"Cher Pierre Juquin

Permettez qu'en vous faisant ce courrier je vous donne du "cher", bien que nous ne nous soyions jamais rencontrés : c'est que depuis que j’ai achevé à bride abattue, lors des vacances de Noël, la lecture du premier tome de votre "Aragon", l’envie de vous exprimer, en quelque sorte, ma gratitude de lecteur, s’est imposée à moi comme une évidence. Bien des années après m'être confronté moi-même à son infaisable biographie, et ayant entendu dire il y a déjà longtemps, dans le petit monde aragonien, que la vôtre était "en préparation", je mesure sans doute mieux que d'autres le travail colossal qui sous-tend l'ouvrage que j'ai pu lire. Et quelle réussite !

Plusieurs fois j'ai jubilé de vous voir lever le voile sur quelques maquillages de brèmes bien dans la manière d’Aragon, sachant comme il s'est souvent plu, l'air de rien, à dicter à ses futurs biographes une version soi-disant définitive de divers événements — non sans s'accorder en poète une certaine licence envers les faits : averti du nombre de fausses clés, terme aragonien si trompeur, qu’il avait semées dans son œuvre, vous voir énoncer tout bonnement la vérité vraie des faits fut un plaisir constant. C'est pour moi le véritable tour de force de votre ouvrage : d’être venu à bout du défi biographique qu’Aragon lui-même a posé, très sciemment, au coeur de son œuvre, pour qui tenterait comme vous de démêler l’écheveau.

Votre travail sur le roman des origines est merveilleux, il y manque un seul élément me semble-t-il quant à l’origine du choix du nom "Aragon" lui-même : c'est une interrogation que je me suis faite en vous lisant, avez-vous eu connaissance de l'hypothèse formulée par Jean-Yves Mollier à ce sujet ? Je ne sais pas si ça a été publié, il avait évoqué cela en ouverture d'un colloque qui s'était tenu en 2002 si je me souviens bien, pour les vingt ans de la mort d'Aragon.

Il faudrait retrouver sa source, en tout cas : il citait un document inédit de la fin du XIXe siècle, de mémoire il avait retrouvé la trace d’un commissaire de police dénommé Louis Aragon parmi les collègues du préfet Andrieux...

Peu importe la valeur des hypothèses, cependant, il demeurera toujours un certain point, même en multipliant les approches et en sortant quantité d’inédits, où la complexité d'Aragon paraît inentamable. Même si vous avez fait reculer ce point à l’horizon, je doute que deux tomes de 800 pages suffisent à faire le tour du sujet, et c'est tant mieux : il court toujours !

Mais vous avez suivi un fil qui m'est cher : l'histoire familiale, le choc de la guerre, le PCF naissant, et voilà notre transfuge du surréalisme passant avec armes et bagages — c'est-à-dire, avec un projet indissociablement politique et culturel — au communisme. Il ne s'agit plus aujourd'hui de compter les points, de dire qui a gagné ou perdu d'Aragon, de Breton, de Malraux ou de Sartre, dans ces grands moments de notre histoire nationale où leurs voix ont porté — au regard des désillusions ultérieures, cela serait assez vain —, mais de rétablir des faits devenus curieusement difficiles à comprendre, à raison même de la profusion des écrits, des versions, des enjeux qui les entourent.

Sans réduire tout cela à une poussiéreuse affaire patrimoniale, et plutôt que de céder à la statuomanie mémorielle si en vogue aujourd'hui, vous rendez de nouveau sensible la complexité d’un temps où s'écrivait une histoire si incertaine et si violente, et le rôle qu'a pu chercher à y jouer ce diable d'homme.

À cet égard j'aime assurément par dessus tout, dans votre récit, l'Aragon des années trente, qui était à mon sens le plus mal étudié jusqu'ici — j'entends en termes politiques, toujours. Ce qui est curieux d’ailleurs, car dans quelle autre période de sa vie l'idéal encore inquestionnable que représente le communisme, tous les moyens de la littérature mêlée à la puissance des mass media naissants, ont-ils été mieux conciliés : quand intellectuel-de-parti a-t-il été plus "organique" ? Les déchirements (re)viendront après. L’importance fondatrice de cette période a peut-être été un peu engloutie par la suite des événements... Quant à moi, que l'homme surengagé des années trente ait pu écrire trois volumes du "Monde réel" me paraîtra toujours l'invention invraisemblable d'un scénariste peu digne de foi, pas un fait avéré, plus encore après vous avoir lu. Je suis sensible à ce que vous mettez en avant de l'amitié avec Romain Rolland, sans doute plus décisive qu'on ne le savait avant vous. Je suppose que le lien avec Paulhan prendra en quelque sorte le relais dans les années de Résistance. Quoiqu’il en soit, jusqu'à vous, on connaissait mieux le directeur des Lettres françaises que son prédécesseur de L'Humanité et de Ce soir : bravo pour cela, vous ferez date car le type d’intellectuel qu’a alors inventé d’être Aragon, assez unique me semble-t-il, se trouve enfin mis sous nos yeux.

