"It is a tale told by an idiot, full of sound and fury signifying nothing" (Shakespeare,Macbeth,V,5)

"It is a tale told by an idiot, full of sound and fury signifying nothing" dit Shakespeare dans Macbeth. A croire que ce bon vieux Willy a su lui-même percer les voile des ténèbres, voir tous les temps réunis et, au beau milieu de tout, ce livre, cette révélation obscure et sinistre.


Car il s'agit bien ici d'un récit de vieux marin comme condamné à répéter une apocalypse qu'il n'a su révéler au bon moment, "pour n'avoir pas chanter la région où vivre quand du stérile hiver a resplendi l'ennui", dirait Mallarmé. Un marin qui reprend le flambeau d'un aventurier russe, aussi idiot que lui, ayant perçu une vérité qu'il ne saurait transmettre. Un marin contant les bruits étranges - des cris semblant des lamentations - et la fureur - l'horreur et la sauvagerie des Blancs comme des Noirs - d'un voyage au Congo, prétexte géographique pour un voyage aux tréfonds de l'âme humaine, bien en deçà du ça.
Ce marin porte un nom qui nous fait comprendre très vite qu'il s'expose à un pacte diabolique: il se nomme Marlow. Ce marin est à la fois Faust et le précurseur de Paul Edgecombe: il est l'apôtre d'un Dieu ou d'un démon, Kurtz, qui va lui donner sa parole à transmettre aux hommes de la terre, sa vision d'une sauvagerie éternelle franche ou cachée derrière les costumes d'Arlequin, les mascarades, les oripeaux de la civilisation. Jusqu'à ce que, incapable de redire ce message clairement, perdu dans une totale inversion des valeurs, Marlow ne devienne Kurtz à son tour à bord du Nellie mouillant à Londres.


Le Coeur des ténèbres, c'est un tissage habile de références allant de la Bible à Dickens, passant par Shakespaere, Colleridge et Keats. Du sépulcre blanchi de Mathieu aux tricoteuses du Conte des deux cités, passant par Macbeth, Faust, Le Livre de la jungle, La Vie est un songe, La Belle Dame Sans Merci, jusqu'à Conrad lui-même, qui s'auto-cite.
C'est accessoirement aussi le Poeta fit non nascitur de Lewis Carroll: "Then (...), there are epithets /That suit with any word - /As well as Harvey's Reading Sauce/ With fish, or flesh, or bird - /Of these, 'wild,' 'lonely,' 'weary,' 'strange,' /Are much to be preferred." Car on on ne saurait compter les irruptions répétées, réitérées comme autant d'incantations des mots "ténébreux", "sauvage", cousins de "wild", "lonely" et "strange".


Le Coeur des ténèbres, c'est aussi la source congolaise en début de siècle du sanglant et dantesque Apocalypse now vietnamien de Coppola. Coppola qui a su s'emparer de l'ultima verba sans appel de Kurtz:


Que d'hoRReuR! Que d'hoRReuR!


pour condamner l'actualité d'une guerre dont nul n'a voulu parler.
Un dernier chuchotement qui murmure,accusateur, jusque dans le monde quiet civilisé.


Le Coeur des ténèbres, c'est enfin une lutte vaine pour la Vérité, la traque du mensonge par un homme qui le hait mais s'y soumet lui-même pour permettre aux autres de continuer à vivre avec leur bonne conscience. Un récit anti-colonial paru dans le Blackwood des colons. Un recul sur le langage et la façon dont les mots bâtissent des vérités pour trahir la Vérité. Ce voile que Stevenson entendait percer dans Le Creux de la vague. Ces vérités qui s'entrechoquent dans le commun rêve du vivant qui ne sait qui de lui ou des autres rêve et qui semble psalmodier avec Yeats: "Marche doucement parce que tu marches sur mes rêves."

Frenhofer
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Ces livres qui réécrivent ou s'inspirent de L'Enfer de Dante, Carnet de lecture 2016 et ça a débuté comme ça (version livres)

Créée

le 24 juin 2016

Critique lue 528 fois

7 j'aime

25 commentaires

Frenhofer

Écrit par

Critique lue 528 fois

7
25

D'autres avis sur Au cœur des ténèbres

Au cœur des ténèbres
Alexis_Bourdesien
9

Vous n'en sortirez pas indemne

Tout le monde, à part peut-être les ermites ou les habitants du Tadjikistan, connait le chef d’œuvre de Francis Ford Coppola, le fabuleux, l’incontournable, le majestueux, Apocalypse Now. Mais peu,...

le 24 avr. 2014

49 j'aime

9

Au cœur des ténèbres
The_Dude
10

Critique de Au cœur des ténèbres par The_Dude

Un jeune officier de la marine marine marchande britannique est engagé par une compagnie belge afin de renouer le contacte avec, Kurtz, le directeur d'un comptoir colonial faisant commerce d'ivoire...

le 5 nov. 2010

39 j'aime

1

Au cœur des ténèbres
VGM
9

Hurt of Darkness

Se lancer dans Au Cœur des Ténèbres, c'est accepter d'embarquer pour un voyage dont on ressortira forcément changé, que cela soit à un degré violent ou imperceptible, de l'exacte même manière que...

Par

le 2 avr. 2014

20 j'aime

16

Du même critique

Les Tontons flingueurs
Frenhofer
10

Un sacré bourre-pif!

Nous connaissons tous, même de loin, les Lautner, Audiard et leur valse de vedettes habituelles. Tout univers a sa bible, son opus ultime, inégalable. On a longtemps retenu le film fou furieux qui...

le 22 août 2014

43 j'aime

16

Full Metal Jacket
Frenhofer
5

Un excellent court-métrage noyé dans un long-métrage inutile.

Full Metal Jacket est le fils raté, à mon sens, du Dr Folamour. Si je reste très mitigé quant à ce film, c'est surtout parce qu'il est indéniablement trop long. Trop long car son début est excellent;...

le 5 déc. 2015

33 j'aime

2

Le Misanthrope
Frenhofer
10

"J'accuse les Hommes d'être bêtes et méchants, de ne pas être des Hommes tout simplement" M. Sardou

On rit avec Molière des radins, des curés, des cocus, des hypocondriaques, des pédants et l'on rit car le grand Jean-Baptiste Poquelin raille des caractères, des personnes en particulier dont on ne...

le 30 juin 2015

29 j'aime

10