Ma critique complète (attention spoilers importants) : https://sospoilogie.wordpress.com/2025/09/24/34m%c2%b2-de-louise-mey-2025/
Ce livre de Louise Mey est édité dans les éditions du masque, mais ce n’est pas un polar. Il me semble qu’il aurait pu être édité dans une collection blanche. Peu importe. C’est un court récit, quasiment une nouvelle, sur une femme brisée par un homme, qui a refait sa vie loin de lui, mais qui le voit débarquer chez elle un beau jour.
La construction est d’abord déconcertante : dans le premier chapitre, nous assistons à une scène qui semble être un viol. Juliette se fait agresser et elle compte dans sa tête pour s’occuper l’esprit et ne pas completement perdre les pédales. Arrivée à 61, il semblerait qu’elle ait perdu le compte, mais ce premier chapitre est assez flou.
Pendant quelques chapitres, intitulés dans la cuisine, dans la chambre, dans l’entrée ou dans le salon-cuisine, il y a un changement de ton radical. Juliette vit dans son tout petit appartement avec sa petite fille Inès, prend le thé avec sa voisine Clare, pense à sa sœur Emma et sa nièce Jeanne. Le style n’est pas extraordinaire, on ne comprend pas bien le lien avec le premier chapitre, on ne comprend pas bien le style de Louise Mey, ni l’inquiétude qui infuse dans l’esprit de Juliette. On a l’impression que le pire monstre du foyer est cette petite Inès et on se demande si ce n’est pas le sujet du roman, un livre sur la dépression post-partum avec un enfant comme grand méchant du polar. Pourquoi pas, mais pas du tout !
“Il doit y avoir quelque part un homme pour toi”
Juliette a en réalité été brisée par son ancien compagnon. Elle a été “entourbillonée” par cet homme qui l’a éloignée de ses proches, brisée mentalement et brutalisée physiquement. Un jour, elle a réussi à fuir, mais elle vit dans la peur de son retour depuis lors. Dans cette expression d’”entourbillon”, il y a une volonté de Louise Mey de mettre des mots sur cette emprise des conjoints violents et pervers qui réussissent à briser leurs proies. Hélène Frappat a importé la notion de gaslighting pour décrire une partie de ce phénomène, mais cela va plus loin ici. Le style de Louise Mey m’avait un peu ennuyé lors des premiers chapitres, mais il devient clinique à partir du moment où elle dévoile l’enjeu du roman : Juliette a fui son compagnon violent, fait un enfant toute seule et elle craint son retour dans sa vie. Il y a de belles pages sur sa PMA et son “désir” de faire un enfant toute seule : toute la société questionne ce choix, comment une jeune femme comme elle peut-elle prendre cette décision alors qu’elle a encore le temps de tomber enceinte normalement (“Et sans doute toute sa vie il faudrait justifier, pourquoi seule, tu n’es même pas lesbienne pourtant, et puis tu es jolie, encore jeune, il doit y avoir quelque part un homme pour toi”) ? C’est aussi une manière de montrer qu’elle n’a plus confiance en autrui, surtout pas en un autre homme.
“Quelque part loin à l’intérieur d’elle-même”
Un matin, l’ex violent revient. Juliette revit exactement les mêmes pensées et émotions qu’à l’époque de son emprise. Elle est déstabilisée, n’arrive pas à résister, se fait violenter, menacer, caresser, toucher, épier, etc. Ces chapitres sont très forts, Louise Mey fait bien ressentir la terreur que ressent Juliette, pour elle comme pour sa fille. On ressent le tout petit espace, la vie rétrécie de Juliette, dont l’oxygène se raréfie encore avec l’arrivée de son ancien bourreau. Ce roman est écrit pour faire ressentir les mécanismes de violences conjugales, l’auto persuasion de l’impossibilité de résister, les mécanismes de défense physique et psychologique qui semblent absurdes à ceux qui ne sont pas placés dans cette situation. Quand la voisine Clare lui demande plusieurs fois si elle a besoin d’aide, Juliette la prie de rentrer chez elle. Quand elle pourrait s’enfuir avec sa fille, Juliette reste avec son ex. Pour le lecteur, il y a la même terreur que dans Jusqu’à la garde de Xavier Legrand. Pendant cette scène, qui ne dure pas plus de dix minutes, Louise Mey crée de la tension en faisant compter Juliette, pour penser à autre chose. On comprend donc que le chapitre introductif était en fait le récit du viol du retour de l’ex.
“Elle mord”
Passive et hébétée pendant la majeure partie de l’interaction avec son bourreau, Juliette finit par reprendre ses esprits et le dessus. Elle profite d’un pleur de sa fille pour mordre son agresseur à la jambe. Elle le mord dans l’artère derrière le genou et espère le faire saigner jusqu’à ce qu’il meure. Elle mord jusqu’à l’arrivée des pompiers, probablement alertés par Clare. Elle mord de toutes ses forces, avale le sang, comme si l’ensemble des femmes violentées mordaient ensemble le patriarcat. Il y a une dimension de conte, une émancipation par la violence. Nous sommes dans l’imagerie bourgeoise des prolétaires, le couteau entre les dents, prêts à en découdre. Et pourquoi pas ? Comme dans Petite sale, Louise Mey fait de son héroine une femme qui retourne la violence des hommes contre eux, quitte à en faire une criminelle. On peut penser au procès de Jacqueline Sauvage condamnée puis graciée par François Hollande suite au meurtre par légitime défense de son mari violent. La question morale est passionnante, mais n’intéresse pas Louise Mey, qui termine son livre de manière plus poétique et violente – à travers une épiphore (répétition des mots « elle mord ») que par des élucubrations moralistes ou politiques. Après s’être faite vampirisée par cet homme manipulateur, Juliette devient vampire à son tour et sa vengeance est un acte de résistance. “C’est leur tueur qu’elle dévore, elle mord.”