L'art de réhabiliter une vieille barrique pleine de vent.

Pierre Guiral est un historien marseillais qui a écrit sur des personnages comme Clémenceau, Napoléon III, Prévost-Paradol et... Adlophe Thiers. Le choix de Thiers s'explique, puisque ce grand (au sens figuré) homme politique du XIXe siècle était du Midi (Bouc Bel-Air, à l'est de Marseille) et fit ses études à Aix.

Sortant de la lecture de "L'insurgé" de Vallès et du "Cri du peuple" de Tardi, j'avais envie de connaître plus en détail Foutriquet, et j'avoue que j'étais assez mal disposé à son égard. L'ouvrage de P. Guiral était le contrepoint que j'avais envie de trouver sur mon chemin, puisque dès l'introduction il est clair qu'il s'agit d'une réhabilitation de cet homme que l'on assimile à la répression de la Commune et à l'opportunisme le plus vil.

Il s'agit d'une biographie longue (540 pages), qui se lisent bien, assortie de notes de fin de volume qui se résument à des références, d'une chronologie, d'un index des noms propres. Le sommaire est le suivant :

Les débuts d'un jeune homme pauvre
Les premiers pas vers le pouvoir
La Révolution de Juillet
L'épreuve du pouvoir
Décrié mais nécessaire
Premier ministère, premier échec
Second échec
Une opposition croissante (1840-1848)
A la recherche de la plus conservatrice des républiques
Douze ans de pause (1851-1863)
Contre l'Empire et contre la guerre
La défaite et l'avènement de Thiers
Le maintien de la République et l'écrasement de la Commune
Thiers au pouvoir
La chute de Thiers
Gloire et fin

J'ai été surtout déçu par le début : au fond, on ne comprend pas bien comment Thiers, de simple journaleux monté à Paris comme on en trouvait des milliers, arrive à s'imposer comme conseiller de la Restauration. Parfois on regrette que l'analyse cède la place à l'anecdote. Il cite rarement de chiffres, et quand il hésite entre plusieurs, il ne les discute pas assez en détail. De plus, il privilégie les sources proches de Thiers, comme Rémusat, qui est cité ad libitum.

Les tentatives de défense de Thiers ne sont pas toujours convaincantes : tout d'abord Guiral ne semble pas porté à croire que Thiers puisse savonner la planche de ses adversaires, ou de rivaux potentiels, alors que le récit des événements qu'il fait le suggère parfois. Cela n'empêche pas, d'ailleurs, que ses analyses soient souvent profondes, et peu flatteuses pour Thiers.

Concernant la Commune, Guiral évacue la responsabilité sur Mac Mahon, le général en chef, qui aurait trop laissé la bride sur le cou à Galiffey et compagnie. L'auteur décrit pourtant quelques pages plus haut Thiers en train de mettre en musique la logistique qui met en place cette nouvelle armée comme un apprenti général enthousiaste comme un gamin (ce que résume le mot de Galiffey sur Thiers : "Grand maréchal et petit politique"). De même, la description de la Commune, même si elle n'est pas au centre de l'ouvrage, est des plus sommaires, et donne la voix à des exagérations qui, même si elles sont données comme telles, font leur oeuvre.

Concernant les accusations d'affairisme, de corruption qui poursuivirent Thiers, Guiral fait remarquer qu'on n'en a pas le début d'une preuve, même s'il est avéré que le père de Thiers et d'autres membres de sa famille furent des escrocs. Guiral appuie un peu trop là-dessus, peut-être pour rendre le personnage sympathique.

Il faut attendre la fin du livre pour que Guiral concède que Thiers n'avait aucune conscience de la condition ouvrière ou rurale. Pour lui, la République était celle des affaires. Dommage que ce point n'ait pas été développé. Peut-être Guiral le trouvait-il évident.

Pour le reste, si le contexte est parfois donné au lecteur comme quelque chose d'acquis, et peut manquer un peu de clarté, l'ouvrage est écrit de manière fort agréable, et avec art (malgré quelques effets d'annonce du genre "comme nous le verrons"). On regrettera l'absence de toute illustration iconographique, carte ou autre, alors que l'auteur a visiblement consulté des pièces comme l'acte de décès de Thiers, etc...

Je cite quelques lignes de la conclusion, qui résument bien la démarche de Guiral (p. 539) : "Que l'on juge Thiers das une perspective marxiste ou radicale, il est le censeur de la multitude, l'esprit indifférent au progrès social, le massacreur que nous avons dit, l'homme sans générosité qui refuse l'avenir, qui dit non aux lendemains qui chantent. Que l'on adopte une perspective nationale, il est un fondateur, le Washington de la France [...], le patriote incontestable que reconnaissait le légitimiste Chesnelong : "L'une de ses grandes attractions, c'est quand il est patriote. Quand il faisait vibrer la note du patriotisme, son accent était sincère".

