrire quand l'écriture implique une autre personne, et un secret (l'homme est marié, adultérin).
J'ai aussi pensé à L'Année de la pensée magique, de Joan Didion ; Ernaux s'attarde longuement sur les pensées jalouses, superstitieuses, obsessionnelles et finalement, irrationnelles, qui se développent dans l'espace de la passion.

Ma vie avec Virginia
7.8

Ma vie avec Virginia

Sortie : 10 mai 2016 (France). Biographie, Autobiographie & mémoires

livre de Leonard Woolf

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 14/03.
Leonard Woolf, à la fin de sa vie et longtemps après la mort de son épouse, entreprend de rédiger son autobiographie ; le montage éditoriale, ici, sélectionne les passages de cette autobiographie qui mentionnent la rencontre avec Virginia, la vie avec elle, puis son décès. Leonard sait écrire ; il m'a émue parce que pour un homme de cette époque, engagé en politique, il s'occupe énormément de son épouse et de sa maladie ; il ne l'envisage jamais comme une charge, mais comme un génie à qui l'on doit permettre, par des soins constants, d'écrire. À l'époque, la bipolarité était mal connue, mais Leonard lisait beaucoup de psychiatrie et avait mieux diagnostiqué son épouse que les quatre spécialistes renommé·es chez qui il l'emmenait. On voit Virginia au travail, dans les aspects les plus matériels de ce que cela implique : quelle table, à quelle heure et combien de temps, quels rituels d'accompagnement – les longues marches. Et quel lien entre maladie psychiatrique et créativité, aussi – ces oiseaux qui chantent grec lors d'une hallucination, repris dans Les Vagues. J'ai trouvé passionnants les passages consacrés à la Hogarth Press, leur imprimerie / maison d'édition, parce qu'on y voit à l'œuvre les dimensions matérielles du monde du livre, mais surtout l'importance de ce centre pour permettre l'émergence d'une constellation de textes dont la cohérence intellectuelle impressionne – les textes de Woolf, mais aussi la traduction des œuvres complètes de Freud, la poésie de T.S. Eliot...

Culture Geek
7.9

Culture Geek

Sortie : 9 août 2013 (France). Essai

livre de David Peyron

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 15/03 – thèse.
David Peyron m'a permis de comprendre plus finement ce que recouvrait le terme de "culture geek" (à distinguer de la culture numérique, et de la culture web), moi qui butais depuis longtemps sur la qualification d'un type de rapport aux objets culturels qui se mettait en place sur le forum d'écriture que j'étudie. J'en retiens plusieurs choses : une étymologie (le geek, c'est l'enfant sauvage qui déchire le cou du poulet avec les dents dans les foires de monstres du 19e siècle : monstre, mais monstre de seconde zone, et vorace) ; une généalogie (des pulps et serials américains, à la création des super-héros comme êtres marginaux et faillibles double-face, aux comics, JV et JDR des années 70-80, émergents en parallèle de la micro-informatique et des utopies de créations de mondes numériques) ; le concept de convergence, développé par Henry Jenkins (convergence médiatique – un même univers fictionnel déployé sur plusieurs médias – et convergence entre les objets culturels, les créateurs et un public d'élus). Bref, le geek, c'est ce garçon (c'est en effet une identité très marquée par l'exclusion de genre, et aux USA, de race) marginal à l'école, peu sportif, développant un rapport obsessionnel à une série d'objets culturels – allant jusqu'à une forme d'encyclopédisme comme esthétique –, une appétence pour les outils technologiques, et se reconnaissant geek une fois adulte au sein de communautés plus larges, et développant une forme de fierté de cette identité sub-culturelle.

Sur Anna Akhmatova
7.9

Sur Anna Akhmatova (2006)

Sortie : 23 octobre 2013 (France). Biographie

livre de Nadejda Mandelstam

Pasiphae a mis 7/10.

Annotation :

Terminé le 18/03.
J'ai eu l'impression de faire coup double après les souvenirs de Leonard Woolf : deux écrivaines vues depuis leur entourage, dans la dimension matérielle de leur existence et de leur rapport à la création. D'ailleurs c'est drôle, ces deux livres m'ont été offerts par deux ami·es proches, comme une forme de convergence. Ici, on voit émerger, dans un texte très peu hiérarchisé, semblant écrit au fil de la plume, ce groupe de poètes et poétesses – Mandelstam, Akhmatova, Tsvetaeva, Pasternak – persécutés par le pouvoir soviétique ; tantôt en relégation, tantôt censurés, et parfois, comme le vécut Akhmatova, privés d'un fils détenu comme otage comme gage qu'elle n'écrirait plus sa maudite poésie contre-révolutionnaire. Iels ont développé un beau rapport à la poésie : chacun·e apprend par cœur les poèmes d'autrui, pour sauvegarder une matière vive qui devient dangereuse lorsqu'on la transporte sur le papier. Et on voit ce rapport très mémoriel à la poésie émerger à intervalles réguliers sous la plume de Nadejda, qui pour toute situation connaît son lot de vers adaptés... j'ai été, en revanche, très troublée par la place ambiguë prise par cette dernière : elle avait conscience, dans le trio amical qui réunissait son mari et la poétesse, d'être le maillon le plus faible ; et tantôt se met en retrait, tantôt rappelle l'importance de son rôle. Elle prend un plaisir doucereux à évoquer les conquêtes féminines de son mari, qui m'ont comme lectrice mise extrêmement mal à l'aise ; de même lorsqu'elle se qualifie d'ombre, lorsqu'elle évoque son rôle de muse modelée par le poète, douce et sans jalousie... on a du mal à croire à la totale sincérité de l'autrice de ce texte, dont elle tente de s'éclipser tout en se montrant surplombante.

Pasiphae

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