Il est vrai que la biographie de Pierre Daix, qui a longtemps fait autorité, détaillait bien plus les années surréalistes que celles du communisme, contribuant à une présentation déséquilibrée de l’œuvre et de l’homme. C'était sans doute inévitable du reste que Daix, quand il fait le récit de faits auxquels il a été mêlé, devienne plus mémorialiste qu'historien.

J’ai hâte de voir comment vous éviterez cet écueil, je pense que vous y parviendrez au vu des renvois toujours judicieux que vous opérez entre les périodes, entre les tomes.

Je vous imagine en termes distants avec Daix ? Peut-être est-ce une interprétation hasardeuse, du fait que vous le citez peu, mais en tout état de cause élaborer une vision nouvelle, "aplatie" de l'ensemble de la biographie d'Aragon supposait de se déprendre de son récit, sans dialoguer en permanence avec lui. Je me demande ce que vous ferez de sa thèse — très seventies, eurocommunisme etc. — du "communisme national" dans la suite.

D'une façon générale vous citez peu vos sources — même si, pour qui connaît le domaine, on la sent constamment affleurer derrière votre texte : c’est sans doute pour ne pas en être trop tributaire, et affirmer votre vision propre. Je parle là des sources secondaires, des commentateurs qui vous ont précédé, car bien sûr, vous citez constamment et précisément Aragon lui-même. Sans doute est-ce aussi une volonté de contrôler un volume potentiellement proliférant, voire en partie un choix fait avec l'éditeur, mais sans être un adepte à tout crin de la note de bas de page, je me suis parfois étonné voire inquiété de cette absence d'appareil critique dans un ouvrage d’une telle ampleur, car qui d'autre que vous, une fois le livre refermé, pourra se hisser à ce niveau d'élaboration du matériau, sans pouvoir se reporter à vos sources ?

Je le regrette pour aussitôt me flatter d'avoir été cité pour ma part : c'était, il est vrai, une archive en or — dont vous m'apprenez de surcroît qu'elle n'était pas unique, contrairement à mes hypothèses d'alors).

Je gage que vous nous préparez nombre de surprises du même acabit que celles qui peuplent ce tome I pour ce qui concerne la Résistance, le jdanovisme... Vous avez répondu à tant de questions que je m’étais posées, et qui étaient restées sans réponses, que j'ai tout particulièrement hâte bien sûr de lire ce que vous aurez pu découvrir sur "ma" période, celle du poststalinisme — en gros 1956-1968 —, que j'avais tenté de traiter en historien l'année de ma maîtrise et de mon DEA. Vous avez trouvé tant de pépites, dont j'aurais à peine envisagé l'existence, que je mentionne pour mémoire une autre source originale qu'il m'a été donné d'utiliser à l’époque — car vous l'avez sans doute vous-même fréquentée : les enregistrements des séances du comité central de 1956, le "fil", qui donnent à entendre les débats — si l'on ose dire — autour du rapport "attribué au camarade K", c’est un véritable moment d’histoire. J'ignore si vous avez lu mes mémoires — drôle de mot, tiens —, mais j'en avais déposé à toutes fins utiles un exemplaire au centre de la rue de Richelieu, pour témoigner de mon passage en aragonie. Je crois que ce que j'avais fait en DEA sur Argenteuil était relativement inédit, mais vous connaissez sans doute mieux que moi l’épisode et ses coulisses !

Si Aragon a intimement mêlé son chant — ou son absence — aux drames du communisme, se soumettant à ses interdits et ses censures — ou au contraire, feignant parfois s'en abstraire —, le hiérarque blessé de l'après 52-53 navigue au fil des ans dans des secrets-de-parti de plus en plus omniprésents, et il faut quelqu'un qui ait l'expérience de ce qu'a été le PCF d'alors pour dénouer les fils, mieux que je n’ai pu le faire alors.

