L'éditeur David Meulemans a du flair (et de la chance) pour dénicher des premiers romans singuliers, aux personnages féminins puissants et qui savent inviter à une ample réflexion sur l'Humanité et ses innombrables tourments.


Le premier roman d'Alexandra Koszelyk ne déroge pas à la règle : avec pour toile de fond la catastrophe de Tchernobyl de 1986, ce récit est l'occasion de dénoncer l'hybris de l'Homme, cet apprenti-sorcier qui croit pouvoir se rendre maître et possesseur de la nature mais qui se voit inexorablement soufflé par des éléments plus forts que lui.


Qui déclencha l'explosion du réacteur ? La négligence d'un employé ou une volonté supérieure, diabolique ? Quelle est la part de responsabilité des hommes dans leurs malheurs ? Où se situe leur libre-arbitre et en jouissent-ils toujours ?


Mais, comme toujours aux Forges de Vulcain, ce roman ne saurait entrer dans une seule case.


Je retiendrai avant tout la leçon verdoyante de ce roman, délicat manifeste "écologiste" qui convie le lecteur à respecter le vivant, à rendre gloire à la nature, à la contempler, la chérir, la préserver. Sourd une émouvante sagesse proverbiale de ces pages :



Tu vois, c'est ce qu'on appelle "la fente de la timidité". Les arbres ne se touchent pas. Ils se regardent de loin, mais ils gardent leur distance. Ce n'est pas de la méfiance, mais du respect. La nature sait ce qui doit être. Les feuilles ne s'étouffent pas entre elles, tout le monde a sa place, de façon harmonieuse. Ni domination ni soumission. La nature enseigne tout à celui qui la regarde vraiment.



À crier dans les ruines assume également un patronage barjavelien de belle facture, qui ne réside pas simplement dans ce couple Léna/Ivan évoquant Eléa et Païkan de La Nuit des temps. Il est aussi dans ces descriptions (post)apocalyptiques d'une sombre clarté qui le rattachent à Ravage (tout en jetant des ponts en direction du Nouveau Testament), mais aussi dans cet hymne si tendre au conte, à la transmission orale, à cette parole magiquement performative qui n'est pas sans rappeler le Barjavel de L'enchanteur.


Alexandra Koszelyk rend un bien bel hommage à ces voix venues de loin pour raconter une histoire, celles qui tissent depuis toujours et d'âge en âge, le récit ample et épique de l'Humanité. Ainsi de Zenka, la grand-mère tant aimée à la bouche pleine de légendes ukrainiennes, de cette attachante bibliothécaire ou d'Ivan, l'amoureux intarissable.


Barjavel n'est pas le seul auteur que m'a évoqué ce récit, qui rend d'ailleurs grâces aux auteurs qui ont compté. Il y a bien sûr en filigrane le Kundera de L'insoutenable légèreté de l'être, que l'on retrouve dans le roman, via notamment ce vol d'oiseaux de la page 209 et dans la mémoire poétique que garde l'un de l'autre le couple. J'ai également songé à Albert Cohen quand Léna, émue, entend au téléphone la voix de sa mère qui parle en ukrainien ou encore au Laurent Gaudé de La mort du Roi Tsongor dans la belle remontée de contes africains de la page 167.


Professeur de lettres classiques, Alexandra Koszelyk mâtine son aventure slave de tragédie classique (à un moment donné les parents pleurent tels un chœur antique) et de ruines gallo-romaines. Après Pripiat et ses décombres, c'est à Pompéi ou dans la vallée des Temples d'Agrigente en Sicile que l'héroïne promène sa mélancolie une fois adulte. Ce subtil mélange des genres se lit dans ce Yvan français (à l'initiale gréco-romaine) qui renvoie Léna au Ivan (slave) du passé.



La tragédie était le chaudron des slaves.



Ce qui m'a étonnée et immédiatement séduite dans ce texte, c'est la personnalité de son style déjà très affirmé, et dont les tournures évitent toutes les facilités, offrent des images inédites, jamais convenues, souvent très belles.


