Écrit par un autre, le volume figurerait dans la partie « Littérature » de la plupart des bibliothèques. Mais dans la mesure où son auteur a fondé l’Encyclopédie des Nuisances, il faut bien le placer sur le rayonnage « Essais : société », « Critique de la société industrielle » ou « Révolution », selon le le goût et la précision du lecteur.
Andromaque, je pense à vous, c’est une vingtaine de pages de la plume de Jaime Semprun, ainsi qu’un poème de Bertolt Brecht, publiés quelques mois après sa mort par ses amis. En lisant le titre, l’amateur de littérature s’attendra peut-être à une étude sur Baudelaire, référence qui aura peut-être échappé à qui lit exclusivement des ouvrages de sociologie politique. Car le voilà, le lien entre culture classique et critique de la société industrielle, la plus belle preuve qu’on peut pratiquer celle-ci et connaître celle-là, à la fois haïr le mot start-up et comprendre le sens de « chrysobulle » (p. 14)
À quoi sert la littérature classique dans une optique révolutionnaire ? Pourquoi une réflexion sur l’organisation sociale devrait-elle exclure la beauté ? Andromaque, je pense à vous répond à ces deux questions. Et botte le train à tous les petits fantassins de la pensée médiocre, ceux des deux camps : ceux qui évaluent la littérature engagée selon la force et la justesse de son message, et ceux qui voudraient rendre inoffensifs les classiques du seul fait que ce sont des classiques.
Le dernier Jaime Semprun propose d’autres allusions, mais son titre, donc, est une référence au « Cygne » de Baudelaire (1). C’est-à-dire à l’œuvre d’un auteur ni démocrate, ni progressiste, d’une époque où la notion de démocratie était encore toute relative et celle de progrès déjà chargée de menaces. Mais le poète est ici le porte-étendard d’un monde – on va dire celui de la création artistique, en tout cas de ce monde où ce qui n’est pas utile reste indispensable – dont la connaissance reste absolument et éternellement salutaire non seulement pour s’épanouir soi-même, mais aussi pour faire quelque chose de la société. On peut être un vieux schnock révolutionnaire, tant qu’on est intelligent.
Le pseudo-punkette de terminale L pour qui Baudelaire n’était qu’un nom sur une liste de bac n’a pas encore compris ça, pas plus que le petit merdeux qui allait faire « Nuit debout » pour jouer Manu Chao au djembé et serrer une meuf pas trop sobre. Encore moins l’artiste polyvalent qui vit des subventions du FLACC (2) tout en montant des spectacles vivants autour du bonheur, du capitalisme ou de la diversité, selon le thème du moment, mais toujours qualifiés, sur ses flyers, de « remise en cause radicale de la société contemporaine ». Mais pour que personne ne soit en reste – et c’est peut-être rassurant –, il ne comprend rien non plus, celui qui se contente d’avoir dans sa bibliothèque tout Baudelaire en « Pléiade » juste parce que les Fleurs du Mal sont un très beau recueil, indispensable joyau de la littérature et de la culture françaises…
En pensant à ces gens-là, je ne fais peut-être que développer des idées qui figurent dans Andromaque, je pense à vous.


(1) C’est dans les Fleurs du Mal, le poème où on lit que « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) », et qui est finalement dédié « À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve / Jamais, jamais ! […] / Aux captifs, aux vaincus !… À bien d’autres encor ! »


(2) Je pense avoir inventé le FLACC, mais il existe peut-être quelque part. L’acronyme signifie « Fonds Local d’Aide à la Création Culturelle ».

Alcofribas
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le 9 juil. 2018

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