Tout le monde, à part peut-être les ermites ou les habitants du Tadjikistan, connait le chef d’œuvre de Francis Ford Coppola, le fabuleux, l’incontournable, le majestueux, Apocalypse Now. Mais peu, ou en tout cas beaucoup moins, ont lu l’ouvrage dont s’est inspiré le réalisateur américain pour faire son film. Etant un des groupies de ce film, il fallait que je m’attaque tôt ou tard au livre de Joseph Conrad. C’est chose faite.

Dans Au Cœur des Ténèbres, point de guerre du Vietnam, logique, étant donné que le live a été écrit au tournant du XXe siècle, place ici à l’univers colonial africain.
L’histoire débute à Londres où Marlow, un marin britannique raconte son expérience coloniale, de découverte de l’Afrique à ses camarades. Tout jeune, alors Officier de la marine marchande, désireux de vivre l’aventure, il est recruté par une compagnie belge pour retrouver un dénommé Kurtz, receleur d’ivoire perdu au fin fond de l’Afrique, décrit comme un génie par ses semblables, mais qui se révèlera plutôt instable. Pour cela il devra remonter Le fleuve, et s’avancer dans l’inconnu, Le fleuve d’ailleurs, un personnage à part entière dans le roman, représente parfaitement cette route vers la folie que prend Marlow. Plus il avance, plus il se rapproche de sa destination, plus ce qu’il vit devient mystérieux.


Pour moi, Joseph Conrad développe principalement deux points dans son récit. Une description (plutôt classique assez très bien faite) de l’enfer colonial et une description de la nature humaine, ainsi que la folie qui lui est liée.

L’enfer colonial tout d’abord, que découvre très rapidement Marlow dans une station coloniale et au fil de son parcours qui le mènera jusqu’à Kurtz. Il constate la violence, la dureté, l’âpreté de la vie dans ces colonies africaines, notamment de par la farouche nature qui ne compte pas se laisser dompter par l’homme.
Mais c’est aussi un lieu où tout le monde semble perdu et déambule sans but tel des morts vivants, et où les agissements échappent à la règle de la logique (Mention spéciale aux emplois fictifs de surveillants de route imaginaire). La colonie, c’est aussi un lieu de perdition.
L’univers colonial, c’est également un endroit d’incompréhension entre le colon et le colonisé, comme si chacun était une anomalie pour l’autre. L’incompréhension de deux mondes différents. Conrad qui d’ailleurs n’évite pas de taper comme il faut sur les colonisateurs, et cet esclavagisme, qui sous couvert d’une mission civilisatrice, permet aux colons de légitimer toutes les ignominies sur des peuples jugés inférieurs. J’ai d’ailleurs noté une version un peu caricaturale des autochtones, volontaire sans doute…


Mais c’est bien la nature et la folie humaine qui restent pour moi au cœur du roman de Joseph Conrad. Folie qui s’incarne d’ailleurs parfaitement dans le personnage de Kurtz, ce brillant individu qui a sombré dans la démence de l’hybris, cette folie de se croire tel un dieu. Grande déconvenue d’ailleurs que sera cette rencontre entre les deux hommes, Marlow attendant beaucoup de celle-ci, ayant entouré de mysticisme la personne de Kurtz, constatant dans quelle déchéance celui-ci est tombé, dans les plus bas instincts de l’humanité, où la violence est reine, et les instincts animaux prédominants.
Serait-il aussi pour Conrad une parfaite métaphore de la folie qui assaille chaque individu, comme si cette dernière était présente en chacun de nous, faisait partie de nous et ne cherchait qu’une occasion pour prendre le dessus ? Après tout, Kurtz n’était-il pas un homme comme les autres ?
Ici, la nature sauvage, le milieu hostile dans lequel vivait Kurtz a peut-être contribué à son changement de mentalité, l’homme serait-il affaibli dans un environnement qu’il ne connait pas ? On pourrait même avancer le fait qu’un individu plus « compétent », plus « intelligent » que le commun des mortels, serait aussi plus susceptible de sombrer dans la démence qu’un individu lambda ? Peut-être que le sentiment de se croire supérieur n’en serait alors que plus fort et la marche vers la folie plus simple à atteindre ? Etant moi-même médiocrement doté, je ne peux pas répondre à cette interrogation.
Ce qui est "sûr", c’est que pour Conrad, l’homme pur n’existe pas. L’âme humaine est définitivement sombre.


Pour autant, ce livre, c’est aussi un écrivain, et un style à part entière.
Au Cœur des Ténèbres est un livre étrange, complexe, d’abord rebutant, en découvrant le style assez atypique de Joseph Conrad. Ainsi, comme pendant ma lecture de La Route de McCarthy dans un genre très différent, je me sentais au départ quelque peu extérieur au récit, voire perdu, mais après un effort d’adaptation, le style de Joseph Conrad, doté d’un certain lyrisme, d’une plume sublime, devient rapidement accrocheur, saisissant, et finit par te prendre aux tripes et ne plus te lâche plus jusqu’à la fin. En somme, un style qui te ronge.
De plus, cette écriture singulière permet de développer une ambiance magistrale, tantôt oppressante, tantôt mystérieuse, mystique, laissant travailler l’imagination du lecteur. Une atmosphère, une immersion rarement atteinte dans un bouquin (enfin, je parle de mon expérience).
C’est peut-être la marque d’un grand roman écrit par un non moins grand écrivain ?

Une claque.

PS : Hop ! Encore une petite pub pour notre camarade SanFelice http://www.senscritique.com/livre/Au_coeur_des_tenebres/critique/7837846

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le 24 avr. 2014

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