À crier dans les ruines est un grand chant d'amour, une célébration romantique de l'union de deux êtres qui se sont juré sans se le dire de se retrouver un jour. Il y a de l'absolu, de l'idéal platonicien dans ces deux individus qui, malgré le temps et la distance, se sont promis l'un à l'autre. Léna figure également une sorte d'Antigone moderne (il en est d'ailleurs question) prête à braver l'ordre paternel au nom d'un Amour qui la dépasse et la transcende.


La problématique de l'exil, du déracinement, de la culture d'origine, de la langue nouvelle qu'on s'approprie (grâce à la littérature et à quelques passeurs/conteurs adjuvants comme Melle Petitpas, la bibliothécaire) est également particulièrement bien traitée et l'on sent que l'auteur y met de son âme. Alexandra dont la haute stature, la blondeur de blé et le patronyme slave font comme un écho avec cette histoire.. Toute ressemblance etc.


Ce roman a aussi une vertu supplémentaire : celle de faire remonter à la surface des événements que la folle course du monde tend à ravaler aux oubliettes. Ainsi de l'onde de choc de la catastrophe nucléaire qui a décimé tant de familles, mais aussi de la famine ukrainienne de 1932, génocide fantôme qui répond au macabre nom d'Holodomor. Ou quand la littérature permet de rafraîchir l'oublieuse mémoire des Hommes.


Enfin, j'ai aimé cette fantastique clôture, presque surnaturelle--magique- qui nous rappelle au pouvoir des belles lettres de faire naître un monde meilleur, et à celui, peut-être encore plus grand, de l'Amour.


Superbe.

BrunePlatine
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les livres qui mériteraient une adaptation au cinéma, Présentement sur mes étagères et Éblouissements littéraires [2019]

Créée

le 11 déc. 2019

Critique lue 914 fois

10 j'aime

Critique lue 914 fois

10

D'autres avis sur À crier dans les ruines

À crier dans les ruines
Anaïs_Alexandre
7

Critique de À crier dans les ruines par Anaïs Alexandre

Lena et Ivan sont deux adolescents amoureux. Il vivent à Prypiat, non loin de la centrale de Tchernobyl. En 1986 la centrale explose et ils sont brutalement séparés. Lena, fille d'un ingénieur, fuit...

le 26 août 2019

2 j'aime

À crier dans les ruines
Cannetille
7

Une lecture qui ne peut laisser indifférent

En 1986, Ivan et Lena ont treize ans et sont inséparables depuis l'âge le plus tendre. Ils habitent à Pripiat, à proximité de la centrale nucléaire, dite de Tchernobyl. Lorsque la catastrophe se...

le 8 déc. 2020

1 j'aime

À crier dans les ruines
LouKnox
8

Critique de À crier dans les ruines par Lou Knox

Nique. Tu vois je pensais enfin tenir un bouquin entre les mimines que je pourrai faire mon sale gosse et tout. Et franchement ça démarrait pour. Tu vois les histoires racontées un peu naïvement où...

le 2 juin 2020

1 j'aime

Du même critique

Enter the Void
BrunePlatine
9

Ashes to ashes

Voilà un film qui divise, auquel vous avez mis entre 1 et 10. On ne peut pas faire plus extrême ! Rien de plus normal, il constitue une proposition de cinéma très singulière à laquelle on peut...

le 5 déc. 2015

79 j'aime

11

Mad Max - Fury Road
BrunePlatine
10

Hot wheels

Des mois que j'attends ça, que j'attends cette énorme claque dont j'avais pressenti la force dès début mai, dès que j'avais entraperçu un bout du trailer sur Youtube, j'avais bien vu que ce film...

le 17 déc. 2015

77 j'aime

25

Soumission
BrunePlatine
8

Islamophobe ? Vraiment ? L'avez-vous lu ?

A entendre les différentes critiques - de Manuel Valls à Ali Baddou - concernant le dernier Houellebecq, on s'attend à lire un brûlot fasciste, commis à la solde du Front national. Après avoir...

le 23 janv. 2015

70 j'aime

27