On a souvent décrit Thiers comme une anguille, qui change d'avis comme de chemise. Ce livre m'a appris plusieurs particularités que je ne connaissais pas :

- Thiers était opposé au chemin de fer, au départ. Il n'aimait pas le changement quand il accélérait le rythme des choses, en revanche il était sensible aux travaux de Pasteur. Tout aussi étonnant, il était fervent partisan du protectionnisme et de l'armée de métier.

- Moins étonnant, c'était un fervent jacobin, partisan du centralisme et de l'unité nationale autour de Paris. Il n'accorda que du bout des lèvres des pouvoirs aux conseils généraux en 1871.

- Thiers entra jeune à l'académie française, pour son "Histoire de la Révolution", doublée d'une "Histoire du consulat et de l'Empire", deux oeuvres énormes qui furent des best-sellers. Il y retrouva son vieil ennemi, Guizot.

- Le sujet qui lui donnait des coups de sang à l'Assemblée ? La création d'un impôt sur le revenu, qu'il repoussa très farouchement.

- Thiers meublait ses périodes d'inactivité en écrivant son Histoire ou en collectionnant des oeuvres d'art, pour lesquelles il manquait de goût.

- Une certaine naïveté quand il se trouvait au pouvoir. Par deux fois il ne vit pas venir sa chute : en 1851, quand il croyait que L.N. Bonaparte était "un crétin que l'on ménera" ; le 24 mai 1873, quand le duc de Broglie le poussa à démissionner en ayant préparé derrière la candidature de Mac-Mahon.

- Au naturel, Thiers, c'est monsieur Homais, le parfait bourgeois français, mais avec du sublime : cocardier mais généreux, incapable d'entendre ce qu'il n'a pas lui-même conçu, capable d'expliquer à un général une bataille à laquelle celui-ci a participé, et pas arabophile pour un sou (grand partisan de la conquête de l'Algérie, il tenait Abd-el Kader pour rien).

- Parmi les anecdotes : Thiers détruisant devant l'intéressé les pièces accusant un noble complice de la duchesse de Berry (qui voulait refaire une Vendée) ; un scandale impliquant Thiers montrant son cul à la fenêtre d'un château après une soirée arrosée ; Thiers complètement ahuri au début de la Révolution de 1848, et refusant le pouvoir de Louis-Philippe ; en 1870, Thiers confiant dans une calèche : "Je connais l'état des forces françaises et l'état des forces allemandes. Nous sommes perdus" (ça sonne bien apocryphe) ; Thiers pleurant après la Commune car on lui refuse de commuer la peine de Rochefort ("Vous voulez me mettre du sang sur les mains !").

Au final, Thiers a mis sur pied la République en 1870, d'accord. Il est l'homme de la libération de la France par le biais du paiement des 4, 6 milliards à Bismark : si l'emprunt national a marché, c'est parce que sa personne rassurait, d'accord. Qu'il ait été le premier bourgeois à incarner la souveraineté nationale, là en revanche, je le conteste. Guiral est bien obligé de rappeler son terrible "Le sol est couvert de cadavres, j'espère que cela servira de leçon".

Un ouvrage qui fait oeuvre de réhabilitation, et en ce sens ne peut être lu que comme le contrepoint d'autres ouvrages. Bien écrit et bien renseigné, il ne peut cependant prétendre être une somme incontournable.
zardoz6704
7
Écrit par

Créée

le 12 mars 2013

Critique lue 705 fois

2 j'aime

1 commentaire

zardoz6704

Écrit par

Critique lue 705 fois

2
1

Du même critique

Orange mécanique
zardoz6704
5

Tout ou rien...

C'est ce genre de film, comme "La dernière tentation du Christ" de Scorsese", qui vous fait sentir comme un rat de laboratoire. C'est fait pour vous faire réagir, et oui, vous réagissez au quart de...

le 6 sept. 2013

56 j'aime

10

Crossed
zardoz6704
5

Fatigant...

"Crossed" est une chronique péchue, au montage saccadé, dans laquelle Karim Debbache, un vidéaste professionnel et sympa, parle à toute vitesse de films qui ont trait au jeu vidéo. Cette chronique a...

le 4 mai 2014

42 j'aime

60

Black Hole : Intégrale
zardoz6704
5

C'est beau, c'est très pensé, mais...

Milieu des années 1970 dans la banlieue de Seattle. Un mal qui se transmet par les relations sexuelles gagne les jeunes, mais c'est un sujet tabou. Il fait naître des difformités diverses et...

le 24 nov. 2013

40 j'aime

6