L'entreprise de réécriture au bien de son idéal, cette période des années trente justement, fondatrice du rôle intellectuel et politique d’Aragon, me paraît en soi fascinante : qu'il la revisite sans cesse après le moment si difficile à qualifier du jdanovisme pur et dur — où il n'a certes pas cherché à éviter les coups, ni ne s'est interrogé sur son côté de la barricade —, donne à penser. C'est Nathalie Limat-Letelleier qui parlait d'"anamnèse du surréalisme", très clairement ébauchée en effet durant la Seconde Guerre, puis totalement interrompue jusqu'au Roman inachevé.

Au-delà de cela, après la Résistance, les strates tendent à se surimposer, ce qui rend difficile le tableau d’ensemble : les Aragon — "Nous deux Elsa" — sont devenus de leur vivant des personnages historiques, les Zouaves du pont de l'Alma d'un communisme plus incertain, et l’espèce de grand jeu aragonien entre histoire littéraire — où il entre de plain-pied, comme un nouvel Hugo, dans les années cinquante — et histoire politique est souvent indéchiffrable.

J'espère que vous tiendrez votre fil politique, car vous montrerez sûrement la suite de l'anamnèse, celle où se pose la question d'une solution de continuité ou non dans les événements postérieurs au surréalisme. Personnellement, j’en suis incertain : Aragon a tellement insisté sur cette continuité, "mais vous êtes partis et moi je suis resté", etc., que je trouve ses motivations profondes bien suspectes. Sans compter cette façon d’abandonner en général, depuis Daix, les années soixante-dix au privé, à l’indicible, comme s’il n’y avait pas matière à s’interroger sur le lien entre le dernier Aragon — titre d'un excellent ouvrage de Lestrohan — et ses précédents avatars. Je suis donc très curieux de lire ce que vous aurez pensé et découvert, pour peu que les bouches se soient ouvertes parmi vos anciens camarades communs...

Une question reste sans réponse pour moi après vous avoir lu, elle vous surprendra peut-être — mais après tout, c'est sans doute par un remaniement postérieur de sa propre histoire qu’Aragon lui-même semble accorder au personnage une sorte d’influence souterraine : pourquoi cette place réduite faite à Drieu La Rochelle ? Entre eux, l’histoire privée est aussi des plus politiques, et je les pense plus siamois que vous ne le dites — l'italien Maurizio Serra l’a montré de façon assez éloquente. Pour montrer qu’il prisait toujours l'écrivain Drieu, quand la droite l’a tiré du purgatoire dans les années cinquante-soixante, il citait Mesure de la France. C’est-à-dire qu’il l’a lu assez attentivement à l’époque même où il aurait dû en être l'ennemi idéologique féroce, comme vous le relevez justement, sans en tirer pourtant la conséquence qui me semble s’imposer : quel rôle a leur rupture de 1925 dans la radicalisation politique d'Aragon, resté très ancien combattant "sans idéologie cohérente" — comme il le dit en 1943 — dans son époque Drieu ? Comme son propre père, n'est-ce pas, très à gauche puis boulangiste par opportunisme, Aragon n'avait pas forcément que réticence envers le discours qu'a fini par incarner Drieu jusqu'à la caricature : il passe de l’anarchie au marxisme par le "prolétariat de l’esprit", il trouve sa voie marxiste en rompant avec Drieu. Bien sûr, il y aura ensuite cet antisémitisme paranoïaque, qui en fait le nazillon de foire insupportable que l'on connaît, mais à l’époque de leur amitié ce n’est pas franchement déclaré. La montée aux extrêmes politiques — opposés certes — de Drieu et Aragon, sur la base de quel type de foyer commun s’opère-t-elle ?

On retrouve cette influence mutuelle durable dans l’affrontement de la Résistance, dans le portrait-charge étrange fait d’Aragon dans Gilles, qui n’a pas livré ses secrets... et je reste sur ma faim d’explications.

Voilà que je vous fais un roman, je vais prendre le temps de me relire pour ne pas vous accabler d'un brouet indigeste. J'espérais vous dire ma gratitude et mon bonheur de lecture, j'espère qu'il en passe quelque chose dans ce que j'écris ici vingt ans après, titre ironique, avoir moi-même découvert Aragon. Quoi qu’il en soit, je suis certain que vous lui avez rendu un service estimé, et s’il semble qu’il ait jugé sévèrement son biographe prae mortem Pierre Daix, qu’il vous aurait sans doute su gré de la sensibilité avec laquelle vous l’évoquez."

Mathieu-Erre
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le 16 sept. 2023

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